pour devancer l’ombre qui gagne

24/09/10 — Mathieu Riboulet, Alberto Velasco, Philippe Lacadée (Robert Walser), Denis Vasse, Hamid Tibouchi (Pierre-Yves Soucy)


L’emphase, cette fois, a été plus spécialement portée sur le livre de Mathieu Riboulet, Avec Bastien, chez Verdier, et il y a de quoi...
Emotion à lire les nouvelles (posthumes) d’Alberto Velasco, Le quantique des quantiques, chez Hermann.
Rare performance de Philippe Lacadée, qui renouvelle la lecture de Robert Walser, décrit en Promeneur ironique, et dont le roman du réel est vu au prisme de Lacan (chez Cécile Defaut).
Denis Vasse réunit chez Bayard des articles répartis sur une vingtaine d’années, à l’enseigne de L’arbre de la voix.
Lumineuse l’oeuvre d’Hamid Tibouchi, qu’elle soit plastique ou d’écriture, c’est tout un ; Pierre-Yves Soucy à la Lettre volée en souligne les Portées, évoquant La tentation des signes le tout formant L’infini palimpseste.


τῷ οὖν τόξῳ ὄνομα βίος, ἔργον δὲ θάνατος
Héraclite [1]

Mathieu Riboulet, Avec Bastien

One of these mornings, you’re gonna rise up singing
You’re gonna  spread  your wings and take  the sky

La mélodie de Gershwin, « Summertime living is easy... » pourrait être celle dont se berce le narrateur [2] de Avec Bastien, de Mathieu Riboulet [3], tandis qu’il dessine progressivement les traits du hardeur de ses rêves, pour nous donner le portrait lumineux dans lequel il veut se rejoindre à « l’heure où les ombres le gagnent. »

Autant dire que ce portrait - c’est la mention générique qui, elle aussi, « transcende les codes du genre » : ni roman, ni récit - est un portrait prié, une manière d’icône, sans qu’ici le terme d’icône soit galvaudé : les « beautés de magazine » n’intéressent pas le héros ; dégagée du « concile des névroses », elle en livre la puissance d’adoration [4].

Quel est-il celui dont il est écrit, au commencement [5] : « Appelons-le Bastien. » ?

Un homme qui livre bataille au ciel, après qu’une scène primitive [6], à l’enfance, lui en eut signifié le vide, et qu’une scène d’initiation, à l’adolescence, l’eut affermi dans la voie qui l’y relierait.

Prenons cette page :

« Ce que Bastien cherchait à extraire de lui quand il se labourait la peau du ventre, à six ans, les pieds dans le ruisseau : une preuve de vie, le signe qu’il n’était pas mort, comme s’il était guetté, à Bongue, par quoi que ce soit de mortifère qui eût pu l’entraîner sur les rives de la mélancolie, comme si, quand on traite avec le ciel, on risquait l’inertie. Ce que Bastien cherche à extraire de lui quand il se laboure la peau du ventre, à trente ans, les pieds sur le rocher qu’il vient de parcourir : le goût du plaisir pour l’offrir au soleil, la conscience d’exister pour la donner au vent, l’ombre de Nicolas pour l’ajouter au monde. Il n’est alors rien d’autre que son propre corps, il éprouve longuement le moindre de ses muscles, sa pensée même est son corps, ses mains des émotions, son ventre un frémissement, son sexe un espoir, son cul un regret et ses jambes une prière : être, être de tout son corps, à tous aller d’un même élan, d’un même allant, être sur le rocher, être à Bongue, être aux hommes, de tout le corps peser, faire de ce corps sa vie, de sa vie la bataille, lente, délicieuse et terrible, ingagnable du délitement minutieux fourmillant de jouissances innombrables, infinies, diverses, généreuses. Bastien est un don, ce que la plupart ignorent. Moi je le sais, je l’ai vu. »

« Bastien est un don, ce que la plupart ignorent. Moi je le sais, je l’ai vu. » La syntaxe est celle de l’évangile de Jean. Lisons ainsi cette bonne nouvelle de l’écriture (souveraine). Avec pour nous éclairer trois lampes : Freud, Bonnefoy, Nancy.

