La nudité du mot écrire

15/12/2009 — Georges Bataille écrivain — revue Littérature n° 152, Denis Hollier, Jean-Paul Curnier , Sylvain Santi, Laurent Zimmermann, Francis Marmande, Lucette Finas


« Il me semble que, d’une manière peut-être unique dans notre société, Georges Bataille eut le pouvoir de parler, non moins que d’écrire. Je ne fais pas allusion à des dons d’éloquence, mais à quelque chose de plus important : le fait d’être présent par sa parole et, dans cette présence de parole, par l’entretien le plus direct, d’ouvrir l’attention jusqu’au centre. » [1]


« Vous avez ouï-dire de Rheims qui fut une grande ville dans la plaine de Champagne. Elle avait une histoire antique : Clovis barbare, que baptisa Saint-Rémy donnait à la bonne ville chrétienne un pieux prestige et l’on y sacrait les rois de France. Au temps de Jeanne d’Arc elle était ville de sure bourgeoisie, en ses remparts, et, sur mille maisons à toitures anguleuses, qui étaient un fouillis de joies humbles et familiales, la Cathédrale toute jeune et blanche veillait comme un berger sur son troupeau bêlant. »

Ce texte de Georges Bataille apparaît pour la première fois dans La prise de la Concorde [2] de Denis Hollier. Publication posthume, Notre-Dame de Rheims (1918), est grosse de l’œuvre ultérieure, comme le montre son étude attentive.

La « vision » développée, porte les marques de la grande destruction de l’édifice ainsi que « L’attente angoissée du Te Deum, qui exaltera la délivrance et le renouveau ». Dans les dix ans de quasi silence séparant ce texte de Histoire de l’œil, à l’assiette toute différente, Denis Hollier nous invite à lire la rupture par laquelle se produit l’écriture : « Bataille n’écrira que pour ruiner cette cathédrale ; pour la réduire au silence, il écrira contre ce texte […], contre la sourde nécessité idéologique qui le commande, contre cette cathédrale plus secrète et plus vaste dans laquelle il est pris de part en part et qui empêche que ce texte ait été écrit [ici allusion au glacis du style dans lequel Barthes voyait la (dé)négation de l’écriture], qui fait qu’écrire ne pouvait avoir lieu qu’après, contre lui, contre l’architecture oppressive des valeurs constructives. »

Risquons : dans l’infamilier Rheims, lire « Heim », figuration du féminin, du natal, du maternel [3], à la ruine desquels s’emploiera l’écriture à venir. Ainsi Jean-Paul Curnier (A vif) parle du sexe d’Edwarda comme d’une idole brisée, un autel profané par son propre dieu, une trouée vive dans le double du corps, l’immanence de l’effroi derrière l’artifice, et conclut, magnifiquement : Il est le double troué, en ruines. Maurice Blanchot (Après coup), quant à lui, découvrant Madame Edwarda « aux pires jours de l’occupation » aurait souhaité que n’en « reste » que « la nudité du mot écrire ».


Georges Bataille écrivain — revue Littérature n° 152

Auteur de Georges Bataille à l’extrémité fuyante de la poésie, Sylvain Santi s’explique également avec ce livre dans « Bataille écrivain » un récent numéro, le 152° de la revue Littérature (Armand Colin/Larousse). S’appuyant sur Georges Didi-Huberman : Ce que nous voyons et ce qui nous regarde, et Victor Hugo : « Ces yeux voyaient Gilliat. /Gilliat reconnut la pieuvre ». Mais l’auteur se réfère aussi à Prigent [4] lecteur de Rimbaud tirant la langue à la mère, et de Duras (Outside) qui, dit-il, et je le pense aussi, ne sort pas d’une histoire de l’œil.

Une étude dense, précise, convaincante, pour nous amener à penser que si la scène « déguenillée » est célèbre, c’est bien grâce aux mots que peut être communiqué ce « frisson sacré » sans lequel pour Bataille une vie est mutilée.

L’argument de Laurent Zimmermann qui a coordonné et présente ce numéro de Littérature : la prise en compte du caractère véritablement littéraire de certaines œuvres de Bataille est encore comparée à la fortune critique de la part théorique, relativement rare, sans omettre de mentionner en note les ouvrages de référence des Finas, Hollier, Marmande, Surya ainsi que l’édition du « Pléiade » sous la direction de Jean-François Louette.

