Donc, l’écriture va avec la mort. Ne pas arriver à écrire, c’est préférer mourir. Ne pas pouvoir écrire pour quelque raison que ce soit empiète sur le droit qu’on s’accorde à vivre. Il faut, et je dis bien « il faut », souvent les gens ne comprennent pas ce « il faut », il faut trouver, et montrer, une forme de la vie qui s’oppose à une vie de forme. Voilà pourquoi c’est subversif la littérature, ça casse le moule. Ça montre qu’il était vide. Donc il faut déjà bien connaître le moule. Et ensuite, ensuite il y a toute une préparation, comme pour un hold-up. Oui il y a une forme de délinquance. Toute une préparation mentale surtout, ce n’est pas une délinquance juvénile. C’est un combat à deux, un combat par contraste, mais l’adversaire ne s’exprime pas. Il s’est déjà exprimé, il a déjà nui, et il reprendra après. » [1]
« On n’en finirait pas de repérer aujourd’hui le jeu des deux pulsions [la pulsion de mort et de la pulsion de vie], ou du moins de leurs représentants, qui rend notre cheminement si peu assuré, si marqué de quelque boiterie inguérissable. Aussi n’est-ce ni chez les puissants, ni même chez les chantres de l’amour que nous chercherons quelque espoir, car les puissants agressent et les chantres de l’amour sont inefficaces. S’il faut renoncer à toute consolation, du moins pouvons-nous trouver quelque appui du côté des victimes de la violence et du destin. Il n’y a peut-être d’innocent et de sacré que les morts. Leur silence nous ramène à ce silence sans lequel il n’est ni parole qui vaille, ni vie. » [2]
Christine Angot, Une semaine de vacances
J’ai découvert l’auteur en 1997, avec beaucoup d’intérêt, le dossier titrait : « En littérature, la morale n’existe pas » — hormis celle de la forme, avais-je (bien ?) compris. Il s’agissait alors du Matricule des anges (n° 21) qui donnait la parole à celle qui venait de publier Les Autres, et le chapeau de l’entretien proclamait : « Funambule de l’écriture, Christine Angot, construit une œuvre à la limite de la fiction et de la réalité. À cette frontière, le lecteur doit se débarrasser de ses certitudes. le voyage qu’on lui propose peut mettre ses nerfs à mal ou, au contraire, lui insuffler l’enthousiasme d’être vivant. Comme chez Les Autres. »
Puis lassé par le traitement médiatique (décidément la littérature, ce n’est pas La Marina des Falaises de marbre !), je ne m’étais plus intéressé que de loin en loin (presse littéraire) aux livres parus depuis, pour y revenir avec Les Petits (Philippe Forest une fois de plus passeur, avec "Le principe de délicatesse" dans Art Press) [6].
Ces préalables indiquent la mesure d’un temps, celui d’un mouvement de la littérature de ces vingt dernières années, la place (la reconnaissance ?) de ce qu’abrite le terme générique d’autofiction [7], peut-être bien davantage ce que le réel du roman fait à la réalité du moment par le biais du biographique (voir Philippe Forest, Camille Laurens, Chloé Delaume et beaucoup d’autres et bien sûr Christine Angot). Et celui d’un apprentissage :
« La vie est soluble dans la littérature. La littérature n’est pas soluble dans la vie. Ceci dit, les livres, eux, ils font partie de la vie. Et les gens les lisent. Après, s’ils ne font pas cet effort de mesurer la solidité du mur, ils peuvent mal prendre les choses. Mais bon, à eux de faire leur travail de lecteurs. » [8]
Nous y sommes.
Je ne raconterai pas le livre. Il faut en faire l’épreuve. Les « faits » en sont connus : la troisième partie de L’Inceste (1999 [9]) les évoque, en première personne ; leur relation, aujourd’hui, crue, clinique d’autant que cette fois un narrateur [10] prend en charge le récit, en dit plus encore la sidérante violence, celle de la domination, indissociablement sexuelle, familiale, sociale. Mais rien sans la force de l’écriture - c’est écrit au millimètre - les mots, l’enchaînement des phrases, la grammaire du texte qui donne rarement à respirer : quand elle le fait, par exemple, page 82, ces quelques lignes où dans un restaurant un serveur offre de « choisir dans la corbeille qu’il présente, parmi différentes variétés, un pain individuel », n’est peut-être contrastivement pas moins violent que ce tout que l’on vient de lire et qui est l’absolue négation de ce geste, ou encore quelques traits qui dans un autre contexte auraient pu être d’humour, ainsi la mention de La Vie devant soi (dans le journal), page suivante, et qui s’avèrent ici torturants.