Freud lu par Claude Rabant. Bonnefoy par Patrick Née. Nancy par Ginette Michaud. Citons-les :

— D’abord donc, le « carpe diem » de Freud, tel que Claude Rabant l’évoque au dernier chapitre de Métamorphoses de la mélancolie [7].

« Le monde de nos désirs étant ce qu’il est, il veut l’éternité, mais renoncer à cette « illusion bienfaisante » ne signifie pas pour autant renoncer à jouir de ce qui passe au nom de sa brièveté. Au contraire ! Telle est la passe étroite du jouir freudien. Im Gegenteil ! On entre alors dans une considération esthétique sur la valeur des choses belles : pour le trop pessimiste poète [8], la fugacité du beau lui ôte toute valeur - eine Entwertung - une dévaluation. « Au contraire ! Un surcroît de valeur ! La valeur de fugacité est une valeur de rareté dans le temps. La restriction dans la possibilité de la jouissance accroît son caractère précieux ». La jouissance esthétique ne dépend pas de sa durée, bien au contraire ; la valeur du beau ne dépend pas de son éternité, mais de sa signification pour notre sensibilité. À la durée, on opposera donc la signification qui, elle, peut être fugitive et quasi instantanée. Périssent les œuvres, leur signification demeurera pour notre « vie sensible », aussi longtemps que nous vivrons. Car cette vie sensible implique, non la répétition, mais au contraire la nouveauté permanente et le renouvellement. Le nouveau est condition de la jouissance. Et c’est ici qu’intervient la libido, non la pulsion, qui ne connaît que les chemins déjà tracés. Libido signifie renouvellement, renaissance toujours possible. »

— La compassion, ensuite. La dégager de sa gangue doloriste. Le grand article de Patrick Née, dans la revue Littérature [9], nous précise ce qu’il en est en rappelant l’introduction de Bonnefoy au Roland furieux [10], là où sont évoqués les amours d’Angélique et de Medoro qu’elle découvre blessé :
« la supposée froide Angélique [qui] éprouve soudain cette compassion qui est conscience prise de la finitude des existences, [...] de la valeur irremplaçable de la réalité personnelle. Dans son « duro cor » pénètre « l’insolita pietade », elle oublie tout pour soigner le jeune blessé [ ... ]. [Or] cette compassion [ ... ] n’est pas la simple caritas, aux connotations doloristes [...] L’Arioste montre que sans cesser d’être ce qu’elle est, [...] une solidarité avec l’être de finitude, la « pietade » d’Angélique se découvre désir sexuel, ce qui délivre la compassion du jugement sur le monde que l’Église voulait y mettre — ce monde vallée de larmes [ ... ]. »

— Enfin, en bleu — adorable — le commentaire qui ne l’est pas moins de Ginette Michaud sur le livre de Jean-Luc Nancy, pour l’« avec » qui réunit vivants et morts et la littérature qui nous donne d’y croire, une relecture serrée de L’Adoration [11], qui s’exprime en particulier ici :
« Bien sûr, écrit Nancy, les morts sont définitivement, irréversiblement et insupportablement absents, et plus qu’absents : disparus, abolis. Bien sûr, aucun travail de deuil ne réduit jamais cette abolition » (p. 133), mais ajoute-t-il aussi, et c’est là l’ouverture extraordinaire qu’il accomplit, « […] la pensée ne doit pas refuser d’approcher de ce qui, n’étant qu’illusion au regard de tout ce que nous pouvons poser de réel, n’en dit pas moins quelque chose de vrai : au moins ceci, que les rapports ne meurent pas » (p. 132). Il poursuit en disant que si « nous vivons, nous survivons à “nos morts” », c’est à cause de « la continuation du rapport, et cela peut être l’attente et l’approche d’une retrouvaille en un lieu inouï et selon un mode d’être inouï » (p. 133). Cela traduit avec une grande force, me semble-t-il, ce qui est en jeu dans la pensée de l’« avec » pour Nancy et dans la salutation que nous nous devons les uns aux autres et qui nous lie tous, tous les étants, tous les existants, vivants et morts. [...]
Après tout, n’est-ce pas ainsi que nous lisons la littérature et qu’elle se donne à lire ? Nous croyons au récit que nous savons irréel et non croyable. Ainsi nous répondons à l’invitation de la fiction, qui nous propose de fictionner, de façonner, de figurer (c’est le même concept) l’infigurable vérité. (P. 138)

