en pays profonds — boîtes de relecture

20/02/2013 — Revue nord’, Lucien Suel¹ ; Marianne Alphant² ; Judith Schlanger³


Que le travail - à commencer par celui de la pensée - prenne lui-même la parole et, dans l’aventure de nos bricolages « polytechniques », redevienne notre « bien commun » : voilà donc ce que serait l’hétérotopie conjointe du « lecteur comme scripteur » et de l’« auteur comme producteur ». [1].



le n° 60 de la revue nord’, Lucien Suel

« Poète “ordinaire”, Suel passe son temps à tenter de mettre de l’ordre dans le désordre du monde et de son être et à cet égard sa pratique de l’écriture en picard est sans doute moins anodine qu’il n’y paraît. Au-delà de la simple part de jeu à laquelle il affecte de la cantonner on peut imaginer qu’il s’agit bien d’un retour, retour à la communauté de son enfance, retour du refoulé linguistique... Il me plaît de penser que cette minuscule portion de l’œuvre totale suélienne en constitue le centre de gravité crypté, un peu comme dans ces tableaux (de Miro par exemple) où quelque part dans la mosaïque centrale une toute petite surface de couleur dissonante vient équilibrer l’ensemble.
Lucien Suel devrait écrire plus souvent en picard. »

Maître d’œuvre avec Paul Renard, de ce soixantième numéro de la revue nord’ [2], Jacques Landrecies [3], brutalement disparu, avant que cette livraison ne parvienne à ses lecteurs, formule ici un vœu que pour ma part je dirais de toujours à toujours exaucé. Quelle que soit la langue dans laquelle il écrit, qu’il porte, autant qu’elle le porte, Lucien Suel fait de toute langue à laquelle il recourt, langue de poésie. Ainsi traduisit-il Ichi leu, comme il le fit pour Kerouac. C’est donc, qu’à l’évidence, si picard est langue, est aussi manière d’être, et décision telle que la traduction en celle-ci de L’Archangélique par Ivar Ch’vavar fut motif suffisant pour s’y coller, et de manière, la plus belle ! Ce qui ne contredit en rien le fond d’une très pertinente étude toute en finesse linguistique, historique, sachant apprécier la rareté d’un usage — lisez l’incipit [4] — pour ce qu’il exprime de respect fidèle, celui d’une enfance dont ce fut la langue, et de ceux qui la transmirent et dont elle disait tant les espoirs que les souffrances. Dans la crypte, nos morts, le vide, nos renaissances, vide que la littérature autorise (ce n’est pas trop crypté ?) en dessinant terrils ou mastaba, et parterres de mots au cordeau pour justifier (arithmogrammatiquement) un abbé au nom de guérisseur. [5]

Après cette porte, un aller simple pour Roubaix ? Trois lignes suffisent : « Maintenant, ça fait un an et trois mois. Je voulais pas partir. Je voulais pas venir ici. Je vais retourner à Wittebecque chez Petche et Metche. J’aime mieux marcher dans la boue derrière le troupeau. C’est mieux que le charbon et la poussière. ». Ce texte confié par Lucien Suel à la revue, situé espace et temps, reflète avec une force qui étreint, les questions de celui qui à peine sorti de l’enfance se trouve arraché à celle-ci, survie économique exigeant, transplanté dans un ailleurs à peine déchiffrable, et ne faisant fonds que sur ses proches pour survivre : universalité sans frontières...
« Et les coquelicots dans le champ de blé » pour dire un autre monde possible.

Alors, comme Gérard Farasse [6] :

« Tu lis Lucien Suel / tu es saisi, tu es saisi /comme lorsque tu l’as entendu à la radio réciter Patti Smit(h) en picard [7], / merci Mathieu. / Le studio est rempli par le poème jusqu’au plafond : / Adon, aléto memmvénu in France, à Charleville, pourdir esprierr sultomb achédeujonn Rimbaud, Arthur, épi Isabelle, es sœur. » Alors les rythmes et les rimes, thèmes, histoires, textes, mauvaises herbes, onomatopées s’emparent de celui qui adopte et qu’adopte le tu , passant ainsi de l’autre côté, avec "le long cortège des écrivains qui se sont succédé au cours des générations depuis le premier scribe/.../ tu répètes les gestes de ceux qui t’ont précédé, / tu accomplis un exercice très ancien, celui de ceux qui perpétuent la langue, / et se chargent de faire briller la formule individu magnifiquement dans le noir. / Ici « Tu lis Lucien  »

Et c’en poète - qu’il est - mais aussi en lecteur de l’œuvre, que Gérard Farasse recourant au procédé d’adresse de Mort d’un jardinier, se livre à l’exercice d’exorcisme, celui du double, que l’on retrouve, dans un autre registre, sous la forme du surprenant « Ma mort avec Lucien Suel » d’Ivar Ch’Vavar qui clôt le dossier, texte écrit à perdre Allen.

