Je dirai : — « la détresse propre au langage humain »

09/11/2012 — Pascal Quignard, Lycophron et Zétès¹ ; et en échos2 : Sur le désir de se jeter à l’eau21 ; Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses22 ; Quignard, Maître de lecture23 ; L’esprit créateur (revue), printemps 201224 ; Medea25.


Mais précisément, d’une telle parole, - ici traduite - lue - ou écrite - c’est d’imposture qu’il y va, paroles que profère Cassandre, parole de Cassandre - et où traduire ne traduit pas en justice, ne traduit pas en vérité, traduit en vain, et où traduire où prononce Cassandre c’est verser aussi bien où Cassandre ne dit pas, et dit, commence ainsi de dire, sans dire, parlant, désespérément sans dire : « Je dirai... » — Pascal Quignard  [1]

*

« Parce qu’elle s’est refusée à la couche du dieu Apollon, Cassandre est vouée à proférer des vérités obscures. L’origine de sa parole se situe ainsi avant tout partage des voix, site même de l’obscur, en deçà de toutes lois, séries, “logies apparu[es]”. C’est aussi le site même de l’omnigénéricité textuelle et sexuelle. Cassandre parle d’un lieu, parle à partir d’un lieu qui est avant toute différenciation des sexes et des genres. Habitant les contrées de l’inapparu, sa parole se déploie comme source des genres auxquels elle échappe. C’est le lieu même de ce que je propose d’appeler poiesis alyrique. Au-delà de tout sens, comme écho du bruire, la voix de Cassandre est monstration en acte de ce qui disparaît dum loquimur parce que, hors la loi, elle reste hors discours ».
Chantal Lapeyre-Desmaison [2]

*

“Parole obscurcie davantage, c’est à dire éclairée, "pensée selon mystère", comme dit Blanchot, par la structure que Lycophron donne au poème, sorte d’entonnoir qui plongerait dans les ténèbres et inversé, deviendrait porte voix. En effet, ce n’est pas Cassandre qui parle, mais un garde ou un esclave questionné par son maître. Nous lisons donc le discours de l’esclave rapportant la prophétie par Cassandre d’événements qui, dans le temps du récit premier, ont déjà eu lieu.
Cette structure mimant, à un autre niveau de lecture, le mouvement propre à Lycophron (car c’est bien lui que nous lisons et non l’esclave et non Cassandre) : invention, avec la clarté mystérieuse de ce qui se sait inéluctable, d’événements ayant eu lieu, divulguée dans les ténèbres de l’incrédulité.
   On voit que notre modernité n’a pas encore recensé tous ses maîtres. Ou peut être faut il poser la question, qui nous en apprendrait beaucoup sur nous, ici, aujourd’hui : quelle est cette Alexandrie du IVe siècle qui produit un auteur dont les thèmes et les préoccupations sont les nôtres ?
   La traduction, austère et rigoureuse, mais riche cependant du mouvement qu’il faut, rendant bien ce rythme effréné de la prédiction, est due à Pascal Quignard, qui s’était déjà signalé par un remarquable essai sur Sacher Masoch : L’Être du balbutiement.
Sa préface à Lycophron est sans concessions, difficile, obscure elle aussi, on comprend que, sans trahison, il ne puisse en être autrement”. — Jean Frémon [3]



Pascal Quignard, Lycophron et Zétès  [4]

« La dernière expérience de “réaménagement” [i.e. re-publications], je viens de la connaître, je la dois à la proposition d’André Velter de reprendre en « Poésie Gallimard » la traduction de la Cassandre de Lycophron que j’avais entreprise autrefois à la demande de Paul Celan. Cette traduction a tout juste quarante ans. C’est Louis-René des Forêts qui m’avait fait signer ce contrat au Mercure de France. Je l’ai donc relue le crayon à la main. Or, j’ai ajouté plus du double des pages. J’ai ajouté une multitude de petits traités sur la psychanalyse, sur l’oralité silencieuse, sur Ménédème, sur Théon le Rhéteur, sur Zacharie quand il perdit la voix et quand il la recouvra, sur la figuration de Cassandre dans les fresques romaines anciennes et sur les parois des vases grecs, sur Paul Celan lui-même, sur l’amitié que j’avais pour Pierre Klossowski, sur l’abrogation de l’écriture gothique, sur les civilisations bicamérales d’autrefois, sur la saisissante civilisation acamérale que nous commençons à connaître, sur les attacca en musique, sur les fragments que j’avais fait paraître sous le pseudonyme de Zétès. En fait, quand je me suis retourné sur les cent cinquante pages que j’avais écrites au cours de ma relecture, je me suis rendu compte que rien, du texte initial, n’avait été touché. Ce n’étaient que des méditations, des suites de souvenirs qui avaient afflué. J’ai appelé aussitôt André Velter pour lui demander si la quantité de signes que ces postfaces en cascades représentaient ne lui paraissait pas excessive. Sinon, cela aurait pu faire un livre qui aurait constitué la suite de Rhétorique spéculative, qui se serait intitulé Zétès. Ce Zétès, Michel Delorme l’aurait publié aux éditions Galilée à la suite de Boutès. Tout cela aurait bien consonné. Mais André Velter m’a dit de n’éprouver aucune inquiétude. »

Voilà donc figurée dans une lettre de Pascal Quignard à Dominique Rabaté (9 juillet 2009), l’économie du livre paru en collection Poésie/Gallimard en 2010, comment le "poème obscur" de Lycophron, Alexandra, s’est vu ajouter une "multitude de petits traités", les préface de 1971 et postface de 2009 faisant charnière avec eux. [5]

À quoi dans le même numéro d’Europe paru en août-septembre 2010, "répond" La voix de Cassandre [6] par le truchement de son destinataire même, qui déplie les raisons des republications, et pour la dernière, affirme que l’auteur a choisi depuis toujours la voie de Cassandre, concluant : « Il ne s’agit donc ni de fonder une école, ni de promouvoir une nouvelle doctrine. Il ne s’agit pas plus d’imposer une vérité mais de s’en faire le truchement, selon une impulsion subjective qui défait le sujet. II s’agit d’être possédé comme Cassandre par une voix qui vient de plus loin. Par ses éclats fulgurants et blessants. Une voix intempestive, anachronique et actuelle que l’œuvre errante de Pascal Quignard ne cesse de nous rappeler. » [7]

On aura noté que les deux interlocuteurs disent Cassandre plutôt qu’Alexandra. Pour les traducteurs de langue française venus après Quignard, seule Pascale Hummel intitulera son ouvrage Cassandre (2006) [8], Gérard Lambin titrera : L’Alexandra de Lycophron (2005) [9], André Hurst (avec la collaboration d’Antje Kolde) Alexandra (2008) [10], et Christophe Cusset avec Cédric Chauvin, feront de même (2008) [11]. Je ne sais si André Velter à l’initiative de la reprise d’Alexandra dans sa collection de poésie avait eu vent de la publication en 2009 des actes d’un colloque international (Lyon et Saint-Étienne, 2007), « Lycophron : éclats d’obscurité », Textes réunis par Christophe Cusset et Évelyne Prioux [12].