Ces sortes de contrepoints nous sont une manière d’insister sur ce que nous avons fortement affaire à une écriture de notre temps (et on génitivera ce qu’on voudra), après la "mort de Dieu", après la déconstruction, après la fin des grands récits, après Freud-Lacan etc., écriture qui affiche sa liberté mais sans la moindre condescendance, rappelant aussi que « les petites bassesses grégaires qui font l’ordinaire humain [...] nous conduisent de temps à autre à l’abîme » et qu’il est des conduites d’exclusion, par refus de se faufiler dans ce que le narrateur appelle l’immense courage féminin ( « que pour s’en aller défier les plus terribles monstres, en un un mot, en fille on est cent fois plus courageux ») [12]. Aussi l’appel à méditer ce que Patrick Née dénomme notre interfinitude et que spécifient bien les auteurs invoqués plus haut, lorsqu’il est exprimé avec l’art de varier la focale, de trouver la bonne distance, de changer les points de vue (si le narrateur se fait un film, l’auteur lui a pratiqué le cinéma), pratiquant ici l’ellipse, là un plan large etc., cet appel doit être salué comme il convient, comme un nouvel « entretien dans la montagne », « comme un ami parle à un ami ».

Quant à l’évidence du corps, radieuse comme rêvée [13], elle fait le corps de cette écriture, dont l’axiomatique n’est pas, parfois, sans rappeler l’espace édénique d’une Maria Gabriela Llansol :

« Ici enfin c’est vaste, infini et désert, là confiné, bruyant, peuplé et empressé. Il y a bien quelque chose, au ciel de la terre et des hommes : une expérience qui se paie de contraires, se repaît d’unités, pose qu’être à un, à tous s’équivaut strictement, s’épanouit en joie pure d’exister et de jouir. »

***

Seront passées en revue quelques parutions récentes qui mériteraient plus amples développements. Il n’y a pas de hasard à ce que telle ou telle puisse aussi offrir une autre résonance au livre de Mathieu Riboulet.

Alberto Velasco, Le Quantique des quantiques

Ce livre posthume, démontre d’une manière certaine ainsi que l’énonce Jean-Luc Nancy dans « L’Adoration », que les rapports ne meurent pas. Alors qu’Alberto Velasco disparut des suites du sida en 1995 à l’âge de de trente-deux ans, après une lutte de sept années, au cours desquelles il écrivit les nouvelles de Quantique des quantiques où se répondent principe de réalité et principe d’incertitude, leur recueil est publié aujourd’hui chez Hermann [14] grâce à la fidélité de ses amis qui en reçurent les copies qu’il distribuait sans souci de publication. Parmi ceux-ci Gillles Verdiani signe la chaleureuse préface, manifestant que l’auteur était aussi plasticien, tandis que Franck Secka effectue en postface comme une reprise de ces nouvelles, souvent très drôles, proches d’un fantastique à la Michaux, d’autres qui évoquent mi-figue mi-raisin la maladie.