Ainsi se pratique l’hommage dont nous dit Ludovic Degroote, Lucien Suel possède l’éthique au plus haut degré, il écrit :

« On le voit, se dessine à travers ces attitudes une culture de l’éthique : éthique du jardin, de la géographie ancrée dans les hommages aux lieux et des personnes, de l’écriture et de la vie qui donne de l’homme Lucien Suel une générosité, une cohérence et une intégrité fortes. Les choix qui sont les siens et font son œuvre, poète qui joue entre contrainte oulipienne et liberté beat, ancien bâtisseur de poèmes à l’instar de sa maison, vivant presque en autarcie, mais ouvert aux pointes de la modernité [8], aux bords cumulés des Flandres et de l’Artois, en font effectivement quelqu’un à part. Un poète, en effet, pas si ordinaire qu’il prétend. »

On pourrait en rester là, il faut aussi compter avec le mot bonté, dans la contribution de Pierre Dhainaut « Harmonie Travail Beauté Bonté », Lucien Suel et l’Art brut, sont évoqués Augustin Lesage, largement, mais aussi « Chaman Fleury-Joseph Crépin Chti-qui-peinture » [9]. Compter aussi avec Humilis rappelle Paul Renard, Germain Nouveau passe, c’est son esprit nous dit le critique qui se dégage en particulier de ses trois romans. À cet égard, dans la réponse à Jacques Landrecies qui l’interroge sur sa venue tardive au genre (dans ses Huit questions qui ouvrent le dossier), on saura les circonstances, et parmi celles-ci, hormis une question ancienne, la description de la rédaction des Versets de la bière, remise en forme (s) d’un Journal [10], et le renouvellement inopiné d’un bail de résidence. Ainsi le dé du hasard (qui n’en est pas un puisque se transformant en occasion) se fait la clé des chants romanesques qui s’ensuivirent, et dont nous est annoncé un prochain. « Dé et clé » c’est aussi le titre du poème de Dominique Quelen au bord du Canal Mémoire. Et c’est au kaimberlot [11] Charles Pennequin, qui fut, lui aussi du Jardin Ouvrier [12], qu’on doit d’emprunter une voyette [13] pour saluer le bassiste de Potchük [14]. Philosophe, le héros de son récit, « Accoudoirs », déclare que « [l]a vie est une longue feinte finalement il faut feinter sans cesse » ; poète, il « compos[era] [pour les groupes de hard du cambrésis] une chanson type un peu froid et des mots comme grillage et cobalt / golfes sombres zone aussi un peu inspiré d’apollinaire »...


Marianne Alphant, Ces choses-là

M’entendez-vous à la fin, madame

J’écrivais naguère [15] : « qui n’a pas encore lu Petite Nuit [16], le fasse toutes affaires cessantes, et se laisse porter par la lecture de Didi-Huberman [17] et pourquoi pas par la force hétéropique de "l’auteur comme producteur" [18]. » Était en effet en jeu, un livre à propos de Georges Didi-Huberman, Devant les images, qui incluait « Petites boîtes de lecture, pour voir » [19] une façon de répondre à la question de Marianne Alphant : « Comment devient-on Georges D.-H. ? » en lui renvoyant la politesse, soit partir de la lecture de Petite nuit, notes préalables et/ou transcription d’une séance publique au Centre Pompidou [20]. Pourquoi cette insistance ? parce que j’avais privilégié cette lecture de Didi-Huberman accordée au propos du livre le concernant, et qu’aujourd’hui à la lecture de Ces choses-là [21], je regrette bien de ne pas avoir fait un sort plus particulier à ce livre qui ne peut que compter infiniment dans un parcours de lecteur-chercheur, l’ultime page du livre posant la question :