Cette initiative aura eu cet effet de donner d’aller consulter les travaux contemporains relatifs à l’Alexandra de Lycophron — d’une impressionnante richesse —, de mieux découvrir ce poème, ses entours, et de davantage "saisir" pourquoi Pascal Quignard aura à l’instar d’un Boutès plongé dans cette traduction, l’expression se jeter à corps perdu prenant une violente résonance (ce n’est pas hasard si Quignard évoque Celan, Vuarnet, Deleuze...), la traduction signifiant elle-même corps perdu. Plongeon qu’on pourra aussi lire ainsi :

« La vie utérine travaillée soudain, temporellement, entre le huitième et le neuvième mois, de façon inexplicable, par la sortie, l’adieu, la perte, la naissance, le plongeon inverse, le plongeon de bas en haut, le plongeon hors de l’eau, le cri pulmonant.
La vie attirée par le souffle qu’elle ignore.
La vie se souvenant du passé propre au désir où elle a pris source cherche une espèce d’agonie. »

Étrange naissance du poème, à quoi la conclusion de son étude par Pascale Hummel donne à penser : “bonne qu’à ça” ; lire : « La souffrance de la prophétesse vient de sa résistance intérieure - mais impuissante - à ce qu’elle doit proférer. Cassandre n’a pas le choix : elle n’a pas le choix de ne pas être vierge ; elle n’a pas le choix de ne pas parler ; elle n’a pas le choix de dire ce qu’elle veut ; elle n’a pas le choix de dire autre chose que la vérité. Elle est enchaînée au sens, corps et âme. Son corps de femme est le bûcher, ou le livre, sur lequel le dieu grave un texte pré-écrit. En Cassandre le Verbe se fait chair, et le Logos devient femme, désirable mais inatteignable, comme le sens, que l’homme devrait s’évertuer sans fin à désirer. » [13]

La forme est sexuelle, ne le sait pas... [14], pourra-t-on assurément se dire. À cet égard, on recopierait volontiers les pages 160 et 161, dans lesquelles Pascal Quignard dit la beauté « fatale » de Cassandre, et pourquoi son parler en langues la fait devenir Alexandra : face à celui qui rapte les femmes (Pâris devenu Alexandre) elle est celle qui « repousse » les hommes, dia to alexein tous andras. Et de la décrire quatre fois victime de sa beauté, d’Apollon, d’Ajax (cf, la couverture du livre [15]), d’Agamemnon, de Clytemnestre.

Beauté qui entraîne ce jaillissement :

« Je lisais mot à mot chaque vers du poète alexandrin sous l’ampoule nue.
Je décomposais lettre à lettre chaque mot en tournant les pages des dictionnaires étymologiques de chaque langue et les chroniques de leur Histoire.
Le sens entraînait une rotation qui tournoyait à partir de lui-même plutôt qu’à partir du texte.
Quelque chose d’autre que la signification s’élançait. Comme au fond de la psychè de la chamane Cassandre enfermée dans sa tour, quelque chose jaillissait au fond de l’isolé assis à sa table dans la chambre assez peu éclairée (au premier étage, prise dans la ramure d’un arbre) de la rue Poliveau. » (161)

L’un des récents traducteurs d’Alexandra, Cédric Chauvin, indique dans le résumé de sa contribution au colloque Lycophron, éclats d’obscurité : « Lire et traduire Alexandra » :

« La tension qui nous semble propre à l’Alexandra n’apparaît sans doute qu’en tenant sans cesse les doubles rênes, d’une part de la pratique poétique alexandrine traditionnelle qui ne brise point mais en même assure une continuité, et d’autre part de la spécificité de Lycophron qui introduit le doute et des solutions de continuité dans le champ du savoir et de la parole poétique : nous nous demanderons ici précisément comment le poème de Lycophron, texte éminemment réflexif, est lisible, puis traduisible à l’époque contemporaine, alors que pour Pascal Quignard “l’histoire de sa réception n’a eu de cesse qu’enfin il fût retranché de tout lieu littéraire : lettre impossible et texte absent”. »

Le défi nous semble avoir été amplement relevé, et avec la suite Zétès à son Lycophron, Pascal Quignard, lui-même, quelque quarante ans après, et avec toute son œuvre, même s’il récuse ce mot, éclaire encore l’obscur du poème, fût-ce balbuciendo, la voix enfouie dans tous les livres, à leur amont. Ce reste à balbutier, — on pourra du reste ici entendre Celan — « resurgit », nous dit-il, dans tous les « débuts » qui commencent les livres, ainsi « Je dirai » [16].


Échos en compléments

Ces échos seront — contre toute apparence — plutôt brefs, mentionnant quelques autres opportunément détaillés ailleurs, et n’indiquant autant que possible dans les ouvrages concernés, qui ont chacun leur intérêt propre, ce qui rejoint les premiers livres publiés par Pascal Quignard, et spécialement, la traduction de l’Alexandra de Lycophron.

Mentionnons de suite que l’université de Paris-Sorbonne nouvelle offre à tout internaute qui le souhaitera, de visionner la présentation des deux ouvrages qui suivent, avec lectures par les auteurs [17].