Pour autant, le lecteur est, je le crois fortement, réellement considéré : c’est le temps d’un livre qu’il lui est donné (pain individuel) de ressentir ce que domination veut dire, de ce qu’un peut parfois infliger à l’autre, au moment où celui-ci n’est pas en mesure de « réaliser » ce qu’il en est [11]. À lui ensuite de « faire son travail de lecteur » (cf. supra), sur lequel compte l’auteur : « Ce que j’appréhende, c’est que là encore certains réussissent à masquer, à détourner le regard, à balayer d’un revers de main, à disqualifier. Mais je pense qu’il y en aura d’autres pour ne pas les laisser faire, je compte beaucoup là-dessus. » (entretien avec Sylvain Bourmeau).
Claude Rabant, La frénésie des pères
Le nouveau livre de Claude Rabant aux éditions Hermann [12], tandis qu’y est réédité Délire et théorie [13], qui n’a en effet pas une ride (première parution 1978), s’annonce ainsi :
« Ce livre nous ramène au « tranchant » de la découverte freudienne.
En interrogeant d’emblée l’Œdipe et la question du père, non pas comme des idéologies prêt-à-penser, mais dans leurs soubassements tels qu’ils se sont constitués dans l’écriture et la pensée même de Freud, Claude Rabant accomplit une ouverture radicale sur ce qu’il y a de plus vivant dans la psychanalyse aujourd’hui. « Entre certitude et servitude, comment tracer le chemin d’une liberté qui soit celle du sujet ? ».
Pour l’auteur, et contrairement à ce que soutiennent nombre de psychanalystes, la question n’est pas tant l’affaiblissement de l’autorité paternelle qu’il faudrait rétablir, mais plutôt, comme l’affirmait Freud dès les premiers temps de son œuvre, la frénésie avec laquelle les pères « s’accrochent désespérément » aux restes de cette puissance déchue. Partant de là, se révèle la face cachée de la mère archaïque perdue. Se dégagent également de nouvelles perspectives pour, entre autres, des questions aussi fondamentales que le déni et la pulsion de mort, la différence des sexes et la castration qu’il s’agit ici de sortir des impasses anatomo-biologiques, du rapport entre angoisse et jouissance, ou encore ... de ce « dark continent » que constitue le féminin.
Tels sont les enjeux de cet ouvrage qui sonne comme un réveil pour les psychanalystes : « Psychanalystes encore un effort si vous voulez être lacaniens [14] ». »
Cette présentation a de quoi impressionner, pour ce qu’elle met très clairement en valeur l’essentiel du propos et c’est pourquoi je la recopie, soulignant l’humour de la formulation finale, démarquée de La philosophie dans le boudoir, ce qui après tout demeure l’enjeu républicain de l’analyse : qui cèdera sur son désir ? On n’en ira pas moins voir ce qu’il en est de plus près, confiant qu’on est dans ce que les précédents ouvrages de Claude Rabant auront en effet donné comme ouvertures à penser : ainsi Métamorphoses de la mélancolie, avait suscité lecture attentive et recension [15], il y avait eu lieu de saluer la réédition d’Inventer le réel [16], et de mentionner incidemment Clins [17].
Tout d’abord, d’où vient la « frénésie », le mot, en question ? d’une note technique (pp. 46-48) sur le texte de la Traumdeutung et ses traductions, concernant ce passage :
« Den Rest der in unserer heutigen Gesellschaft arg antiquierten potestas patris familias pflegt jeder Vater krampfhaft festzuhalten, und jeder Dichter ist der Wirkung sicher, der wie Ibsen den uralten Kampf zwischen Vater und Sohn in den Vordergrund seiner Fabeln rückt » [18]. À la vérité on s’apercevra que c’est la traduction anglaise de A. A. Brill (1913) qui donnera le mot :
« Every father frantically holds on to whatever of the sadly antiquated potestas patris still remains in the society of to-day, and every poet who, like Ibsen, puts the ancient strife between father and son in the foreground of his fiction is sure of his effect ».