« Voit-on mieux au sortir d’un livre ? »

À quoi l’auteure ajoute celles-ci :
« Docteur, cher Winnicott, comment apprend-on à voir sa vie, le monde, le self, et que faire de tous ces détails, comment quitter ce jeu forcé, cette attente, ce silence, toute cette peine, se dit-elle souvent, oh finir, aller jusqu’au bout, s’abandonner au livre, s’ensevelir trois jours et trois nuits, petite mort, avant de repasser le seuil égarée reprenant pied, je lisais, que m’est-il arrivé ? »

Ce qui n’est pas rien. Mais peut-être plus encore parce qu’un tel livre met au défi de réaliser l’équilibre délicat (audacieux, miraculeux dit le philosophe) entre une forme d’impudeur, oser dire ce qui touche, et de pudeur, ne pas se raconter. Je relève ceci :

« Il en est des « petites nuits » pour lire comme des « petites morts » pour jouir. Elles convoquent et conjurent, en même temps, la grande nuit du désespoir et la grande expérience du mourir. J’ai lu dans Petite nuit que la décision d’évoquer - ou d’invoquer - certains livres n’était, en réalité, qu’une “façon détournée d’aborder le sujet” ». [22]

Abordons avec Ces choses-là — qui est tout autant que Petite nuit, un livre sur la lecture, la lectrice, ici lectrice du XVIII° siècle — le sujet : sexe, secret, solitude [23], page 265 : « Voyez Sade : Laissez-moi cette infinité de choses et de détails, très délicieux selon moi, et qui savent si bien adoucir mes malheurs quand je laisse errer mon imagination, n’espérez pas me changer, écrit-il à sa femme, toutes ces choses-là et leur ressouvenir sont toujours ce que j’appelle à mon secours quand je veux m’étourdir sur ma situation. »

Pour en venir à cette page et celles qui suivent, explicatives si l’on veut, et même si d’emblée auront été évoqués les papillons de Lacoste, il aura fallu, machinalement, en passer par là, cette aiguillée de fil presque invisible, au centre de la composition, mais qui n’aurait su échapper à celle qui sait lire une vie dans le paysage [24]. De quoi s’agit-il ? Comme Petite nuit est structuré par un dialogue avec un invisible psychanalyste (un lacanien, oui ?), Ces choses-là l’est par celui entre la sévère Histoire [25], et celle pour laquelle comme censément ce l’était pour Aby Warburg, « Dieu gît dans les détails ». Dame Histoire propose donc comme exemplum le tableau de David, Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils (1789).

« Oui, oui, répondais-je machinalement en regardant la corbeille à ouvrage que David a placée au centre du Brutus : des pelotes de soie, un monde paisible, innocent, nul. Rien d’historique, juste un panier d’où débordent une pièce de linge, des ciseaux, une pelote, une aiguillée de fil presque invisible. Couture abandonnée, tendre, décolorée, moelleuse, broderie, monde perdu : un souvenir du sensible, un refuge pour l’esprit - je connais, je suis chez moi. Te revoilà, molleton moucheté, vieux linge, petite chose rassurante et calme.

Un éclair minuscule, une commotion ».(240-41)

J’espère, que lorsque j’aurai donné la page qui suit, j’aurai définitivement donné le goût de lire tout le livre :

« Ne vous dérobez pas, lui disais-je, regardez-moi à la fin : vous êtes spécialiste de la mort, mais vous ne voulez pas l’admettre. Vous n’aimez pas non plus parler du sexe. Mélancolique, ce goût du passé ? Sexuel plutôt.
   Je ne vois pas, commençait-elle, nous n’allons pas, il ne faut pas. Attendez.
   Des secrets, des histoires de lit, si l’on cherche la raison d’un attrait. Le dix-huitième ne nous a pas appris que la Révolution. Éducation politique, oui, éducation sexuelle aussi : Casanova, Rétif, Sade, Laclos, Petites Maisons, Point de lendemain - tout un siècle d’amour et de galanterie. Jusque dans l’herbier de Rousseau : voyez les organes de la reproduction, les étamines de la brunelle qu’il étudie avec passion.
   Ah, disait-elle, et que faites-vous de la Révolution ?
   Elle a été faite par des voluptueux - Baudelaire l’a dit. Les questions historiques sont sexuelles et la réciproque est vraie, ne faites pas semblant de l’ignorer. Vous voulez, nous voulons tous voir ce qu’on nous empêche de voir. Creuser la terre de Pompéi, soulever les jupes, ouvrir les tombeaux des rois. Fouiller. Déterrer. Regarder.
   Vous ne voulez pas voir ça ? Allons donc. Si vous résistez, madame l’Histoire, si vous êtes aussi prude et conventionnelle que les petits sexes idéalisés de David dans l’esquisse du Jeu de paume, j’irai sans vous. Plutôt Freud que Lamartine. Plutôt que vos chronologies, les travaux d’Abraham sur cette crainte névrotique de la lumière qui fait symptôme. Un peu d’hystérie peut-être, chez vous aussi, dans ce souci de vous protéger les yeux, comme l’obsédé du toucher préserve ses mains de tout contact ?
   Peur de voir ? Ou plutôt d’être vue dans une activité secrète ? »