— Pascal Quignard, Irène Fenoglio, Sur le désir de se jeter à l’eau [18]

Écrire, serait à l’instar de Boutès, se jeter à l’eau. Précisons-en de suite l’érotique : « Boutès est celui qui, attiré par le chant des Sirènes, se noie dans l’écume d’Aphrodite ». Il n’aura pas fallu de moins de cinq versions pour parvenir à celle-ci. [19]. Ces différentes versions, le lecteur de Boutès y accèdent grâce aux générosités de Pascal Quignard, et d’Irène Fenoglio, qui tout en mobilisant ses compétences de chercheur en génétique textuelle (le champ habituel, général, celui des manuscrits de linguiste [20], quitte en partie son domaine pour faire en quelque sorte oeuvre de création critique marquée du sceau de sa singularité : « Encore une fois, note-t-elle, je voudrais montrer que l’on peut s’interroger sur la création avec le créateur lui-même, je voudrais montrer que l’on peut s’interroger sur la création du jour » (p. 36). [21]

Au lecteur de se plonger dans le fac-simile (deux livraisons, 2005, une première tentative (ponctuée par une communication orale), et 2008 (date de la publication de Boutès chez Galilée), un exercice, qui s’il ne lui donnera pas les secrets du créateur [22], lui fera éprouver les processus de la création, s’interroger sur ce qui guide la main, et à cet égard, sont particulièrement précieux les écrits encadrant la reproduction des différents feuillets, leurs ratures, flèches, rajouts, substitutions, dessins qui accompagnent etc.

Brièvement, deux avant-propos des co-auteurs précèdent le fac simile. Pascal Quignard révèle : « Sur le désir de se jeter à l’eau était le deuxième titre que j’avais songé à donner à cette méditation sur la musique qui avait pris sa source dans la défense de la figure si méconnue (si injustement sous-évaluée si on songe à Orphée, si on songe à Ulysse) de Boutès. Ce héros mycénien, plus ancien qu’Ulysse, pose une unique question : se perdre dans autre chose que soi, s’égarer dans quelque chose de plus vaste que soi, s’immerger dans plus ancien que soi » [23]. Irène Fenoglio, « Le manuscrit de Boutès, traces d’une genèse », exprime avec une très grande clarté en quoi consiste son travail, et la forme qu’il aura prise dans le cas d’espèce, et pour ce qui est du retranchement dans le travail d’écriture, apporte in fine de façon limpide des précisions sur le modo de proceder :

« Pascal Quignard dit à plusieurs reprises qu’il procède par la coupe. Qu’il passe du plus long au plus court. Cela n’est pas tout à fait exact. Dans le long processus de genèse on voit d’abord l’épaississement des premières notes épurées, rapides, structurées très vite en récit : les premiers folios manuscrits — puis saisis en traitement de texte de la version un. Puis le récit s’allonge, son aura s’amplifie (versions deux, trois, quatre ... jusqu’à la version onze), puis il divague et fluctue durant quelques versions. Ce n’est que tard, assez tard que l’auteur coupe, sangle, serre sa ligne textuelle de près. L’écrivain nous dit que la joie d’écrire se trouve à ce lieu-là. Le manuscrit dit de lui-même combien ce geste de coupe est précédé, préparé par une longue et lente vague qui ramasse dans son rouleau immense toutes les associations venues et accueillies. Ce n’est qu’alors que l’auteur vient couper court aux bégayements, ôter l’écume, aiguiser la courbe pour ne saisir que le mouvement et la captation du rythme ».

À la suite du fac-simile, le lecteur trouvera neuf « chutes » exposées par l’auteur et présentées par le chercheur à qui revient de conclure avec « Ouvrir un manuscrit ». Je confie au lecteur - tel qu’il est ici plènièrement considéré- la belle conclusion de l’article de Mathieu Messager (« Le manuscrit réchappé des flammes [24] »), in Acta Fabula.

« On l’aura compris Sur le désir de se jeter à l’eau est un livre pluriel dont l’originalité critique déjoue toute proposition systématique. On ne trouvera pas là un essai faisant l’expertise savante des notes et brouillons de Pascal Quignard. Il mise davantage sur un éclairage diffracté — et à deux voix — du geste de l’écrivain et du travail du généticien. Par là même, il contribue à éclairer d’une lumière neuve le champ des études quignardiennes tout en ouvrant son propos à un questionnement plus large sur la nature anthropologique de l’activité écrivante. Si elles ne sont pas articulées selon un cheminement théorique classique, les différentes propositions avancées par l’ouvrage n’en sont pas moins pertinentes. Au final, le choix de montrer les manuscrits sous la forme d’un fac simile intégral est un beau cadeau fait à l’intelligence et à l’indépendance du lecteur. Réhabilité dans sa fonction de défricheur, de scrutateur et d’interrogateur d’un sens toujours en devenir, le lecteur réapprend à voir l’alchimie complexe de la signification. »


— Sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Gilles Declercq et Stella Spriet,
Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses
 [25]

Dans la toute première thèse consacrée à Pascal Quignard et à son écriture, « L’art de la mémoire comme principe d’organisation rhétorique de l’œuvre de Pascal Quignard » (1999) et qui nous a valu deux très beaux volumes initiant la collection les Singuliers chez Les Flohic éditeurs [26], Chantal Lapeyre Desmaison conclut dans l’essai (l’autre livre est à la fois un livre d’entretiens et un livre d’images (annonçant La Nuit sexuelle), par un chapitre d’une belle fécondité en ce qu’il aura contribué à former sans doute de nombreux lecteurs [27] : « Autoportrait en anamorphose », un autoportrait du lecteur, et le le lecteur au miroir, chapitre qui dit au passage sa dette à Michel Beaujour.

Lorsqu’il conclut sa recension des Solidarités mystérieuses, Patrick Kéchichian n’omet pas : « ce qui agit avec le plus de force, c’est une intense mélancolie : celle qui préside à la vision du monde et des êtres de l’écrivain. Une mélancolie qui n’a certes plus la force négative qu’elle avait dans Le Lecteur (1976), premier et bouleversant récit de l’écrivain, matrice secrète de l’œuvre, mais qui se déploie encore ici avec toutes ses sombres, et lourdes, et superbes draperies » [28].

Qui aura lu l’entretien avec Marie-Laure Picot ouvrant le Cahier critique de poésie n° 10, n’aura pas manqué de remarquer la douleur de l’auteur quant à l’évocation de ce livre [29].

Je ne voudrais pas perdre de vue cet aspect de l’œuvre, en braquant le projecteur sur le travail accompli par les Presses de la Sorbonne nouvelle, avec « Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses », que le visible (cahier photographique, DVD) ne prenne pas le pas sur le lisible, l’émotionnel en sa légitime circonstance, sur la profondeur du propos. Quant à la dimension « savante », l’œuvre est en effet pain bénit pour l’université, et bien des travaux ont rendu justice à celle-ci (outre Chantal Lapeyre, Dominique Rabaté [30], Dominique Viart [31], Bruno Blanckeman [32], Philippe Bonnefis [33], Dolorès Lyotard [34] etc.), l’érudition si sensible dans les Petits traités ou Dernier Royaume et un certain nombre d’essais, elle n’aura de sens que si elle ouvre pour le lecteur des chemins vers sa propre vie secrète chemins à laquelle convoquent précisément, parmi bien des œuvres qui ne connaissent pas nécessairement la même notoriété, les écrits de Pascal Quignard.