Je souligne frantically, franticness pouvant en effet être rendu par frénésie.
Claude Rabant indique en effet que l’adverbe « krampfhaft » a donné du fil à retordre aux traducteurs, et que vigueur lui a été rendue en s’inspirant des traductions anglaises. Il ira jusqu’à dire : « frénétiquement se cramponnent et persévèrent » serait plus exact pour souligner la pathologie que Freud met en avant, la frénésie avec laquelle les pères bourgeois de son temps se cramponnent à l’antique patria potestas. Précisions philologiques, qui ne sont pas anodines, pour camper le vigoureux premier chapitre dans lequel le psychanalyste nous installe au coeur de la scène. Le mot frénésie n’aura d’ailleurs pas manqué d’inspirer la trouvaille de deux belles épigraphes à des chapitres ultérieurs, très significatives. On laisse au lecteur le plaisir de leur découverte. Saisissons en revanche le terme chapitres pour indiquer qu’ils sont six :
I. La frénésie des pères, II. La mère perdue, III. L’éveil de la pensée, IV. Un point dans le chaos, V. L’inguérissable. Angoisse=orgasme. VI. The dark continent.
C’est signaler un ouvrage dense et resserré dans lequel les différentes parties si elles déplient le thème initial et se répondent, constituent une sorte de boîte à outils conceptuels [19], et les chapitres peuvent être relus isolément, chacun éclairant les autres. Une grande caractéristique, l’attention aux mots, aux contextes de leur emploi (cf. les deux préfaces à la science des rêves), à leur précision, qu’il s’agisse du « roc de la castration » ou du « dark continent » ; la référence littéraire n’est pas illustrative : l’Œdipe-Roi de Sophocle n’est pas opposé gratuitement à l’Hamlet de Shakespeare. Le dernier chapitre, tout à fait remarquable appelle à une relecture de Conrad : The Heart of darkness (le lecteur complètera, avec bonheur, par une (re)lecture récente de Richard Pedot, depuis Le Malaise dans la culture [20]). On en recopierait volontiers les trois pages introductives, on se contentera, des deux premiers paragraphes, qui disent à la fois un contenu, et une manière :
Fascination forclose, récusée par la civilisation, abandonnée au cœur noir et violent de la colonisation en marche - Heart of darkness, de la même manière que, tout à la fin, Freud affirme, comme le dernier mot de son expérience, que la féminité se trouve récusée par les deux sexes, et que là se trouve le roc, le fragment infrangible [21] de nuit — la « nuit sexuelle. »
(En n’omettant pas cette précision donnée par l’auteur : L’expression dark continent vient en effet de Henry Morton Stanley (né John Rowlands), parti à la recherche de David Livingstone, dans le récit qu’il fit de son expédition en 1878 : Through the dark continent - « à travers le continent noir ».)<bR
La nuit obscure, entendra-t-on peut-être aussi (l’identité obscure dira Jacques Ancet plus loin), et peut-être une analogie dans la démarche exploratrice. Celle-ci se fait méthodique : Freud (La question de l’analyse profane, et surtout Névrose, psychose et perversion), Kierkegaard, Lacan (Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le séminaire Les Noms du Père (version Seuil vs version ALI)), Bataille (L’érotisme, Les larmes d’Éros - la fascination pour les "cent morceaux" expliquée)). Dira-ton que certaines pages sont éblouissantes ? La référence à Conrad y est en effet très éclairante : pp. 190-191 (l’ardeur « mystique » de la découverte), 193 tout particulièrement, avec au coeur des ténébres (psychiques cette fois) la rencontre de deux enough, telle qu’il vaut de citer ce passage (c’est le mot) en entier :
« On pourrait dire que, à tous égards, le « continent noir » est le lieu, si l’on veut mythique et réel à la fois, où la virilité rencontre son Autre. Un lieu historique et imaginaire à la fois. Un lieu où l’historique s’empare de l’imaginaire, et réciproquement. Un lieu où s’avère, dramatiquement, l’identité de l’angoisse et de l’orgasme, comme identité du sauvage et du civilisé, dans le chiasme même de leur affrontement, de leur déchirement. Il faut relire ici toute la description par Conrad de la remontée du fleuve jusqu’au « cœur des ténèbres », la rencontre d’un autre monde, d’une altérité terrible, qui met à l’épreuve la virilité :