Gageons alors, que telle lectrice pourra déclarer : « Je m’appelle heureuse ».

On l’aura compris, le XVIII° siècle de Marianne Alphant, n’est pas que celui des immortels principes, du ciel étoilé kantien (ces étoiles-là ce ne sont pas celles du réveil de Rousseau, simples « petites choses du monde »), tels que certains manuels donnent à le déchiffrer, on préfèrera en effet ceux de Sade (sans oublier les « papillonnages ») — voyez sa Récapitulation, page 270 et sequentia, rappelez-vous qu’il réclamait aussi, parmi bien d’autres choses à Madame de Sade, un pot de beurre de l’Enfant Jésus (243).

Pour clore ces bribes de présentation, et parce que cela entre en résonance avec Petite nuit (« Je suis un enfant trouvé »), plus largement la question de la lecture, de l’écriture, des suggestions de la psychanalyse, je m’émerveillerai de cette trouvaille, c’est le mot, en quoi la littérature nous confirme comme enfant (re)trouvé (et de songer à l’évocation dans ce livre du jeu de cligne-musette, où l’on n’aime tant se cacher que pour être précisément trouvé), celle des remarques, p. 286. Soit : « Un pompon. Un lacet de soie blanche. Un brin de mousse ». De quoi s’agit-il ? :

« Recueilli dans ces anciens registres où étaient conservées les remarques, ces signes que les mères laissaient sur les langes des enfants qu’elles abandonnaient. Les hôpitaux en prenaient note : l’historique du petit trouvé inscrivait sur la même page la description des vêtements, la date, un ruban, une image découpée. »

Marianne, si cette remarque peut lui être accordée, peut alors bien perdre sa montre d’or, et l’Histoire s’éloigner avec le pied léger de Gradiva, et ramasser un instant quelque chose, cette espèce de chose mélancolie peut-être, chère à Jean Louis Schefer, et qu’il a relevée chez Sade [26], comme le Chiffonnier de Benjamin.


Judith Schlanger, La lectrice est mortelle

Certes, mais elle est bien vivante et ainsi sujette au temps, comme la lecture, dont elle nous entretient par la réunion d’un certain nombre d’articles, pour la plupart publiés dans la revue Po&sie [27], dont elle précise d’entrée :

« Lire serait-il important s’il n’avait pas le pouvoir d’agir sur nous ? Et d’agir d’une manière personnelle à travers une relation personnelle, sans que nous sachions toujours très bien ce que la lecture nous apporte et comment elle nous affecte. Je raconte quelques aventures de lecture comme il nous en arrive à tous de temps en temps. Ce sont des aventures vitales, affectives, de celles qui restent le plus souvent silencieuses, ou encore ne s’expriment que d’une manière dérivée, plus tard et autrement. Ici elles ont jailli. Ces aventures intensément subjectives relèvent-elles des études littéraires ? Les portes d’entrée sont différentes, les questions posées ne sont pas les mêmes et on a prise sur autre chose. Il ne s’agit pas de commentaire ou de critique littéraire. Il s’agit de rencontres personnelles. »

C’est bien ce qui fait tout l’intérêt de ces rencontres [28], rencontres existentielles, à la manière dont Rachel Bespaloff traduisait les siennes, notamment dans sa correspondance, où dans les notes qu’elle rédigeait d’abord à l’intention d’elle-même, avant qu’on ne lui fît prendre conscience de la portée de ses réflexions. La dimension affective, voire amoureuse n’en est pas absente, même si la passion essentielle est bien celle de comprendre :