Cela posé, il n’y a certainement pas lieu de bouder le plaisir - la joie - de la célébration, de retrouver et de partager à nouveau des sensations de lectures, le bruissement d’une recherche tout aussi existentielle qu’intellectuelle, ses partages (la magistrale introduction de Mireille Calle-Gruber, « Celui qui cherche », et le "final" d’Alain Veinstein, forment une remarquable inclusion), et de former le voeu que l’ouvrage soit accessible le plus possible dans les lieux de la lecture publique, les presses d’université trouvant rarement leur place ailleurs que dans les BU.

Pour dire ce plaisir, je ne saurais, à l’instar de Philippe Bonnefis et Danielle Cohen-Levinas, que demeurer dans la parole performative, et cède la place aux muses.


— Agnès Cousin de Ravel, Quignard, Maître de lecture. Lire, vivre, écrire [35]

Donnant un compte-rendu critique du dernier livre de Pascal Quignard, Les désarçonnés Agnès Cousin de Ravel pointe ceci :

« [...] concrètement, et pour chacun de nous comme pour lui-même, l’écrivain suggère trois moyens de se délester un peu des contraintes psychiques, sociales, familiales et personnelles pour être en soi plus libre.

Le premier est la psychanalyse qui permet de dénouer l’étreinte de ses rêves, de ses cauchemars, de ses fantasmes et de ses expériences et de se dés-assujettir du jugement de la meute et de celui de ses parents pour devenir un individu au sein du groupe social. Le deuxième est la lecture. […] C’est d’autre part, un retour de prédation dans la mesure où, pour le lecteur comme les chiens chassant, lire “c’est faire sortir. Faire surgir. Faire jaillir”, pour finalement prélever des fragments, des citations et donner sens à ce qui est lu. Le troisième moyen est de “déchirer un peu le tissu” de la langue en créant, parce que “créer est le seul bon terrain qui soit au monde”. » [36]

Le lire, vivre et écrire du récent essai publié chez Hermann, s’y retrouvent, ainsi de la traduction de Lycophron et de sa suite actuelle qui a donné l’élan de cette lettre, on lira ceci qui est très juste :

« De façon emblématique, Quignard a écrit ses premiers ouvrages à partir du lieu essentiel qu’est, au regard de son œuvre, la langue, ses pouvoirs et ses failles. Dans l’Avant-propos de L’Être du balbutiement sous-titré Essai sur Sacher-Masoch, il a mis au jour dans le texte de Masoch Vénus à la fourrure par le passage du récit au crible de ses lectures des auteurs grecs et latins, de ses enquêtes étymologiques avec en arrière-fond son lien douloureux à la parole, la question de l’occultation du statut de la parole comme bouclée sur elle-même par le concept psychanalytique de masochisme. Pour sa part, il a lu dans le contrat que Séverin signe avec Wanda l’allégorie du contrat que tout parleur passe avec la langue. Dans La Parole de la Délie, l’essai sur Maurice Scève, l’accent est mis sur le secret compris comme une parole mise à l’écart, privée et qui se veut confiante. C’est déjà la puissance de cette interrogation sur l’obscurité de la parole qui a résonné dans sa traduction du poème Alexandra de Lycophron et qui le pousse aujourd’hui encore à « faire revenir du monde des ombres des figures dédaignées, difficiles, fascinantes, ombrageuses, butées, splendides. Scève, Lycophron, Albucius » (Sur le jadis) qui toutes ont la parole pour enjeu. »

Cependant que relativement à Boutès, qui aura aussi été amplement commenté, on sera lui reconnaissant de faire apparaître ces vues de Chantal Lapeyre-Desmaison qui en font un Traité sur la danse [37]. Les pages qu’elle y consacre (35 à 39) sont magnifiques et convaincantes, qui font « métaphoriquement de la danse une lecture et une écriture de soi ».

Le site non-fiction auquel collabore Agnès Cousin de Ravel et auquel elle a donné de nombreux articles sur Pascal Quignard [38], précise qu’elle a soutenu sa thèse « sur les liens entre amour et lecture dans l’œuvre » de celui-ci. Et c’est particulièrement sensible dans ce livre chaleureux, dense et parfaitement informé. Dans les lieux de l’œuvre, au chapitre IV, « L’espace et le temps de la pensée » on relira (reliera) dans la compagnie d’une excellente guide, ce qu’il en est de Bergheim [39], ce lieu imaginaire, figuré ici comme Orphée tendant la main vers une fantômatique Eurydice, et du rôle joué par Cäcilia Müller (lectrice perdue dans sa lecture [40]), de quoi écrire un roman, en effet, et de multiples petits traités...


— L’esprit créateur, printemps 2012 : Pascal Quignard [41]

Auteur de Pascal Quignard ou Le fonds du monde (Rodopi, 2007 [42], Jean-Louis Pautrot, professeur à l’université de Saint Louis (Missouri) a réuni dans la revue L’esprit créateur, dans sa livraison du printemps 2012, chercheurs et spécialistes de l’oeuvre de Pascal Quignard pour l’examiner sous l’angle qu’il décrit ainsi dans sa présentation de ce numéro :

« Avec ce présent numéro nous avons voulu montrer trois choses. D’abord que l’exégèse s’approfondit du côté des sources moins aisément décelables. Ainsi l’essai de Camilo Bogoya identifie les écrits du sénateur romain comme source occultée des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia ; celui de Bénédicte Gorillot [43]
redéfinit la notion de « roman latin » invoquée par Quignard ; celui de Cristina Alvares documente le dialogue implicite de la pensée de Quignard avec celle de René Girard ; Quignard lui-même confie à Chrystelle Claude comment sont nés ses personnages latins. Ensuite nous avons tenu à enrichir l’exégèse des livres récents ou peu encore analysés : les essais de Bruno Thibault sur Villa Amalia [44], de Chantal Lapeyre-Desmaison sur La Nuit sexuelle, d’Agnès Cousin [45] examinant les ouvrages sur la peinture (y compris les collaborations avec des peintres), de Gaspard Turin sur l’humour dans Dernier Royaume, élargissent les perspectives critiques. Enfin ce numéro confirme qu’il existe désormais une active exégèse nord-américaine : avec l’essai de Bruno Thibault, la contribution de John Hamilton sur l’aoriste comme aspect vital de l’écriture, celle de Joseph Acquisto situant l’approche du silence dans la lignée de la modernité avant-gardiste, et celle de Daniel Larangé abordant la vaste question théologique chez un auteur qui se déclare athée, témoignent que Quignard est aussi désormais un « classique » contemporain de ce côté de l’Atlantique ».