Deux enough se font face, et se répondent (ou se repoussent) secrètement, sourdement - pour produire une signification, telle la « signification d’un amour sans limites, parce que hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre » ... Ce qui pose en effet la question de la transgression, et celle de l’invivable ... »
L’on pourra ici, raisonnablement, planter là le lecteur, pour qu’il fasse le travail qui est le sien (cf. les propos de Christine Angot supra), mais non sans avoir attiré l’attention sur les ultimes pages, la voie des petites équations, des « petites lettres » aboutissant aux impasses qu’avait pu répérer un Jarry (Le Surmâle - à cet égard Claude Rabant, relisant en même temps l’essai de Paul Audi (chapitre V [22]) en met en évidence l’effet-boomerang : l’élastique trop violemment distendu qui revient sur soi, conséquence de la réciproque de la célèbre formule initiale, ainsi retournée : « On peut faire l’amour indéfiniment puisqu’il n’a pas d’importance »). Et de préférer cette conclusion qui est aussi un envoi :
[L]e renversement du continent noir, qui nous attire au-delà du Verbe, dans ce que Lacan appelle « avant le commencement », cet au-delà des limites de la loi, où l’amour seulement peut vivre, n’a pas la consistance d’une foi, il est, si l’on en croit Bataille, le mouvement d’une dépense, un principe de perte, à rebours de l’économie des choses. Il est peut-être, au-delà des pertes qu’il suscite ou qu’il exige, le lieu des inventions imprévues, le lieu du nouveau que nos modestes écritures cherchent à capter, découvrant « des lieux de passage absolument insensés, que l’on ne pouvait sûrement pas imaginer, et d’aucune façon prévoir. Cela fera peut-être que nous aurons un jour une notion de l’évolution des lois » (236-7).
Ouvrage prenant, ardu parfois, que celui de Claude Rabant, celui d’une exploration rigoureuse, d’une remontée aux sources de nos Nils intérieurs. On regrettera peut-être pour cet essai de plein exercice, et pour y revenir, parce que c’est, répétons-le, un ouvrage pour travailler-avec, l’absence d’index en fin de livre, des noms, des notions, de liste des ouvrages et lieux des pages cités, car il faut assurément poursuivre avec lui le travail de « réinvention du réel », qu’appelle ce livre de très haute tenue.
Jacques Ancet, Les travaux de l’infime ; Comme si de rien
In extenso, étend la collection Po&Psy dirigée aux éditions Érés par Danièle Faugeras et Pascale Janot [23], et le fait pour son premier volume en réunissant plusieurs recueils de Jacques Ancet, resituant Portrait d’une ombre (déjà paru dans cette collection en 2011) dans un ensemble thématique plus vaste, ce qui donne un très beau volume de plus de 300 pages, dans un format très agréable, pleinement adapté à des textes qui appellent la respiration (dont celle de la pensée), tandis que des dessins d’Alexandre Hollan assurent élégamment la dé-coupe de l’ouvrage en ses différents sous-ensembles : Les travaux de l’infime, Portraits sans visages (Portraits du jour, Portraits sans noms, Portrait pour un silence, Petits portraits, Portrait d’une ombre, Portrait de de quoi ?, Portrait de rien), Pour ne pas finir.
À lire la liste des portraits, on se dit, que décidément qui n’a pas lu Puisqu’il est ce silence [24], cet hommage « à vif », de Jacques Ancet à Henri Meschonnic, lira peut-être, ici, Portrait pour un silence, devinant une élégie, mais sans nécessairement savoir de qui il est question, le passage du témoin :
« On est dans la même chambre. On a pris l’escalier et on est monté, comme la première fois. On regarde sur la vitre. Le même théâtre de nuages, la même file de peupliers, peut-être, le même écoulement gris. On entend (mais sans l’entendre) la voix qui dit : je viens là chaque matin. Et chaque matin, c’est un émerveillement. Pour lui, maintenant, on s’émerveille. On voit les quais de pierre blanche, une péniche, les images qui tremblent. On voit ce qu’on ne peut pas voir : l’immobile emportement, le sur-place irréversible. On a son amour dans les yeux. On voit le jamais plus.