« Plus une expérience de lecture compte fortement pour nous, plus elle sépare certains noms, certaines figures, certains cas, de l’horizon blanc du tout-venant des pages. Dans ce cas ce qui surprend, touche et trouble, c’est le choc de l’événement. Ce choc-là est gratuit comme un visage dont on s’éprend. C’est le pur moment de l’occasion qui s’allume, et il ne disparaîtra pas tout à fait une fois le livre lu, au sens où ce qui a été vécu profondément, même oublié, ne s’efface pas.

Il faut donner place, donner voix, à l’aspect existentiel de l’expérience de lecture, pour pouvoir reconnaître et préciser en quoi elle affecte et en quoi on est affecté. Il faut ne pas craindre de parler de l’expérience affective, émotive, vitale, de la lecture. L’expérience elle-même est évidemment privée, mais elle n’est pas muette, et ce surplus d’attachement, s’il survient, est au cœur de l’amour des livres. Nous lirions autrement si nous n’espérions pas pouvoir être touchés. (Et pourtant, être atteint profondément à l’improviste est chaque fois une expérience qui dérange. Il n’est pas particulièrement agréable d’être saisi comme malgré soi par la force de ce qui devait n’être qu’un instant comme les autres.) »

Parmi les lectures, toutes délectables qui nous sont proposées, j’isole celle de Virginia Woolf et son « régime » : fiction le matin, essai l’après-midi. Judith Schlanger en donne en avant-texte (comme elle le fait pour chacun des autres) la manière dont elle aborde la question : Que penser du régime de l’écrivain qui choisit de dédoubler son travail pour mieux gérer ses forces et sa fécondité ? Et que penser de la réussite de la création « en plus », celle que l’écrivain considère comme secondaire, mais qui a le pouvoir de retrouver lumineusement les intimités englouties par l’histoire ? .

On appréciera cette description-réflexion :

« Grâce à elle, le grand reflux de ce qui n’est plus se troue de mémoire et devient riche. Elle retrouve les espoirs, les élans, les minutes folles, les années sages, le sombre et le léger, ce dont la saveur était perdue, ce qui n’était même plus perdu. Mais surtout elle sauve et elle transmet quelque chose qui leur est commun à tous : le geste de ces gens assis en train d’écrire. Cette manière d’être qu’ils ont tous, penchés sur la feuille de papier, dans leur profil de solitude. Le regard, la main, le regard. Toutes ces jupes de femmes assises, l’ample jupe démolie de la femme assise ».

En souhaitant à chacun de se retrouver dans la série impossible, par contagion de lecture :

« Et de proche en proche ces figures singulières communiquent toutes entre elles sous nos yeux. La médiatrice, qui nous les montre et en les montrant nous les donne, et qui leur donne par là cette lueur pure d’existence qu’est un moment de notre attention, la médiatrice est une figure qui s’ajoute elle aussi aux autres figures. Elle aussi a lu et écrit, comme à présent nous la lisons. Elle se tient dans cette série impossible qui nous englobe déjà en cet instant, elle, moi puis vous. Cette série, la médiatrice, profil assis parmi toutes les silhouettes assises, nous y entraîne par contagion de lecture. Une infinité de profils s’étagent en arrière et ne font plus qu’un, cachés derrière elle, cachés derrière moi et derrière tout lecteur. Nous sommes des pantins de carton serrés l’un derrière l’autre et qu’un fil peut distendre en collier, en guirlande. Nous sommes d’un trait tous les lecteurs. Nous sommes tous les fronts attentifs, toutes les mains, la marée qui ourle les phrases et recommence. Nous sommes l’aveu, l’encre et la perte, nous sommes la perte savourée, nous sommes les pantins transpercés et le fil qui tient, un moment, la parade ».

Judith Schlanger, elle-même médiatrice, dont nous avions déjà remarqué dans cet ordre L’humeur indocile [29], inscrite désormais dans La Mémoire des œuvres [30] .