La contribution de Gaspard Turin, « Rire en Quignardie, pour une lecture posturale », on inversera la proposition en « posture lectorale », ainsi qu’il le fait lui-même in fine, a le mérite au-delà de la question de l’humour, de mettre en évidence, et dans le sillage de Jérôme Meizoz (Postures littéraires), de Dominique Viart (les fictions critiques), la place du lecteur assignée au lecteur de certaines oeuvres contemporaines (ou place qu’il consent éventuellement à se voir assigner) [46]. Le travail d’Irène Fenoglio, apporte à sa façon réponse à la question posée, en mettant en évidence les traces de la textualisation, et non « la fabrique du texte », j’aime lire :

« On y voit l’énonciation débordant l’énoncé qui est son reste, invisible dans l’énoncé textualisé, fini, établi, expulsé, lisible. Je dis la langue, mais chez Quignard, en général, et dans Boutès en particulier, il y a des langues, prises chacune dans son système particulier mais offerte à une « lalangue » précise, riche, prégnante qui immanquablement ouvre l’horizon de la pensée en train de lire. Pouvoir observer dans un manuscrit la textualisation de cette lalangue qu’avait si bien repérée et nommée Lacan, est d’un bénéfice inouï » (Fenoglio, op. cit., p. 37-38).


— Pascal Quignard, Medea [47]

De même qu’il y a une voix perdue lors de la mue des / adolescents (quand leur voix, au fond de leur corps, / devient autre et, brusquement, s’abaisse) de même / il y a une danse perdue (dans le corps tombé, natal, / souillé, atterré, vagissant, des naissants).

Le petit livret de Medea aux éditions Ritournelles (Bordeaux [48]), n’est pas sans compléter certains des aperçus que l’on aura tâché de délivrer en parcourant quelques uns des livres de, avec, pour ou sur Pascal Quignard.

Allons d’abord du côté de la danse, pour souligner que c’est avec (pour) Carlotta Ikeda, que s’est effectuée la mise en scène du texte, à la fois petit traité, évocation des fresques romaines [49], parabole (Médée n’est pas contredistinguée de Marie, à moins que ne le fasse à la toute fin le glaive de la parole de Salomon), écho de Boutès avec pour clef (chorégraphique) « La danse perdue », en avant-scène — scène primitive qui appelle la question : « Qui est cette femme dont je tombe [...] ? ».

Un texte très fort, dont Marie-Laure Picot, dans une brève postface rassemble tout ceci avec le point de vue de la mère et de la langue « qu’aime la mère » [50] :

« Midi Médée médite, c’est toujours la scène primitive, l’abandon, l’effroi. Après Boutès qui incarne par son geste la danse perdue, l’auteur nous conduit avant la naissance, à Médée, la mère de toutes les mères, celle qui retient puis libère, abandonne. Qui est cette femme dont je tombe ? Dans ce vers, lancé comme un couperet, il semble bien que toutes les femmes, toutes les mères, tous les enfants, tous les hommes se confondent dans une clameur. C’est l’expérience de l’assujettissement à la langue. »

*

Je dirai : — « la détresse propre au langage humain » [51]

© Ronald Klapka _ 9 novembre 2012

[1Pascal Quignard, Lycophron et Zétès, Poésie/Gallimard, 2010 ; Préface de 1971, p. 137.
Celle-ci avait été publiée en partie sous le titre Lycophron l’obscur et avait paru dans le numéro XV de la revue L’Éphémère au mois de septembre 1970. Paul Celan et André du Bouchet commandèrent à Pascal Quignard ce texte pour présenter les traductions que Pascal Quignard avait faites de l’Alexandra de Lycophron dans le même numéro, avec le texte grec en regard.

« AΛEΞANΔPA : ainsi est nommé le texte. Alexandra c’est Cassandre. Le mythe érigea de telle sorte la figure de Cassandre, fille de Priam : ses récits étaient taxés à jamais d’imposture, ses mots infiniment retombant dans le vide, hors de créance ou de persuasion, et sa bouche condamnée à la parole vaine, car elle avait reçu d’Apollon le don de lire l’avenir sans tenir le serment qui en faisait la condition, qui consistait à se donner à lui. Le texte de Lycophron répète ce lieu et y soulève, déployant magnifiquement cette étrange parole. Ce n’est pas Alexandra qui parle, quand même toujours là à nul moment elle n’est présente, seul le garde fait récit. Cassandre est détenue au haut de la tour qui domine la mer. Elle a vu s’éloigner le bateau de Pâris et sa parole s’exalta. Le monologue fait presque tout le texte, il couvre toute l’histoire dès lors survenue et la généalogie priamide, il interpelle tout l’espace et en déplie la géographie érudite tout de même que la cosmologie ; il se présente suivant l’image d’un bas-relief d’Orient, et tel, le commentaire d’une pure description, sinon ce mouvement - merveille pour le philosophe - de temps multiples ; il est construit d’une façon rigide et réflexive : telle que perspective ou graphie d’ombre en tant que récit (de la récitation du garde) du récit (prophantique) des récits (ayant déjà eu lieu et cependant futurs) et cela repris dans le récitatif même de la parole au-devant d’elle-même [...] »
Pascal Quignard, Écrits de l’éphémère, Galilée, 2005, pp. 53-54.

[2Chantal Lapeyre-Desmaison, « Genèses de l’écriture », in Pascal Quignard, figures d’un lettré, sous la direction de Philippe Bonnefis et de Dolorès Lyotard, Galilée, 2005, p. 338.

[3Jean Frémon, « La parole obscure de Lycophron », La Quinzaine littéraire, n° 132 parue le 01-01-1972.

[4L’ouvrage, Lycophron et Zétès assemble une traduction de l’Alexandra de Lycophron par Pascal Quignard et un long texte du même qui se déploie comme une réflexion sur ladite traduction, en incluant de nombreux éléments autobiographiques, ainsi que des séquences attribuées à un poète fictif, Zétès, soit : Zacharie, Jean, Cassandre - L’analyse - Les DEB - Traité sur l’oralité silencieuse - La suite de Ménédème - Théon le Rhéteur - L’abrogation de l’écriture gothique - Note sur les civilisations bicamérales [2010]
Collection Poésie/Gallimard (N° 456).
Écho sonore de cette réédition dans l’émission de Sophie Nauleau, Ça rime à quoi (rediffusion 02.04.2011).