Annoncée par un double titre - comme toutes les autres- l’ange, les côtes, cette nouvelle brève m’a paru propre à donner une idée de la manière de son auteur :

« Le corps le plus silencieux, même s’il ne remue, ne halète pas, produit, la nuit, dans la flaque des trois quatre heures du matin, un incroyable bruit lorsque le froid de la fièvre tombée s’en empare et, des lombes à la nuque, le presse telle une racine de poirier dont on veut faire sortir les dernières suées pour être sûr de la laisser sèche tout à fait et pouvoir, à la gouge et au couteau, y tailler la première forme d’une viole - lorsque ce froid en fait craquer, l’un après l’autre, sans pitié pour cette matière abrutie d’un sommeil menteur, tous les os, toutes les articulations, comprime jusqu’à la dernière vertèbre - et que le corps se replie pour laisser le moins de prise possible, protéger les zones tendres sous les côtes, et dans la tension lancer un rai de chaleur - cette lutte, du froid qui broie et du corps malade qui s’enroule, qui, comme le combat de Jacob et de l’Ange, mêle l’attaque et la défense dans la même quête, sculpte étonnamment le silence et la souffrance en un luth qui, sans chanter encore, secoue, les genoux sous la poitrine et les chevilles aux hanches, des harmoniques brutaux et qu’une certaine beauté ne laisse pas d’être pénibles. » [15]

Fabrice Bouthillon, professeur d’histoire à l’université de Brest et condisciple d’Alberto Velasco à l’École normale supérieure, et à l’origine de l’actuelle parution, avait fait publier trois de ces nouvelles en 2006 dans la NRF. Ce qui nous parvient aujourd’hui donne la mesure du talent d’un esprit excellant dans l’art du bref et conjuguant avec un esprit pince-sans-rire information documentée et récit décalé, avec par exemple un excursus chinois dans une ville improbable, ou se déchaînant dans un texte parfaitement déjanté dans lequel une fillette précoce détraque avec un festival d’injures inattendues le bel ordonnancement d’une réception mondaine. Sa dernière exposition s’intitulait : « Chez l’artiste en son absence » ; grâce à ses amis, et à ceux qui chez Hermann, ont fait que le livre voie le jour, c’est comme nous y étions, avec Abel Capricorne, porte-parole de l’auteur :

« L’appartement était tapissé, du sol au plafond, sur le lit et jusque dans la douche, de tableaux et de sculptures. Avec des cartons d’emballage, des cintres de pressing tordus, des pavés ramassés sur un chantier, du contreplaqué, du brou de noix, de la colle à papier, de la gouache d’écolier, il avait constitué un monde érudit et naïf, éblouissant de chaleur humaine, de simplicité, d’évidence. De son dénuement il avait fait une esthétique, en donnant sens et noblesse à des matériaux bon marché, des supports de récupération. En sauvant de la poubelle et du mépris les déchets de la consommation, l’artiste sans-le-sou faisait la nique à sa pauvreté, et l’artiste mourant sauvait des objets oubliés pour échapper lui-même à l’oubli. » [16]

Philippe Lacadée, Robert Walser, le promeneur ironique

« Ces temps-ci, je salue une jeune fille que je vois chaque jour et ceci d’une manière, qui sort tout à fait de l’ordinaire ; je ne m’incline pas, bien au contraire, je lance ma tête vers le haut comme le font les soldats à la vue de leurs supérieurs.
La jeune fille fut déjà passablement déconcertée. Quel regard sérieux je lui lance à chaque fois ! Elle tressaille lorsque je la salue, s’enfuit comme si elle prenait peur. C’est à son endroit uniquement que j’adopte cette forme de salut fier et véritablement grandiose. Que signifie donc ceci ? Je veux le dire. Elle est employée dans une librairie, dans une librairie et maison d’édition et c’est son métier que je salue en elle.
Je salue l’ensemble des œuvres nées de l’esprit qui se trouvent dans sa librairie ainsi que dans toutes les autres. Jamais salut ne fut si provocateur et si apte à commander le respect. Elle ose à peine me regarder, mon salut l’a rendue toute timide, mais cela ne fait rien. De toute manière, j’ai fait de l’effet sur elle comme font des poètes sur leurs lecteurs. Elle ne me comprend pas vraiment, cela s’explique aisément. Comment peut-elle en venir à l’idée que je tienne à me respecter moi-même par ce salut spécial. Il y a des saluts machinaux, mais il y en a aussi de très conscients. Est-ce que je tourmente la jeune fille ?
Tant pis ! Elle apprend ainsi une fois dans sa vie de quelle manière se comportent les écrivains qui connaissent leur valeur. »
Robert Walser [17] pour ici saluer un livre qui renouvelle brillamment l’approche de l’oeuvre, d’un point de vue inédit.