© Ronald Klapka _ 20 février 2013

[1Georges Didi-Huberman (réf. infra) ajoute : « On comprend que Benjamin, dans cette allocution publique, politico-littéraire, se soit référé directement à la notion brechtienne du « changement de fonction ». Notion capitale de l’esthétique matérialiste, qui supposait acquises les théories de Victor Chklovski sur la « singularisation », formulée, dès 1917, ainsi que la compréhension dialectique de la « distanciation » énoncée par Brecht lui-même.
Mais Walter Benjamin était aussi un lecteur assidu de la « morale du joujou » baudelairienne. Il insista donc pour ne pas séparer l’enfantine naïveté, avec sa « pensée balourde », de l’activité dialectique la plus élaborée. On sait qu’il continua, toute sa vie durant, de défendre haut la vertu heuristique des images, des jouets, des « boîtes de lecture » et de toutes les techniques enfantines en général ».

[2Revue nord’, numéro 60, décembre 2012, sommaire du dossier Lucien Suel : Huit questions à Lucien Suel (Jacques Landrecies) — Bio-bibliographie (Jacques Landrecies) — Lucien Suel : une éthique de l’hommage (Ludovic Degroote) — « Harmonie Travail Beauté Bonté » Lucien Suel et l’art brut (Pierre Dhainaut) — Dé et Clé (Dominique Quélen) — Humilis romancier (Paul Renard) — Tu lis Lucien Suel (Gérard Farasse) — Les accoudoirs pour Lucien Suel (Charles Pennequin) . — Un aller simple pour Roubaix (Lucien Suel) — Sur huit textes en picard de Lucien Suel (Jacques Landrecies) — Ma mort avec Lucien Suel (Ivar Ch’Vavar)

[3Je salue avec émotion la mémoire de ce camarade dont j’avais récemment découvert les travaux universitaires. Camarade, les lecteurs d’Ivar Ch’Vavar, connaissent l’acception, et aussi ceux qui ont partagé Riguinguette, dont Jacques Landrecies relevait dans le colloque, The French Language and Questions of Identity, que « ce chant corporatiste de l’École Normale d’Arras, bastion (disciplinaire ajoute-t-il) de la laïcité conquérante, est un chant en patois ». Dans le Journal éponyme, Lucien Suel publia ses premiers poèmes d’inspiration surréaliste.
À lire « Du patois in fac », ce texte sur « La triangulaire français-flamand-picard à Roubaix au début du XXe siècle ».

[4Lucien Suel a peu écrit en picard. À ce jour on ne dénombre jamais que huit textes brefs, le plus ouvent de l’ordre d’une seule page, le tout n’en excédant pas une douzaine. Mais cette parcimonie ne doit pas prêter à méprise. Cette production dialectale s’avère en effet doublement révélatrice : parce qu’elle offre une voie d’accès particulière à son auteur et parce qu’elle propose une façon neuve d’écrire en picard (je souligne).

[5Pour qui découvrirait, un terril, le mastaba un tombeau en l’honneur d’Augustin Lesage, le peintre-mineur-medium, et l’abbé Lemire ; on les retrouvera reliés comme une constellation dans La Petite Ourse de la pauvreté, éditions Dernier Télégramme (avec Benoît Labre, Germain Nouveau, Georges Bernanos, Mouchette, Ivar qui passa commande et pour lequel il écrivit « Ma vie avec Ivar Ch’Vavar ».

[6Universitaire, Gérard Farasse, spécialiste de Ponge (v. cette lettre) et de Follain, critique acéré - je demeure confondu devant « 17 juillet », in Pascal Quignard, figures d’un lettré, (histoire de saint Alexis) - est aussi poète (livres aux éditions Le Temps qu’il fait en particulier). Il a récemment donné Jean Dubuffet, Paysage du Pas-de-Calais II, Invenit, 2010.

[7Le texte, l’interprète.

[8Le blog Silo-Académie 23, créé en 2005, donne de s’immerger dans l’œuvre, le compte twitter @LucienSuel ouvert en 2011 maintient journellement le fil (sauf le dimanche).

[9« Fleury-Joseph Crépin rhabdomancien pêcheur de /perles sacrées artisan bénévolent sourcier de /paix peintre merveilleux Fleury-Joseph Crépin /je te nomme chaman je te nomme fluidificateur /philanthropique je te nomme Chti-Qui-Peinture ».