[5Europe, Pascal Quignard, août-septembre 2010, n° 976-977, p. 11.

[6Europe, op. cit., pp. 193-196.

[7Il ne sera sans doute pas inutile d’ajouter la phrase qui précède :
Mais cette affirmation qui pourrait passer pour celle d’un nouveau stoïcisme, pour une reconnaissance du droit inaliénable de l’individu à rester soi se fait, paradoxalement, du côté d’une sortie hors du sujet entendu comme souverain de soi. Il faut bien la dire en son nom, et affirmativement à la première personne, mais comme un écho, comme une traversée, comme ce qui résonne d’un lieu “loin en amont de la position ego” - La Barque silencieuse, p. 89. » (Europe, op. cit., p. 196). À rapprocher de : « Pourquoi je déteste tant qu’on parle de préciosité concernant ce que j’écris ? Parce que tout ce que je fais s’efforce de désorner, de désublimer, de rejoindre le continuum sans cesse anachronique, sans cesse resurgissant, sans cesse éruptif de ce qui n’a pas été entièrement gagné par la langue enseignée, plus ou moins intégrée, qui, indomesticable, est demeuré inconscient dans le corps. Une voix rythme. Dans la notice du Petit Larousse l’appréciation “une écriture exigeante et parfois même précieuse” est non seulement inutile, elle est nocive. Tout, dans ce que je fais, comme dans ce que j’improvise, cherche à se simplifier jusqu’à ré obtenir l’attaque d’origine. Tout dans la passion qui me porte de façon régressive, de façon presque vindicative, tend à recouvrer la non sublimation de l’origine » (Lycophron et Zétès, pp. 206-207).

[8Pascale Hummel, Cassandre, éditions Comp’ Act, 2006.

[9Gérard Lambin, L’Alexandra de Lycophron, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

[10André Hurst, Alexandra, Les Belles-Lettres, 2008 ; voir cette présentation par le service communication de l’université de Genève (avec le papyrus d’Alexandra)..

[11Christophe Cusset, Cédric Chauvin, Lycophron, Alexandra, L’Harmattan, 2008. On lira le compte-rendu précis d’Antje Kolde pour la Revue d’Études Anciennes (Bordeaux 3).

[12Lycophron : éclats d’obscurité, Textes réunis par Christophe Cusset et Évelyne Prioux, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009.

Si les actes de colloque donnent lieu à 760 pages environ, dont une centaine consacrée à la bibliographie, aux résumés, à pas moins de cinq index, leur abord n’en est nullement rébarbatif. Bien des contributions suscitent intérêt, enthousiasme pour ce que la recherche aura mis au jour d’hypothèses éclairantes concernant un texte qui pourrait, même s’il n’aura pas délivré tous ses mystères, ne plus être réservé aux happy few, via des généalogies ou des affinités électives — cf. chez Quignard le chapitre « Le loup de Persée » (149-154) dans lesquelles les fées ont pour nom : Celan, Mallarmé, Des Forêts, du Bouchet, Michaux, Klossowski et de compléter un cercle enchanté : Keith et Rosmarie Waldrop, Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, Alain Veinstein, Raquel et Emmanuel Hocquard.

On en mentionnera, pour le présent, les contributions des traducteurs récents :
— Antje Kolde, Parodie et ironie chez Lycophron, un mode de dialogue avec la tradition ?
— Christophe Cusset, l’Alexandra dans l’Alexandra : du récit spéculaire à l’œuvre potentielle
— Gérard Lambin, L’auteur dans Alexandra
— André Hurst, Étincelles dans l’ombre ?
— Cédric Chauvin, Lire et traduire Alexandra

J’ajoute, un passionnant article de Christine Kossaifi : Poétique messager. Quelques remarques sur l’incipit et l’épilogue de l’Alexandra de Lycophron.

[13Pascale Hummel, Cassandre, op. cit. p. 220-1.

[14Françoise Coblence, « La forme est sexuelle, ne le sait pas... », Revue française de psychanalyse, 2001/4 (Vol. 65, « La Figurabilité », sous la direction de Laurence Kahn.)

[15Sur ce détail de l’hydrie de Nola, Musée de Naples, Ajax s’apprête à violer Cassandre, cf. la notice : « Aiace Oileo che calpesta un guerriero troiano, mentre trattiene con la mano sinistra i capelli di Cassandra, raffigurata nuda, con un mantello sulle spalle soltanto ed in procinto di cadere stringendosi alla statua di Athena, ed è sul punto di essere trafitta con la spada ». Ce que Pascal quignard traduit en somme, p. 163 : « Parfois elle se tient la bouche ouverte, accroupie, assise, déhanchée, incurvée, un genou sur le dallage du temple, le torse nu, son himation déchiré, ou complètement nue, le sexe nu, sa robe traînant à terre. Elle tend les mains vers la statue de la déesse Athéna, elle l’enserre, elle s’agrippe à la statue tandis qu’Ajax vêtu de sa cuirasse la menace avec son glaive dans sa main droite et, de la main gauche, tirant les cheveux qu’il échevèle sur sa tête, cherche à l’arracher à sa prière vaine et à une protection divine devenue inutile ».

[16Voir le chapitre douzième et dernier de Zétès : « Le château intérieur » (307-309), et en ce qui concerne Paul Celan :

« Je pense que Celan voulait que je traduise Lycophron pour ce futur absolu : Lexô. Je dirai.
Une voix, même obscure, même vaine, tournée vers l’avenir, obtient l’avenir. Elle appelle. Et cet appel cherche la venue de quelqu’un qui entend l’appel auprès de celui qui appelle. C’est comme le rêve pour la vue. C’est le premier mot de l’œuvre du bibliothécaire alexandrin dont le patronyme est encore sauvage : pensée du loup. Lyko-phrôn. Hurlement à la lune. » (181)

[17Le 16 décembre en Sorbonne, Pascal Quignard, Mireille Calle-Gruber et Irène Fenoglio présentaient leurs ouvrages parus aux Presses Sorbonne Nouvelle : Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses et Sur le désir de se jeter à l’eau.

[18Pascal Quignard, Irène Fenoglio, Sur le désir de se jeter à l’eau, Presses Sorbonne nouvelle, 2011.

[19Exemple développé ici : « Le Boutès de Quignard in vivo », Le Magazine littéraire, 06/01/2012.