Psychiatre, psychanalyste, très concerné par les questions d’éducation [18], Philippe Lacadée, propose avec ce nouveau livre [19] comme un Walser par Lacan, dont la quatrième indique qu’il éclaire aussi bien le psychanalyste que le poète.
Fort judicieusement, après une préface empathique de Philippe Forest, c’est « Walser à propos de Walser » qui accueille le lecteur, avec ces mots propres à éveiller l’attention de l’analyste :

Quand j’exerçais réellement les fonctions d’un « homme à tout faire » me doutais-je seulement qu’un « roman du réel » pourrait sortir de ce fragment de vie, que d’un acte réel, pourrait sortir un acte littéraire ? Oh non, pas le moins du monde !
Walser vivait déjà, dormait déjà, écrivait déjà, fort peu il est vrai.
Mais comme il s’abandonnait à la vie sans s’y intéresser, c’est-à-dire, sans se soucier de gribouiller, ou disons, sans rien écrire encore, il écrivit son
Homme à tout faire des années plus tard, après coup donc. Il ne mourrait pas du désir inassouvi de publier un livre.

Le ton est donné, et l’ironie de Walser, conduit à donner une Leçon de l’ego : Être un « ravissant zéro tout rond » et son exégète de démontrer qu’il y a bien là non pas une attitude esthétique, mais une position éthique, car comme l’énonce ailleurs Walser : « Quiconque se comporte bien a du style. »

Inséparablement, Philippe Lacadée possède les deux, position éthique et style. Il faut prévenir le lecteur, pas moins de deux lectures sont nécesssaires, celle qui revisite l’oeuvre de Walser en incluant les dernières parutions, en particulier le Territoire du crayon, - à juste titre Philippe Lacadée souligne sa rencontre décisive avec le travail de Peter Utz, ensuite sans doute raccorder les différentes parties de l’essai au regard des concepts analytiques dans leurs rapports avec les questions d’écriture que suscite l’oeuvre de Walser.

Denis Vasse, L’arbre de la voix

Dans un monde qui serait peuplé de Bastien(s) ne serait en rien antinomique de donner à lire L’Adoration de Jean-Luc Nancy, avec l’ouverture qu’en propose Ginette Michaud qui souligne par exemple :

Il n’y a pas même « athéisme » ; « athée » ne suffit pas ! c’est la position du principe qui doit être évidée. Il ne suffit pas de dire que Dieu s’absente, se retire ou bien est incommensurable. Il s’agit encore moins de placer un autre principe sur son trône – Homme, Raison, Société. Il s’agit de prendre à bras-le-corps ceci : le monde repose sur rien – et c’est là le plus vif de son sens. (P. 48)

, et louer le travail de Denis Vasse, jésuite, et psychanalyste, [20] en ce que chacun de ses ouvrages, qui portent la marque de son appartenance ecclésiale, ne donnent pas moins que l’approche d’un Walser par Philippe Lacadée ou les fines lectures d’un Claude Rabant, de "s’approprier" si tant est qu’on puisse le faire les concepts lacaniens.

Ce dernier livre doit son titre à celui de l’un, excellent, de ses chapitres. Il s’agit en effet d’un recueil d’articles répartis sur une vingtaine d’années, articles de revues ou conférences.