[10Où comment le formalisme peut-il se faire lyrique et c’est épatant :

« lauréat de la Villa Yourcenar, en août 2006, je suis au Mont-Noir en résidence d’écriture. Je travaille au projet « Versets de la bière », mon journal 1986-2006. Le journal est écrit en prose arithmonyme, des blocs de cent-sept mots toujours répartis de la façon suivante : un paragraphe de 7 mots, puis un de 12 mots, puis 17 mots, puis 23 mots et un de 48 mots pour terminer. Entre chaque bloc du journal, j’intercale un ensemble d’aphorismes en relation avec ce qui vient d’être écrit et occupant à peu près la même surface, une centaine de mots à chaque fois ».

L’ouvrage a été depuis publié aux éditions Dernier Télégramme.

[11Jacques Landrecies, a mis en valeur dans ses travaux sur la langue picarde : « Un pamphlétaire en picard sous Louis-Philippe : Henri Carion, auteur de L’Z’Épistoles Kaimberlottes » i. e. Lettres cambrésiennes. Présentation sur le site Théâtre buissonnier.

[12Incontournable, l’anthologie 1995-2003 chez Flammarion.

[13Prononcer vo-yette. En français de France : venelle.

[14Groupe de rock expressionniste fondé par Lucien Suel. Potchük traduit "pois de sucre" c’est-à-dire, haricot à rame. Le jardinier n’est jamais très loin.

[15Lettre du 31/12/2011.

[16Marianne Alphant, Petite nuit, POL, 2008.

[17Oui, tous deux ont raison, il y a du holding dans l’activité de lecture : « Un livre serait donc fait pour nous porter lorsque nous acceptons d’y entrer vraiment et de le porter en nous » (46).

[18« Là, écrit Benjamin, le lecteur est à tout moment disposé à devenir scripteur, à savoir un descripteur ou encore un prescripteur. C’est à titre d’expert - fût-ce non pas pour une spécialité, mais uniquement par la position par lui occupée - qu’il accède au statut d’auteur. Et le travail lui-même prend alors la parole (die Arbeit selbst kommt zu Wort). [...] La compétence littéraire ne se fonde plus alors sur la formation spécialisée, mais sur la formation polytechnique, et elle devient de la sorte bien commun (Gemeingut). »

[19Georges Didi-Huberman, « Petites boîtes de lecture, pour voir » in Devant les images – Penser l’art et l’histoire avec Georges Didi-Huberman, Les presses du réel, p. 41-68.

[20« Lire, voir, écrire » : Entretien de Marianne Alphant avec Georges Didi-Huberman, Centre Pompidou, 8 avril 2010.

[21Marianne Alphant, Ces choses-là, POL, 2013.

[22Georges Didi-Huberman poursuit : « Aborder le sujet : se comprendre comme sujet au regard du livre ouvert devant soi, au cours de cette expérience qu’est toute lecture authentique. C’est toucher, dans cette implication même, tout ce qui nous fonde et nous déborde, tout ce qui ne s’explique pas : notre propre grande nuit peuplée de monstres psychiques. « On s’abandonne à un livre », écris-tu. Façon de dire, me semble-t-il : un livre nous touche lorsqu’il touche à ce qui nous laisse abandonnés, sans recours, sans soutiens, sans repères. Voilà pourquoi la lecture - dans l’imaginaire de ce livre-ci, qui m’a touché, que spontanément je partage - se tisse de liens profonds avec la question maternelle, mais aussi, fatalement, avec la question de l’abandon et du deuil, la question de l’enfance où tout cela, d’abord, nous échut ». « Petites boîtes de lecture, pour voir », art. cit. p. 42.

[23Triade empruntée, les termes, à Christian Prigent.

[24Je fais bien sûr allusion à la grande monographie consacrée à Claude Monet, Hazan, 1993, 1998, 2010. Le chapitre XI, « Premier Jardin » consacré à Femmes au jardin (1866, Musée d’Orsay). Je me plais à recopier (c’est déjà un commentaire) :