[20Voir la page du chercheur à l’ITEM.

[21Cf. La recension de Chantal Lapeyre, pour la revue Le Français aujourd’hui — il y a là en effet de quoi alimenter la réflexion sur l’écriture d’invention, prolongeant les réflexions menées par François Bon et rassemblées chez publie.net (dont la version publie.papier, livre + epub) : « Ce saut dans l’inconnu que représente le fait d’écrire m’impressionne toujours autant, dans les expériences actuelles. C’est là sans doute où cela a le plus contribué en retour à mon écriture personnelle, privilégiant cette intensité et ce non-retour, ou la composition mentale ».

[22Cf. Derrida : « Personne ne saura à partir de quel secret j’écris, et que je te le dise n’y change rien », in Geoffrey Bennington, Derrida, Seuil, 1991.

[23Ajoutant : « À la vérité il s’agit toujours de plonger dans l’eau qui nous précède au risque d’y mourir. Ne plus du tout savoir où l’on va. De même, quittant l’eau utérine, le nouveau-né ruisselant plonge dans l’air et la lumière et le froid - le ciel. Il se lance corps et âme dans une nouvelle aventure à laquelle il ne comprend rien ».

[24Mathieu Messager, « Le manuscrit réchappé des flammes », Acta Fabula, 16 janvier 2012.

[25Mireille Calle-Gruber, Gilles Declercq et Stella Spriet (dir), Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, Presses Sorbonne nouvelle, 2011.

[26Chantal Lapeyre Desmaison, Mémoires de l’origine ; Pascal Quignard le solitaire, Les Flohic éditeurs, 2001. Les deux ouvrages ont été repris chez Galilée en 2006, tout comme le Georges de La Tour, primitivement paru dans la collection Musées secrets en 1991. Pour des raisons biographiques et de pure admiration, je mentionne « 17 juillet » de Gérard Farasse, in Pascal Quignard, figures d’un lettré, je ne me refuserai pas cette légende dorée (histoire de saint Alexis).

[27L’ouvrage d’Agnès Cousin de Ravel décliné plus loin, loin d’être épigonal, en est un magnifique surgeon.

[28Patrick Kéchichian, « Sombres clartés sur la lande bretonne », La Croix, 06/10/2011.

[29Cahier critique de poésie n° 10 (2004/2), Dossier Pascal Quignard, qui affiche en 4°, ce qui s’applique aussi bien à la traduction de Lycophron, qu’aux actes du colloque : « Je ne peux pas distinguer entre lire, traduire, écrire. Ne comprenant jamais rien à rien dans un premier temps il me faut décomposer lettre à lettre, ouvrir le dictionnaire pour le sens, ouvrir le dictionnaire pour l’étymologie, récrire ce que je dis, retraduire ce qu’on me dit. Traduire, c’est lire mot à mot. C’est penser. C’est la littérature à l’état pur que ce travail de démembrement et de remembrement perpétuels ».
Quant au Lecteur, Pascal Quignard refuse de le commenter : « Dès que je relis ces pages, la dépression qui les a faites s’écrire autrefois se redéveloppe en moi » (7).

[30Dominique Rabaté, Pascal Quignard, Étude de l’œuvre, Bordas, 2008. Limpide, personnel, concis, donne une vue claire de l’œuvre, en repère précisément les lignes de force.

[31Dominique Viart, Un article fondateur « Les fictions critiques de Pascal Quignard » in Études françaises, Pascal Quignard, 2004.

[32Les récits indécidables, PU du Septentrion, 2000, rééd. 2008. À lire in Études françaises, op. cit. « Une écriture intraitable ».

[33Pascal Quignard, Son nom seul, et le colloque de Cerisy Figures d’un lettré, avec Dolorès Lyotard.

[34Direction du numéro de la Revue des Sciences Humaines, n° 260, 2000 ; À paraître aux Presses du Septentrion, Prestiges de la jalousie : la princesse de Clèves, Michel Leiris, Georges Bataille, Pierre Michon, Pascal Quignard, janvier 2013.

[35Agnès Cousin de Ravel, Quignard, Maître de lecture. Lire, vivre, écrire, Hermann, 2012.

[36Agnès Cousin de Ravel, « Petit traité politique d’asocialité », non-fiction, 08/10/2102.

[37Chantal Lapeyre-Desmaison, « Boutès de Pascal Quignard, un traité sur la danse », revue Lendemains, BD. 34, NR. 136 (2009).
C’est une grâce que de pouvoir accéder à ce texte, on aura pressenti dès ses premières lignes qu’il y serait fait mention du Danseur des solitudes, et il sera heureux de recopier :

« Sauter, se jeter à l’eau, accepter de se perdre, c’est la condition d’accès à la beauté de l’art (Boutès ne meurt pas, Pascal Quignard le rappelle : il fonde Lilybée et a un fils de Cypris) . Mais "Rares, très rares les humains qui se jettent à l’eau pour rejoindre la voix de l’eau, la voix pas même voix, le chant pas encore articulé qui vient de la pénombre." Quelques musiciens, quelques écrivains, ajoute Pascal Quignard, quelques danseurs, peut-être, comme Israel Galvan, qui ne "se montre pas", mais "apparaît". Un grand danseur selon Didi-Huberman (mais aussi un écrivain véritable) n’est pas forcément un virtuose : seule importe cette faculté d’ouvrir dans notre sens du temps par le rythme l’instant de la blessure, de la démesure et de la vérité ensemble".
L’écriture, quand elle est nécessaire au sens que Bataille donne à ce terme, est une danse. Comme la danse, elle est expérience de l’imminence, "désir d’approcher à l’état pur", invoqué par la rythmicité interne la plus archaïque. Le traité, forme la plus aboutie de ce que serait une chorégraphie littéraire de ce combat avec le taureau, convoque les "gestes de naissance de la tragédie" en ce que le tragique n’y est pas encore isolé comme genre ».

[38La liste en est donnée à la « fiche-auteur ».

[39La revue Lendemains, déjà citée, donne accès en ligne au texte de Pascal Quignard « La maison de Bergheim rasée » auquel se réfère à plusieurs reprises Agnès Cousin de Ravel.