Jean-Louis Chrétien, qui signe la préface, relève :

« Comme le dit fortement Denis Vasse : « En vérité, l’homme n’a pas la parole. Il en est la trace. Quand elle surgit en lui, il croit la prendre. » Il ne peut donner que selon qu’il a reçu. « Là se situe toute sa responsabilité. Il a à se laisser devenir responsable du mouvement qui le crée. » Car « l’homme est réponse à la question que pose toute parole ».
Mais cette réponse aventureuse, improvisée sans cesse sur le chemin du temps et du désir, prend toute une vie mortelle, et jamais ne peut en venir à se pétrifier en une maxime romaine ni en une formule ultime. La seule parole définitive que l’homme puisse prononcer, c’est la promesse, et nous n’avons à promettre que parce qu’il n’y a pas de première ni de dernière parole, parce que nous différons toujours de nous-mêmes, faisons ce que nous ne voulons pas et ne voulons pas ce que nous faisons, parce que notre voix tremble et que notre existence vacille. »

On reconnaîtra le registre propre de Jean-Louis Chrétien, responsabilité [21], promesse. Quant à Denis Vasse, il se fait au premier chapitre : Le fait de parler le pédagogue de ce « métier » auquel il a aussi donné sa foi [22] :

En toute clarté de style, voici :
« Cela implique que la technique psychanalytique s’appuie implicitement sur un présupposé qui la fonde : tout homme est appelé à demeurer dans la parole et c’est sur ce postulat - qui est finalement de l’ordre de la foi qu’est fondée son écoute. La psychanalyse est attentive à travers l’imaginaire de l’homme à la parole qui cherche à se dire dans son corps aussi bien qu’à travers les symptômes de la maladie.
Avec l’inconscient, Freud découvre le « lieu » (qui n’est pas une localisation) d’enregistrement de cette parole, le lieu à partir duquel - s’enregistrant tout au long de l’histoire et dès avant la naissance - elle va produire et répéter ses constants effets. Effets dans lesquels on pourra lire à nouveau, interpréter la parole en sa vérité jamais atteinte : pure différence, pur rapport, elle n’est aucune chose représentable. Les avatars de son enregistrement « historique », la manière dont elle se transmet, la feront entendre et vivre, vivre et entendre comme mensonge chez le névrosé, parodie chez le pervers, ou autisme chez le psychotique. »

Comme on le voit, la "technicité" du propos n’est pas obstacle à la lecture, en revanche s’il se peut se faire oreille qui écoute pour entendre « La voix qui crie dans le désêtre » (chapitre III).

Envoi : Hamid Tibouchi (Portées), Pierre-Yves Soucy (La tentation des signes ) : L’infini palimpseste

En guise d’envoi, un beau livre, au sens plénier du mot : un poète-plasticien Hamid Tibouchi [23], nous donne à lire ses notes griffonnées dans le métro, le train ou son atelier. Elles accompagnent les oeuvres d’une exposition en mars 2010 à la médiathèque Florian de Rambouillet.
Il s’agit essentiellement de séries dans lesquelles se manifeste le lien avec l’écriture, la calligraphie, la méditation sur les signes.

Infiniment mieux que je ne saurais le dire, Pierre-Yves Soucy, nous en délivre la teneur en quelques pages de postface d’une belle densité, et dont cet extrait me semble dire l’essentiel :