[...] On se dit qu’alors on pourrait peut-être le rejoindre, avoir ses paroles dans la bouche et passer avec lui de vie en vie, de monde en monde. » (168-9)
Cette tonalité, celle de l’ensemble, dans ses variations, et partout s’y dit « l’amitié-Ancet ». Poésie de « l’entre » (cf. exergue), elle n’est pas pour autant celle de la confusion ou du trouble, ce n’est pas parce qu’« on ne sait pas » (un leitmotiv des poèmes) qu’on ne cherche pas à voir, à discerner, et le regard y est constamment interrogatif, émerveillé, parfois, quand bien même la beauté y est inatteignable :
« La beauté, disait-il, te tombe des yeux. Elle ouvre sa lueur dans l’échancrure de la pierre, répand son bleu dans les rafales des feuilles, trace ses chemins dans le désordre du jour. La beauté est le contour de feu qui cerne chaque chose, la consume et la transfigure. Il se taisait un instant et reprenait. Seulement voilà, la beauté, bien sûr, n’existe pas. Elle n’est que le suspens qui te tient entre ici et là-bas, entre autrefois et aujourd’hui. Elle est la blessure qui te traverse et te laisse plus seul. Sa main montrait le front têtu de la montagne, le poudroiement de lumière des champs. Elle n’est, éblouissante, que l’ombre portée de ton désir. Elle est ton désespoir. » (84)
Et comme une marche reprend, un rythme est pris, le texte vit, saisi dans l’instant du vivre : « L’instant est une danse d’ombre, un étincellement immobile. On voit sur la bleu profond et lumineux bouger les branches — trembler le désir ».
D’apparence économe, quasi impersonnelle, le on est omniprésent, en quête de ce qui est, sans doute de ce qui vaut vraiment, comme l’évoquent ces lignes :
« L’argent, dit la voix. L’ombre bouge. Très loin une vapeur de montagne, les navettes des oiseaux dans la lumière. Le temps compté, le sang dans l’oreille qui bat. L’argent roi, répète la voix. L’instant est un fil qui casse. »
Avec les mots les plus simples, ceux des éléments, des objets familiers, une syntaxe claire, Jacques Ancet mène son lecteur en « état de poésie », dans une forme d’attention à l’être, à l’autre, au proche, inscrits dans la forme même de son écriture, qui d’un recueil à l’autre, se modifie, au plus proche de ce qu’elle cherche à exprimer, tantôt coulée narrative (Portraits sans noms), ou dialogue « sec » revenant dans Portrait d’une ombre, l’expression ne se prenant jamais la tête, consciente qu’elle est du « rien » (284), du toujours « trop tard » : la suite Pour ne pas finir (287-302).
Comme si de rien — c’est le titre d’un recueil paru lui à l’Amourier [25] — nous entraîne au fil d’un journal, dont l’auteur a pris soin de préciser ce qu’il était, quelle intention il poursuivait :
« Journal, dit-on. Oui, si dans "journal", c’est "jour" qu’on veut entendre. Écrire le jour, ses odeurs, ses lueurs, ses rumeurs. Ce qui s’approche, s’éloigne. Comment parler ce pli, cet instant où tout bascule ? Ce fil où l’on attend, en équilibre ? Avec le corps devenu écoute, regard. Chaque poème est comme une fenêtre. Un petit rectangle de mots qui donne sur ce qu’on ne sait pas. »
Une suite de sizains, avec pour repères une date, parfois un nom, ou une mention (Autoportrait) disent la saisie de moments (2006-2007), autant de réflexion sur l’être que souvent sur l’écriture, par exemple :
casse en deux le visible. De part
et d’autre un vert soudain lumineux
et à droite, dans les feuilles, quelque chose :
remuement ? signe ? appel ? Moins, peut-être.
Comment dire ? - Et comment ne pas dire ? » (51)
5 octobre
« Il continue. Il voudrait comprendre. » (33, 25 août ) Quand bien même parfois, nous confie-t-il : « Je ne sais plus me perdre assez. Je ne retrouve plus la voix. » (63, 29 novembre )
[1] Christine Angot, « Acte biographique », La Nouvelle revue Française, N° 598, octobre 2011, « Je & Moi », sous la direction de Philippe Forest, p. 33.
[2] Louis Bernaeirt, Aux frontières de l’acte analytique — La Bible, saint Ignace, Freud et Lacan — éditions du Seuil, 1987, pp. 30-31 ; article « Freud et la pulsion de mort ».