La revue résonne en grande partie de ces travaux ou de leurs problématiques, en témoigne le sommaire [5]. Comme « L’œil d’Edwarda », brille dans cette constellation de travaux Le Rameau d’Or de Frazer éclaire grâce à Philippe Forest des parentés entre le Sanctuaire de Faulkner et le Dianus de Bataille. Et donne de ressaisir la série des essais joycement intitulée Allaphbed [6] (chez Cécile Defaut), et plus particulièrement Le Roman, le Réel, ainsi que derniers chapitres de son dernier livre : Le nouvel amour, et tout spécialement ces phrases :

« Il fallait la fin, le gage mélancolique d’un sacrifice qui garantit que l’histoire a bien eu lieu » (p.195).

« On croit qu’un romancier raconte ce qui lui est arrivé quand c’est tout l’inverse qui est vrai ; s’il raconte, au contraire, c’est à seule fin que quelque chose lui arrive encore » (p. 204).

Et c’est resituer chez cet auteur le « roman du je » ; à cet égard, précieux sont les propos tenus par Philippe Forest lors de rencontres littéraires franco-chinoises [7] en 2001 ; ils rejoignent ceux de Francis Marmande revenant sur le dossier du Pur bonheur (v. tome XII des O.C., pp. 525-547 ), et évoquant la réception de Georges Bataille au Japon, et ce qu’il qualifie d’ « autre pensée » (pp. 17-33).

En clair : lire Le Nouvel amour (disponible en édition folio) puis : « Le Dianus de Frazer de Faulkner à Bataille » (Littérature, pp. 35-45). [8]

Je mentionne encore « B. de l’égarement au délire face à la Loi aux cheveux raides », une lecture presque sarcastique par l’auteure de La Crue, de l’affrontement du narrateur appelé ici B. et de Lazare (autrement dit Simone W.) dans Le Bleu du ciel, « œuvre capitale dans l’œuvre » comme Madame Edwarda. En cinq scènes, Lucette Finas, nous amène à reconnaître que l’exposition de la disparité entre le narrateur et la figure opposée a pour origine l’absence de complaisance de l’auteur pour son image et une aptitude à se détacher de soi aussi puissante que son contraire. Comme des traits de la « communauté négative » (Blanchot, La communauté inavouable, Minuit, pp 40-47).

Peut-être que ces lignes de Bataille mentionnées par Jean-François Louette, à partir de l’article consacré à la notion d’Informe du « Dictionnaire critique » de la revue Documents retiendront l’attention de Denis Moreau :

« Il me semble toujours qu’un recours aux catégories intellectuelles de la religion ouvre à l’investigation des profondeurs qui échappent à celui que limite la culture laïque » [9]

Jean-François Louette cite cette phrase en référence à la « contre-Genèse » à un contra Augustinum que peuvent évoquer quinze lignes dont la fortune critique aura relevé essentiellement de deux domaines : esthétique et philosophique (toutefois Georges Didi-Huberman donne, lui aussi, le texte d’Augustin en exergue de La Ressemblance informe, ou Le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Macula, 1995).

J’évoque plus rapidement les autres contributions qui ne sont pas de moindre intérêt. Ce que « besogne » Bataille est l’inachèvement, indique Sylvie Trécherel, dans son « Lire après bataille, un intérêt littéraire », tandis que Laurent Zimmermann s’emploie à remettre en perspective la mise en cause de Bataille par Cadiot/Alferi dans le premier numéro de la Revue de littérature générale, le mouvement plutôt que la fascination en est le véritable attrait, suggère-t-il. La « Méthode de méditation » en huit points proposée par Vincent Vivès en incipit de son « Anarchipel – Poésie et désordre philosophique », insiste sur le fait que pour Bataille, la poésie n’est pas illustration des oripeaux mais dénudation, tandis qu’Aliocha Wald Lasowski insiste : l’écriture de Bataille met à nu la blessure ; elle constitue la plus grande mise à l’épreuve de l’intime, quand l’humain se fissure : elle engage l’enfoncée de l’écrivain dans la langue.

Cette lettre a présupposé un minimum de familiarité avec les romans et récits, des plus accessibles aujourd’hui en éditions de poche. Lors de leur réunion en Pléiade, Alain Nicolas s’inquiète : une crainte (ou un lâche espoir) fait son chemin : « et si cette entrée dans ce petit panthéon lui faisait perdre ce qui, au sens plein du terme, faisait sa virulence, son pouvoir de « contagion secrète » né de la semi-clandestinité de ses premières épiphanies littéraires ? » [10].

Les travaux de critique universitaire - ce talmud littéraire - ici rassemblés [11]
, dans une donne historique sensiblement différente font que la dimension proprement « transgressive » de l’œuvre, peut s’appréhender tout autrement, et inviter à lire pleinement celui qui se sentait "très seul à chercher, dans l’expérience du passé, les lois ignorées qui mènent le monde et dont la méconnaissance nous laissent engagés sur les voies de notre malheur".

