un peu plus un peu moins, la vérité multiple de la vie

texte du 19 février 2006


Un peu plus, un peu moins, tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie.


La célèbre introduction du Bleu du ciel, donne son titre à un essai à plusieurs voix Suspendu au récit, avec pour sous-titre La question du nihilisme, aux éditions Comp’act (février 2006).

La quatrième de couverture précise densément la problématique de l’ouvrage et la portée espérée :

« Il y a une parole, spectaculaire, aujourd’hui, qui évalue et qui compte, qui pense que l’on peut dire et écrire sans être confronté au silence et au néant.
Il y a une autre parole qui laisse surgir l’épiphanie, là où les choses prennent figure, en gardant la bonne distance. Le visible ne reçoit d’hommage bienveillant que par l’accueil que ménage un retrait.

Quel est l’espace possible pour un sujet menacé et pour sa pensée privée ? Comment, dans un temps tragique, ne pas donner prise à la tragédie ? N’est-ce-pas le déploiement du chant qui s’oppose à toute forme de nihilisme ? »

Et de conclure :

« Autant de questions qui parcourent cet essai où se mêlent pensée et poésie. »

Aussi voit-on que le déploiement de la question philosophique, celle du nihilisme et de la réponse envisagée sont intimements liés, mais précisons-le d’emblée à la manière dont le concevait Merleau-Ponty :
« Comme il est exclu que la question soit sans réponse, pure béance vers un Être transcendant, il est exclu aussi que la réponse soit immanente à la question. [1] »

Pascal Boulanger introduit les huit essais qui composent l’ouvrage, le sien, une conférence intitulée Les horribles travailleurs [2], fermant la marche à la manière d’une inclusion. Il le fait avec une très grande sobriété, laissant à chacun des contributeurs de s’éployer selon l’angle de vue , l’histoire (générations différentes), les rencontres qui sont les siens. Ce qui donne une parole plurielle, et une direction commune qui correspondent très certainement à "l’esprit La Polygraphe" (revue et collection, auxquelles la plupart ont participé).

Il y a donc quelque chose de l’ordre du manifeste, l’expression d’un collectif mobilisant des compétences diverses mais aussi des options affirmées quant au rôle de la littérature (le refus de laisser le champ aux arlequins de la propagande.) Au surplus dans une forme telle qu’une exigence certaine est maintenue tout en préservant grâce à différentes entrées l’accessibilité à un travail de pensée, ou mieux encore, une pensée en travail.

Les bio-bibliographies des contributeurs en fin d’ouvrage ont bien plus qu’un aspect documentaire et participent à leur place à situer ce work in progress, et constituent sans doute aussi une invitation à l’accompagner ou à en débattre.

Qui sont-ils ? que nous disent-ils ?
Succinctement, dans l’ordre et si possible de façon à ce que lecteur coure acheter le livre et entre à son tour dans la discussion !

Philippe Forest [3] nous invite, proposant son essai, comme le fragment d’un livre destiné à rester désormais définitivement inécrit, à examiner certains usages courants du concept de nihilisme dans le discours littéraire français et donc des lectures plus ou moins falsifiées de Nietzsche, de Bataille ou d’Heidegger, virant au "décadentisme aristocratique".

Claude Minière [4], nous rappelle avec Hölderlin, que « le poème n’est pas saturation mais éclaircie. Rythme et non tassement. » L’oeuvre, infini déploiement de son potentiel d’origine et le corps en est le vivifiant musical.

Isabelle Zribi nous emmène au Paradit : celui de Bathory ! cent pour cent ! Faites une raive, c’est-à-dire un cauchemar. L’auteure de M.J. Faust continue à poser la question : "Si les choses sont passées avant de se dérouler ou au moment où elles se déroulent, quand la vie a-t-elle lieu ?".

Gilles Jallet [5] avec son Dernier homme (et sa petite glose) instruira peut-être quelques organisateurs de pélerinage ou futurs guides avec son poème et son savant commentaire sur le Rupes Amatoris (Roc Amadour), dont l’origine résulterait d’une connexion inattendue entre le disciple dont certains ont cru comprendre qu’il ne mourrait pas (Jean, 21, 23) et l’escaladeur de sycomores (Luc, 19, 1-5). Mais c’est bien plus loin qu’une pieuse anecdote que nous sommes entraînés, là où une impossibilité de mourir se transforme en promesse de rencontre : « Personne est le prochain ». Ce qui est le contraire du nihilisme et le propre de la poésie.