Claude Rabant et Lucien Israël avaient donné un peu plus qu’une recension de cet ouvrage posthume, dans le Monde des Livres du 15/05/1987.
[3] Jean Birnbaum, « Scandale de la lucidité », éditorial du Monde des Livres, 31.08.2012. Philippe Forest, « Implacable. "Une semaine de vacances" de Christine Angot », ce même jour. Comment ne pas co-signer : « On aura compris de quelle forme d’expérimentation grave et radicale procède le nouveau livre de Christine Angot et à quelle épreuve inquiète il oblige son lecteur, le confrontant d’un coup au grand non-sens très violent de la vie sans aucun des artifices ni aucune des facilités dont le roman fait d’ordinaire usage et puis l’abandonnant, comme son héroïne, enfant perdu, au milieu de nulle part, tout à fait esseulé dans un monde désolé. C’est là que commence la vie. Et la littérature aussi. » ?
[4] Nicolas Demorand, « Insoutenable », éditorial de Libération, 04/09/2012.
[5] Christine Angot, entretien avec Sylvain Bourmeau, « L’inceste est une affaire sociale », Libération, 04/09/2012.
[6] Christine Angot, Les Petits, Flammarion, 2011. Ce livre, lui aussi un livre sur la domination, et ce qui est rarement dit, côté femme : « le côté sombre de la puissance féminine » dit la quatrième. L’article de Philippe Forest dans art press du mois de février 2011, numéro 375. Le salut aux deux, ici.
[7] Cf. Claude Burgelin, « Pour l’autofiction », avant-propos de Autofiction(s), Colloque de Cerisy, publié sous la direction de Claude Burgelin, Isabelle Grell, et Roger-Yves Roche, aux PUL, 2010, pp. 20-21, dans la collection « Autofictions, etc. ».
[8] Christine Angot, entretien avec Thierry Guichard, Le Matricules des anges, n° 21, ouvrage cité, p. 20.
[9] Christine Angot, L’Inceste, Stock, 1999, qui est tout sauf « une merde de témoignage ». Cf. l’article de Thierry Guichard, dans le Matricule des anges, n° 21, octobre-décembre 1999.
[10] Nicolas Demorand souligne : « Qu’un pays trouve encore le temps de noter, pour s’en réjouir ou s’en désoler, qu’une de ses plus grandes romancières est passée de la première personne du singulier à la troisième restera comme un mystère ».
[11] Philippe Forest le dit ainsi : « la révélation très brutale du rapport de force, à l’œuvre partout mais porté ici à son paroxysme pervers, qui commande au commerce érotique et fait de l’un la proie physique et psychique de l’autre, l’obligeant même à consentir au sort dévastateur qui lui est fait » (article du Monde cité).
[12] Claude Rabant, La frénésie des pères, éditions Hermann, 2012.
[13] René Major, préface non sans fierté et il a raison, la réédition de l’ouvrage qu’il avait accueilli il y a trente ans chez Aubier. Je souligne à plaisir :
« Rabant rappelle opportunément, en ces temps où toutes sortes de méthodes voudraient raccourcir la durée d’une analyse, comment Freud aura lui-même déjà répondu à cette question. C’est comme si on vous demandait comment restreindre le temps d’une vie alors que la vie elle-même demande à rallonger la durée du parcours. Alors ? Mais, bon sang, comme diraient Joyce et son homonyme Freud, c’est plutôt en approfondissant le parcours. Indéfiniment et sans fin. Comme on apprend à vivre. Donner de la profondeur à l’histoire, à la vie, à l’écriture et à la réécriture de la psychanalyse, c’est aussi la leçon de Délire et théorie. »
Moins simple à lire peut-être, mais c’en est la condition :
« Ne se départant pas du modèle de l’écriture psychique elle-même, selon laquelle le rêveur invente sa propre grammaire, l’écriture théorique de Délire et théorie offre à son tour le modèle d’une langue psychanalytique qui se renouvelle pour suivre les voies mouvantes et en devenir de l’indestructible désir.