Ce sont bien des signes devenus formes, signes sans significations immédiates à livrer, signes sans paroles attenantes à l’instant saisi par la vision. C’est la composition d’ensemble qui les situe, c’est l’œuvre dans toute sa portée qui confère du sens pour les conduire aux limites de leur énigme, vers leur obscurité, puisqu’ils ne signifient rien du côté où nous serions tentés de les attendre, celui d’une lecture comme s’il s’agissait d’un simple texte.
Pour Tibouchi, ces signes s’écartent assurément de toute signification conventionnelle. Leur décryptage demande un tout autre mode d’approche ou d’appréhension par la perception visuelle puisqu’il s’agit d’images imitant des signes construits pour les formes qu’ils se trouvent à mettre en évidence, ne signalant que des ressemblances alphabétiques ou idéogrammatiques et, de ce fait, déplaçant totalement leur fonctionnement symbolique.
Ces éléments, que l’on retrouve dans bon nombre d’œuvres de Tibouchi, déclinés en diverses figures ou images, se présentent comme autant d’énigmes, tout comme une parole qui s’écarte de la simple objectivation apparaît ambiguë, duplice, comme sans appui, insondable puisque sans identité à première vue reconnaissable. Tout au plus peut-on dire, rencontrant ces signes, qu’ils ressemblent à ...
Ces ressemblances ne sont toutefois pas sans exercer une réelle fascination sur celui ou celle qui entre en contact avec de telles configurations abstraites, du fait que se trouve engagée une distance supplémentaire, pouvant produire un effet d’enchantement, sans atténuer pour autant ce sentiment d’inquiétude qui accompagne ce qui se donne comme autant d’énigmes.

A votre tour maintenant de vous rapprocher de l’énigme de l’écriture, et de l’art réunis... [24]

© Ronald Klapka _ 24 septembre 2010

[1Héraclite, fragment 48.
« J’ai fait aujourd’hui reproduire au tableau un fragment d’Héraclite, recueilli dans l’ouvrage monumental où Diels a rassemblé ce qui nous reste épars de l’époque pré-socratique. Biós, écrit-il, et cela nous émerge comme de ses leçons de sagesse dont on peut dire que, avant tout le circuit de l’élaboration scientifique, elles vont au but, et tout droit, à l’arc est donné le nom de la vie - Bíos, l’accent est sur la première syllabe - et son œuvre, c’est la mort. »
Jacques Lacan précise cela aux auditeurs de son séminaire du 13 mai 1964, dont l’édition Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (livre XI) sera donnée au Seuil, en 1973.
Il s’agit ici de la pulsion, ainsi que le précise la phrase qui suit :
« Ce que la pulsion intègre d’emblée dans toute son existence, c’est une dialectique de l’arc, je dirai même du tir à l’arc. Par là, nous pouvons situer sa place dans l’économie psychique. » (chapitre XIV : La pulsion partielle et son circuit, p. 162.

[2Précisons que, de ce narrateur, nous ne saurons pas grand chose, si ce n’est qu’approximativement aux abords de la cinquantaine, il ne se lasse pas de contempler un supposé Bastien évoluant sur la scène du cinéma dit pornographique, et surtout de rêver sa possible existence hors champ. Et ceci indiqué, c’est tout le dispositif du livre qui nous est donné. Et si en exergue, Dostoïevski nous cueille avec "l’énigme de la beauté", c’est en ses diverses épiphanies que l’auteur tâche à résoudre son énigme. Le lecteur d’emblée convoqué « avec » par cet invitatoire : « Appelons-le Bastien » est fermement conduit, et avec maestria, par descriptions, réflexions, éléments de récit, jusqu’à la quasi extase contemplative, rejoignant « le point de la terre où l’on est près du ciel ».

[3Mathieu Riboulet, Avec Bastien, éditions Verdier, 26 août 2010. Sur le site de l’éditeur, on trouvera également constituant le dossier de L’Amant des morts, paru en 2008, outre diverses recensions, un entretien avec Thierry Guichard, paru dans Le Matricule des anges, n° 97, octobre 2008.

[4Cf. Jean-Luc Nancy, L’Adoration, déconstruction du christianisme II ; ouvrage recensé ici, magnifié .
Combien il me plaît ici, de rappeler, après Catherine Millot, que Marcel Proust avait songé à donner à la dernière partie de La Recherche l’appellation de L’Adoration perpétuelle de la Présence réelle. In Catherine Millot, La vocation de l’écrivain, Gallimard, p. 43.
Au surplus, mon enfant, ma soeur, l’adjectif perpétuelle ne pourra manquer de nous valoir quelque indulgence !