A cet égard je n’aurais pas de meilleure conclusion que ces mots repris à l’auteur de L’indifférence des ruines et de Bataille politique :

Une science pourrait s’inventer qui suivrait la météorologie du soupçon de Bataille. Elle dirait l’air du temps. […] Elle ne maintiendrait qu’une constante - comme on constate le bleu du ciel ou l’orage (désiré) : " que l’exercice de la liberté de pensée est [aujourd’hui, encore] intolérable ; que les écrits ne sont pas lus " (Jacqueline Risset) et, accessoirement, que l’écriture, lorsqu’elle s’ouvre à la nuit, laisse désemparé.

Cette " imperceptible colère du bonheur ". [12]

© Ronald Klapka _ 15 février 2009

[1Blanchot, « Le jeu de la pensée », Critique n° 195-196, 1963 : Hommage à Georges Bataille

[2La prise de la Concorde, première édition 1974 ; la seconde augmentée de la préface à l’édition américaine : Les dimanches de la vie, en 1993

Notre-Dame de Rheims (pp. 35-43) est adressé à des « jeunes gens de Haute Auvergne » ; Bataille est en effet au séminaire de Saint-Flour ; il a quitté Reims lors des destructions de la ville en 1914, il y avait fréquenté le « Lycée des Bons Enfants », cela ne s’invente pas. Aujourd’hui, ses locaux abritent le Collège Université, le lycée s’étant implanté boulevard Clémenceau. En effet, à l’origine, il s’agissait de l’établissement des « Bons enfants de l’Université ».

[3Cette notion toute freudienne : le pays natal de l’enfant des hommes, ce lieu-là dans lequel chacun a séjourné jadis, que Sylvain Santi évoque à propos de « L’œil d’Edwarda » est particulièrement travaillée par la psychanalyste Monique Schneider.

Patrick Née invoque cette dernière à propos d’Une Odeur humaine d’Esther Tellermann, mais aussi à propos de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, par exemple au chapitre 4 de Zeuxis auto-analyste (La Lettre volée) intitulé Franchissement contre transgression. Comme une manière de prolonger la « Discussion sur le péché » (Bataille, OC, VI, pp. 315-359), Patrick Née conférant à l’anthropologie d’Yves Bonnefoy la dimension d’une « athéologie négative » (son article d’Europe, (n° 890-891, juin-juillet 2003), présente à gros traits cette façon de voir).

[4Initialement Une phrase pour ma mère, c’est Une phrase pour « Ma mère », comme le mentionne Christian Prigent à Bénédicte Gorrillot, (Prigent, quatre temps, p. 222). A ce sujet : v. « Tuer la mère », Esther Tellermann, site Freud-Lacan.com

[5Littérature nº 152 (4/2008)
Georges Bataille Ecrivain, décembre 2008.

[6Cf. « (Stoop) if you are abcedminded, to this claybook, what curios of signs (please stoop), in this allaphbed ! » (Finnegan’s Wake, 18, 17-18)

[7Entretien, relevé sur le site de la BNF.

[8Philippe Forest met en œuvre l’inachèvement, si l’on peut dire, avec cette contribution au collectif « Suspendu au récit » dirigé par Pascal Boulanger : « Pourquoi je n’ai pas écrit l’un de mes livres : contre un certain usage du concept de nihilisme courant aujourd’hui dans le discours littéraire français ». De l’époque telquelienne voir aussi L’écriture souveraine de Georges Bataille par Bernard Sichère dans son Pour Bataille (Gallimard, L’infini, 2006).

[9Denis Moreau s’appuie lui sur la phrase fameuse de Diderot « Hâtons nous de rendre la philosophie populaire » pour proposer une double réflexion : Foi en Dieu et Raison, Théodicées, aux éditions Cécile Defaut.

[10Alain Nicolas, « La contagion secrète de la littérature », L’Humanité, 6 Janvier, 2005.

[11Aux travaux de Littérature, il faut joindre ceux des Presses Universitaires de Lyon, avec Sexe et Texte, autour de Georges Bataille, ne serait-ce que pour découvrir Des phrases de Bataille aux dessins de Gastone Novelli , Un parcours érotique et artistique à partir de Histoire de l’œil, ou l’article de Marina Galletti Autour de trois récits retrouvés (La châtelaine Gentiane, Ralph Webb et Evariste – Pléiade pp. 927-949)

[12Francis Marmande, Bataille, le taureau affronté, Le Monde, édition du 12.07.91