[40Comme la mère à la recherche du mot est « ce regard perdu où nous n’importions pas » (62) qui amène : « J’étais cet enfant précipité sous la forme de cet échange silencieux avec le langage qui manque. Je fus ce guet silencieux. Je devins ce silence, cet enfant en « retenue » dans le mot absent sous forme de silence. Cette dépression d’enfant eut lieu après que nous déménageâmes au Havre, parce que me quittait une jeune femme allemande qui s’occupait de moi tandis que ma mère était alitée et malade et que j’appelais Mutti. Je devins mutique. Je parvins à m’ensevelir dans ce nom encore plus cher que celui de ma mère et qui était par malheur une injonction. C’était un nom non pas au bout de ma langue mais au bout de mon corps et le silence de mon corps était seul capable d’en rendre présente, en acte, la chaleur. Je n’écris pas par désir, par habitude, par volonté, par métier. J’ai écrit pour survivre. J’ai écrit parce que c’était la seule façon de parler en se taisant. Parler mutique, parler muet, guetter le mot qui manque, lire, écrire, c’est le même. Parce que la dépossession fut le havre. Parce que c’était la seule façon de demeurer abrité dans ce nom sans tout à fait m’exiler du langage comme les fous, comme les pierres, qui sont malheureuses comme elles-mêmes, comme les bêtes, comme les morts ». (64-65), Le nom sur le bout de la langue, POL, 1993.

[41Revue, L’esprit créateur, printemps 2012 : Pascal Quignard. La revue est publiée par The John Hopkins University Press, Baltimore.

[42Jean-Louis Pautrot, Pascal Quignard ou Le fonds du monde (Rodopi, 2007).

[43Cf. Bénédicte Gorrillot, « Le latin de Pascal Quignard », in Pascal Quignard, figures d’un lettré, op. cit., pp. 199-218, et Inter (éditions Argol) autour d’Inter aerias fagos, naguère recensé.

Je complète ce que j’ai pu écrire alors par deux citations qui m’apparaissent aujourd‘hui tellement nécessaires * :

Pascal Quignard : « Je m’apprêtais à écrire Les Mots de la terre, de la peur et du sol, qui paraîtra à la même date, en 1979, à la galerie Clivages. Terror est avant tout la terre. La terre terrifiante. La terre terrassante. Saint Paul tombe sur la terre, les quatre fers en l’air, désarçonné, criant, aveugle soudain. L’arrivée sur la terre veut dire hilflosigkeit. Il y a une page magnifique de Pline l’Ancien là-dessus. Dico prononce le cri de détresse originaire. Le salut est dans le saltus veut dire le salut est dans l’inessarté. Saltus en latin équivaut à friche, lande, rippe. Opter pour le saltus pour moi veut dire non seulement il faut quitter la protection des remparts mais il faut traverser les champs, il faut traverser les vignes, les oliviers, les moissons, il faut se glisser sous les fils de fer barbelés, il faut rejoindre le non-cultivé. Il faut revenir à l’étape d’avant. Il faut revenir à l’étape d’avant dans la vie veut dire il faut revenir au sauvage, au nu, au rudiment, au rudis, à l’aparlance, au silence, à l’ombre. Il faut revenir à l’étape d’avant dans la langue veut dire il faut revenir au latin ».
Lettre à Bénédicte Gorrillot, INTER, pp. 17-18.

Bénédicte Gorrillot : Une leçon d’Inter aerias fagos :
L’Autre échappe en nous frôlant – qu’il soit texte ou monde ou ce sujet noué sur ses souffrances. Cette traduction linguistique impossible – du monde en langues ou de langue à langue – semble aussi la matière d’Inter aerias fagos.
Que paraît raconter le poème latin de Pascal Quignard ?
Un « je » est chassé du monde humain en pleine forêt sauvage, en proie à la terreur. Il redevient animal ou in-fans, aveuglé par la terreur. Mais il ne peut s’empêcher de parler : il est humain. Or il se retrouve aussi chassé de sa terreur par ces mots dont il n’a pu se garder. Il a donc trahi sa terreur et l’animal qu’il était redevenu.
Inter aerias fagos décrit une double perte : de l’humain, dépossédé de sa maîtrise linguistique par la terreur ; de l’animal, dépossédé de son être-là hurlant par les mots articulés. Inter aerias fagos met en scène une souffrance de traduction et de traducteur.
Le lecteur par hasard latiniste comprend alors l’abondance des références à saint Jérôme, l’autre grand théoricien latin de la traduction : « Scribens mortuus est » (Epistulae , n° 52, Belles Lettres, t. II, 1951, p. 176). « Tandis qu’il écrivait, il est mort. » Il a trahi son être animal. Il a trahi sa terreur.
<i<Didascalies INTER, pp. 141-142.

* En ce qu’elles disent toujours la nécessité intérieure de Pascal Quignard, quelque trente trois ans plus tard, et l’engagement entier de Bénédicte Gorrillot et de Catherine Flohic : Fortuna audaces juvat !

[44De l’ouvrage en poche (folio) comme indiqué dans cette chronique, une analyse dans Critique 721-722.

[45Cf. ci-dessus, Agnès Cousin de Ravel, Pascal Quignard, Maître de lecture.

[46À lire en ligne : Gaspard Turin, « La figure du lecteur parasité par l’auteur. Quelques écrivains contemporains aux prises avec la notion de lecteur (Quignard, Macé, Michon) ».

[47Pascal Quignard, Medea, éditions Ritournelles, 2011.

[48Comme l’indique cette plaquette, c’est à l’occasion du festival Ritournelles de 2010 que prit corps le projet de l’ouvrage.

[49Lors de l’exposition Portraits de la pensée, au Palais des Beaux-Arts de Lille, Pascal Quignard, donna une conférence dont la première partie, fit, selon ses propres mots, « zoom » sur Médée.

[50Selon la phrase de Paul Celan rapportée par Pascal Quignard dans Zétès, p. 255.

[51Je songe tout à coup, dirait Pascal Quignard : « Toute œuvre à laquelle on consacre ses jours est profondément encapuchonnante. C’est même cette possibilité d’invisibilité qui attire celui qui s’y plonge afin d’y soustraire son visage et d’y protéger sa vie. Elle va jusqu’à étourdir le temps. Elle est comme le nuage qui enveloppait Athéna ou Héra quand elles descendaient dans ce monde et s’approchaient de leur guerrier préféré pour les secourir injustement. (Pascal Quignard, Lycophron et Zétès, op. cit. p. 149) », cette citation, en exergue d’un livre à venir de Pierre Ginésy, psychanalyste autant que philosophe aux éditions Apolis, et, à l’évidence, après-coup, de s’être mis à la lecture du volume de la collection Poésie/Gallimard, en réserve (avec quelques autres) de lecture. Et donc, ce qu’il en advint, dirai-je.