Face à la pulsion de mort qui peut se figurer comme un cercle selon lequel s’effectue un retour au même, les processus de vie se conçoivent comme une spirale qui échappe au retour en allongeant la durée du parcours. Ces figures du cercle et de la spirale décrivent tout autre chose qu’une simple opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort, comme cela s’entend si fréquemment. Elles se croisent plutôt en s’altérant réciproquement. Le travail de déliaison auquel œuvre la pulsion de mort est tout autant au service de la vie que les dérivations d’Eros peuvent détourner de la cruauté. Le représentant du sexuel dans l’ordre du langage provoque la déstabilisation du système qui tend au retour du même, et assure la relance pulsionnelle de la sexualité. Si la fin d’une analyse a un sens - qu’on entende ici par « fin » la scansion d’un processus ou quelque finalité - c’est bien de rendre au travail de réécriture de l’histoire la plasticité libidinale qui entrave l’œuvre silencieuse de la pulsion de mort. »
[14] Ici Claude Rabant, et ce qui explique sans doute le choix du titre de son livre, s’inscrit en faux contre les discours de la déploration de la perte de l’autorité des pères, déjà un poncif, à l’heure où Freud pointait ceux-ci dans la Traumdeutung, v. infra Den Rest der in unserer heutigen Gesellschaft...
[16] Le sous-titre en est « Le déni entre perversion et psychose » : seule décisive est la prise en compte de la dimension de la Verleugnung comme lieu d’invention du réel, souligne Olivier Grignon en sa préface dont il y aurait lieu de prendre à la lettre les premiers mots :
« On réédite aujourd’hui le beau livre de Claude Rabant, Inventer le réel. C’est une bonne nouvelle. On va pouvoir le re-lire ; et même le lire, puisque lire c’est re-lire.
Les conditions sont réunies pour qu’il devienne un classique de la psychanalyse. On souhaiterait presque qu’il tienne dans la poche, car s’il tient dans la poche il tiendra dans la main, confirmant ainsi sa dimension de manuel - un manuel de psychanalyse, avec ses conséquences décisives dans la conduite de la cure. Malgré la complexité inhérente au propos et ses exigences théoriques, c’est un excellent ouvrage d’entrée dans la psychanalyse, car il faut y entrer sans prendre trop de faux plis ; l’orientation générale doit être juste d’emblée. Or les lumières portées par C. Rabant sur la psychanalyse la déloge radicalement de ses affadissements psychologisants : « Au-delà de la Deutung, le travail de l’analyse c’est le transfert et la répétition. »
La consigne générale, c’est qu’il faut prendre la folie à revers parce que la névrose nous trompe. Ceci, il l’affirme sans relâche, et plus fort encore aujourd’hui : « Pourquoi tout ce que nous savons vient des psychotiques ? »
On lira aussi avec beaucoup d’intérêt l’avant-propos de l’auteur : « Du déni au déni de déni » qui éclaire en effet un type de phénomènes « borderline » ainsi que le processus de « normopathie ».
[17] On éprouvera de l’inclination pour cette définition ; ce petit livre (une centaine de pages), moins « technique » peut-être, et davantage d’intervention, brille de ce fait, il faut le dire, plus visiblement encore par ses qualités d’écriture.
[18] Jean-Pierre Lefebvre traduit : « Tous les pères s’emploient à préserver frénétiquement le reste de la potestas patris familias, sévèrement tombée en désuétude dans notre société actuelle, et tous les auteurs sont assurés de l’effet, quand, comme Ibsen, ils mettent l’antique lutte entre le père et le fils au premier plan des histoires qu’ils racontent. » (Freud, L’Interprétation du rêve, Seuil, 2010, p. 298)
[19] Tout en ayant la forme de l’essai. Ce livre est fait pour « travailler-avec », éprouver ses hypothèses, en reprendre les argumentations.
[20] Richard Pedot, « Oripeaux et oriflammes : Conrad-Freud, aller-retour », in Lire depuis Le Malaise dans la culture, Hermann, 2012.
[21] On ne peut ne pas penser ici à « l’infracassable noyau de nuit » d’André Breton, jouxtant la nuit quignardienne, ce « remake » des Larmes d’Éros.
[22] Paul Audi, Le Théorème du Surmâle, Verdier, 2011, chroniqué sans calculs, ni petites lettres à parution de l’ouvrage.
[23] Voici pour la collection Po&psy, aux éditions Érès, et voilà pour le blog de l’association.
[24] Jacques Ancet, Puisqu’il est ce silence, Lettres Vives, 2010.
[25] Jacques Ancet, Comme si de rien, L’Amourier, 2012.