« Avant le bateau-atelier, dont l’idée est d’ailleurs empruntée à Daubigny, Monet invente à Ville-d’Avray le jardin-atelier.
Le dispositif qu’il imagine en annonce d’autres : les quatre chevalets décrits par Clemenceau, disposés en batterie dans un champ de coquelicots pour suivre le déplacement du soleil ; la cabane en planches édifiée sur le balcon d’un appartement face à la cathédrale de Rouen et qui semble moins destinée à protéger le peintre qu’à le bloquer dans un petit espace, sans recul possible ; ou encore ce bâti surplombant le bassin de Giverny, « comme une tente et comme un observatoire » aux dires d’Arsène Alexandre, structure en bois s’avançant sur l’eau vers le pont japonais que Monet peint à l’époque. Ces bateaux, ces plates-formes, ces cabanes et même ces quatre chevalets qui sont là pour que le peintre s’arrache du sol et passe de l’un à l’autre comme la lumière, ces dispositifs ont presque toujours un caractère porteur : ils maintiennent le peintre suspendu en un point du monde, décollé de la surface de la terre, telles les machines d’un transport secret au sein de la peinture.
Contrairement à ceux que Monet imagine plus tard, le premier de tous ces appareils à paysage est un trou dans la terre de Ville-d’Avray. Impossible d’oublier le sol dans ce tableau. Le sable violâtre et rose de l’allée ne cesse de monter vers la lumière, de redescendre vers l’ombre. Sous le bord inférieur de la toile un fossé ouvre en deux le jardin - fossé invisible. Sa seule trace est l’usage que le peintre fait ici de l’ombre découpant la lumière, les robes, la vision des choses. Ou du soleil créant à l’inverse une brèche dans le jardin. « Rien de plus étrange comme effet », remarque Zola. « Il faut aimer singulièrement son temps pour oser un pareil tour de force. » Sans doute l’étrangeté tient-elle à son origine, ce balancement de la toile entre la terre où Monet l’enfonce pour peindre le feuillage et l’air où il la soulève pour étudier un reflet vert sur un visage. La manœuvre est lourde et le peintre préférera bientôt agir sur lui-même plutôt que sur la toile. Mais ce mouvement de va-et-vient, ce glissement du tableau dans l’espace intime du jardin a aussi quelque chose d’amoureux. Zola ne s’y trompe pas et son regard critique en est inconsciemment affecté : « Celui-là a sucé le lait de notre âge, celui-là a grandi et grandira encore dans l’adoration de ce qui l’entoure. » Monet est le premier des « Actualistes », ces peintres qui « aiment leur temps du fond de leur esprit et de leur cœur d’artistes », qui sentent « vivre en eux » leur époque, « qui en sont possédés et qui sont heureux d’en être possédés ».
(Marianne Alphant, Claude Monet, Une vie dans le paysage, op. cit., p. 154)

[25Au siècle de la guillotine, s’impose, anachroniquement la grande hache (de guerre) déterrée par Perec.

[26« Le mot de l’écrivain (sa signature) est, je crois, dans cette formule de Sade : “J’essaie de leur faire éprouver l’espèce de chose qui trouble et bouleverse ainsi mon existence.” Cette espèce de chose qui est l’inconnu de moi-même n’a, autrement, ni lieu ni forme. » Jean Louis Schefer L’espèce de chose mélancolie (Digraphe/Flammarion, 1978)

[27Judith Schlanger, La lectrice est mortelle, Circé, 2013, p. 7.

Sous une première forme assez différente, certaines de ces études ont paru dans Po&sie n° 37, 42, 61, 119, 127, 131-132, dans Critique n° 355, et dans A. de Baecque, éd., 1995, Lettres de cinéma des écrivains de notre temps.

[28Il vaut d’en ouvrir la « boîte de lectures » :

Romain Rolland, L’Âme enchantée, 7 volumes, 1922 -1933 — Dorothy Richardson, Pilgrimage, 13 volumes, 1915-1957 — The Essays of Virginia Woolf, ed. A. McNeillie, 6 volumes, 1986- 1994 — Chen Fou, Récits d’une vie fugitive, trad. fr. 1967 ; Yang Chiang, Mémoires de l’école des cadres, trad. fr. 1983 — Robert Pirsig, Zen and the Art of Motorcycle Maintenance, 1974 — Paris is burning, film de Jenny Livingstone, 1984 ; Quentin Crisp, The Naked Civil Servant, 1968 — Stan Brakhage, Film Biographies, 1977 —Theodore Dreiser, A Book about Myself, 1922 ; Robert Penn Warren, Homage to Theodore Dreiser, 1971 — Robert Browning, Sordello, 1840.