[5Bereshit bara Elohim, voilà qui occupe le temps d’une séance au monastère de Saorge, où l’auteur, en résidence d’écriture, rédigera Le regard de la source, Maurice Nadeau, 2003, versant halluciné de ce séjour, précise-t-il.

[6Cf. Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, pp. 21-22.

[7Il s’agit du chapitre VIII : La pulsion de mort et le principe civilisateur, pp. 197-267. Sur Métamorphoses de la mélancolie, Hermann 2010, cf. ces quelques notes pour « élargir » le propos.

[8Un des compagnons d’une promenade avec (et narrée par) Freud, qui dans une sorte d’apologue intitulé Vergänglichkeit, « passagèreté » (1915), renonce au jouir pour ne pas souffrir, face à la fugacité des beautés de la nature.

[9Littérature, n° 150, juin 2008 ; Patrick Née : De la critique poétique selon Yves Bonnefoy, qui occupe substantiellement les pp. 85 à 124. Après avoir passé en revue quelques aspects historiques, et les grands principes qui président à l’oeuvre, sont détaillées quatre grandes catégories : L’Ailleurs, L’image, La compassion, La présence ; une cinquième, L’idéologie, dénonçant l’aliénation du féminin, s’inscrit quant à elle dans Le Cahier de L’Herne Yves Bonnefoy.

[10« Roland, mais aussi bien Angélique », préface à L’Arioste, Roland furieux, folio, 2003.

[11Cf. note 4.

[12A cet égard, Monique Schneider a particulièrement dégagé à scruter attentivement l’oeuvre de Freud, le « paradigme féminin ».

[13La rencontre de tractoristes, nous met comme en présence de certaines photographies de Gustave Roud.

[14Alberto Javier Velasco, Le Quantique des quantiques, éditions Hermann, 2010.

[15Qt des qt, p. 186.

[16Préface de Gilles Verdiani, p. 7.

[17Robert Walser, Aus dem Bleistiftgebiet l, pp. 62 - 63, traduit par Sylvie Raphoz.
Ici en ouverture de la revue Sud, numéro Robert Walser, février 1992.

[18Philippe Lacadée, a été le vice-président du Centre interdisciplinaire sur l’enfant, a publié L’éveil et l’exil aux éditions Cécile Defaut (V. notice du site de l’éditrice, recension sur le blog de Jack Addi), tandis que s’effectue une réédition du Malentendu de l’enfant (Payot, 2003) aux éditions Michèle ; un entretien video avec le principal d’un collège de Bobigny, peut être consulté en ligne.

[19Philippe Lacadée, Robert Walser, le promeneur ironique ; éditions Cécile Defaut, 2010.

[20Le lecteur de son confrère De Certeau, ne méconnaît pas que le fondement des Exercices, consiste à « ouvrir un espace au désir » in Le lieu de l’Autre, Gallimard, Hautes Études, 2005.
Celui du psychanalyste rappellera La grande menace ; La psychanalyse et l’enfant, ouvrage majeur, aux éditions du Seuil, recensé en son temps.
Enfin, ceux qui découvrent trouveront « présentation, parcours et recueil des travaux du docteur Denis Vasse » par l’association Psychanalyse et Anthropologie sur le « site officiel » qu’elle a créé.

[21Allusio, ici à Répondre, évoqué.

[22Il rejoint ici les propos de Mathieu Riboulet, qui de son côté, parlera d’acte de foi dans la littérature. Cf. Entretien avec Thierry Guichard cité plus haut.

[23Présentation détaillée de l’artiste et de son oeuvre sur le site Algériades.

[24Hamid Tibouchi (Portées), Pierre-Yves Soucy (La tentation des signes ) : L’infini palimpseste , aux éditions La lettre volée, 2010, avec cette belle citation de Georges Henein en 4° :
Il n’est plus de littérature possible/face à la montée du sordide,/que rupestre ou héraldique./Griffer la roche ou griffer le blason.