Les lecteurs de Po&sie, savent combien ils sont redevables à Martin Rueff [6] pour ces deux épais numéros consacrés à trente ans de poésie italienne (1974-2004). Sa contribution comporte un ensemble d’aphorismes (102) : Les Pleins et les déliés, relevons celui-ci :

Remplir d’une main et délier de l’autre... ambidextre par profession

précédés d’un avant-dire : Nihilisme et poésie aujourd’hui, qui pointe particulièrement le drame du poète à l’heure des mass media, lorsque le "culturel" s’interpose entre le sujet et lui-même pour lui dicter ses mots, ses gestes, ses humeurs ;

Anne Malaprade, dont on connaît les écrits sur Bernard Noël [7], entreprend en même temps que de répondre à l’invitation de Pascal Boulanger de (re) mettre en lumière l’oeuvre si méconnue de Roger Giroux ; elle nous incite également à ne pas "nous tromper de néant". Mot qui revient souvent, dans les carnets et journaux posthumes. Mais qu’Anne Malaprade ressaisit ainsi : Le néant, voie et voix du poème. D’où le titre de la contribution : « Don du néant : cela », néant qui sera désarmé par l’Être du poème. Une contribution qu’il est impossible de lire sans être pris à son tour par ce désir de la « traduire » qui a été celui d’Anne Malaprade, comme y a été aussi amené Roger Giroux dans sa confrontation aux oeuvres de Durrell, Yeats ou Dylan Thomas.

Le travail d’écriture de Pascal Boulanger, nous dit Yves di Manno, voudrait capter la rumeur aujourd’hui des déflagrations rimbaldiennes et répondre au nihilisme moderne.

Aussi deux essais sont-ils consacrés à Rimbaud.

Le premier de Gilbert Bourson, dramaturge, s’intitule la ré-invention du corps de Rimbaud. [8]. Beaucoup apprécieront la citation du Gai savoir en exergue : [...] le grand amour, l’amour total, l’amour complet, c’est de la nature, par conséquent, comme toute nature, chose immorale éternellement. C’est en effet à un éloge amoureux (et communicatif) de "l’être de beauté" de cette poésie que procède Gilbert Bourson, et la suite de poèmes qu’il nous offre en est l’écho :

[...] au delà
C’est la ville aux ennuis supérieurs qui circulent
Et la chambre et la table où la circulation
De tes mots fait trembler l’asphalte du papier.

Pascal Boulanger [9] qui conclut l’ouvrage s’est attardé sur ce que peuvent ensemble nous dire Rimbaud et Marcelin Pleynet. Le maître mot semble bien en être le dégagement [10]

Et c’est aussi une invitation à la lecture de Marcelin Pleynet à l’occasion du "zoom" effectué sur Pontos, le cinquième chant des Stanze, avec cette affirmation relevée que toute création poétique naît de la ferveur pensante du souvenir et il s’agit de chercher, à l’intérieur du déjà-pensé, le non pensé qui s’y cache encore.

Ainsi fait Julien Gracq lorsqu’il met Amfortas au centre de son Parsifal (Le roi pêcheur) - quand bien même il tient à dire que c’est Kundry qui porte ses couleurs.

© Ronald Klapka _ 19 février 2006

[1Le Visible et l’Invisible, p. 160

[2Comment lire Rimbaud, comment lire Rimbaud et Pleynet aujourd’hui ?...

[3On se souvient dans doute du prix Décembre pour Sarinagara

[4Pall Mall n’appartient pas à la rhétorique publicitaire ! C’est le journal 2000-2003 d’un poète (voir le Lucrèce en Poésie/Flammarion et d’un connaisseur de l’art contemporain (Viallat, Balthus)

[5Lire l’incipit de L’Ombre qui marche

[6A paraitre, Comme si quelque

[7Sur la Sensure, un livre à paraître chez Seli Arslan

[8le mot invention à comprendre peut-être comme dans l’expression l’invention du corps de Saint Marc,

[9Lire l’entretien à propos de Une action poétique et signalons également Jongleur : la recension de Marc Blanchet dans Vient de paraître donne bien l’ampleur du parcours de l’auteur

[10Cf. Des humains suffrages/Des communs élans/Là tu te dégages/Et voles selon