la lecture insiste

31/12/2011 — Gérard Farasse, Francis Ponge¹ | Anne Deneys-Tunney, Philippe Sollers² | Georges Didi-Huberman³ | Frédéric Sayer, Julia Kristeva, François Richard | Jean Bollack


Et puis il y avait leur amitié, dont l’emblème est à mes yeux cette Saint-Sylvestre de 1957 qu’ils fêtèrent en famille à Grignan : « nous avons passé une merveilleuse nuit de la Saint-Sylvestre, chez les Jaccottet, avec agneau rôti, génépi et théâtre de marionnettes. Le ciel était fortement étoilé », rapporte Ponge à Jean Paulhan le 20 janvier 1958. Il y là toute la matière pour un poème dans la manière de Jean Follain qu’ils apprécient tous deux, du foyer de la cheminée à son élargissement vers le firmament [1].


« Aussi, puisque nous approchons de l’époque des "réveillons"... », quelques ouvrages, la plupart collectifs, autant de banquets de parole, de celle qui se partage ! Nous n’en indiquerons que les grands traits, et quelques aspects fort subjectivement choisis, leur simple description déborderait vite le cadre de quelques pages, fussent-elles, elles aussi choisies.

Gérard Farasse, Francis Ponge, vies parallèles

Et pour commencer aux éditions Alcide (Nîmes) [2], sept essais offrant un portrait de l’artiste avec groupe. Il s’agit de Paulhan, Fargue, Camus, Calet, Pieyre de Mandiargues, Jaccottet et Solllers en dialogue (correspondances ou entretien) avec Ponge.

Gérard Farasse, spécialiste reconnu de l’auteur [3] et l’éditeur nous font un véritable cadeau. Celui de raviver des découvertes décisives, celles du bel âge sans doute, et d’un temps où l’air sentait moins l’algue, et où l’on riait un peu plus [4] : pour certains ce furent les choses, dans leur parti-pris, d’autres, la méthode en tant que créative, d’autres encore, la fabrique ; avec une insolence retrouvée, ce fut surtout de l’expression la rage !

On ne dira sans doute jamais assez l’irruption de ces livres pour ceux qui jusque là n’avaient connu qu’une littérature de manuels et de morceaux choisis (pas par eux).

Le livre de Gérard Farasse, indique assez tout le temps qu’il aura fallu pour en arriver - enfin - là : Le parti-pris des choses date tout de même de 1942. Il se lit d’un seul souffle, avec passion, avec étonnement parfois, celui de découvrir comment la différence peut s’établir dans la proximité, et un chemin s’établir fermement. Il dit surtout la force d’un projet et de l’amitié.

Et quand bien même est évitée la question qui fâche, la question politique pour le « dernier » Ponge, mais qui nous vaut sa consécration via Tel Quel, dont il est à l’égal de Bataille figure tutélaire. Décisif le rôle des entretiens avec Philippe Sollers [5], tôt découvreur, et dont Gérard Farasse situe bien le compagnonnage dans l’article de l’Infini (n° 68, hiver 1999), qui clôt ici les vies parallèles réunies par ses soins [6] et dont il faut souligner la conclusion :

« Philippe Sollers ne se présente-t-il pas encore en héritier de Ponge lorsqu’il intitule Logiques son recueil d’essais qui paraît en 1968 ? Reconnaissance qu’une coupure historique a lieu dans les années 1870, importance de Lautréamont et de ses Poésies, rôle des sciences du langage, caractère révolutionnaire de la forme, volonté de mise à jour du corps du langage : autant de thèses qui, dans ces Entretiens, leur sont communes sans qu’on puisse dire que Sollers tente d’annexer Ponge puisque aussi bien ce dernier aura contribué pour une grande part à l’émergence de celles-ci. La littérature est leur combat et ils le mènent alors conjointement. »

Anne Deneys-Tunney (dir.), Philippe Sollers ou l’impatience de la pensée

Philippe Sollers vous énerve ? raison de plus pour lire le collectif réuni par Anne Deneys-Tunney aux PUF [7]. Et si inconditionnel, y aller de même car depuis la monographie de Philippe Forest, et le recueil De Tel Quel à l’Infini (et aussi Histoire de Tel Quel), le travail critique aura singulièrement manqué, et la part médiatique aura rendu méconnaissable l’approfondissement des constantes d’écriture. [8].

Son introduction : Philippe Sollers, ou l’ubris du dire, vers l’oeuvre totale, ne fait pas dans la dentelle :

« Peu d’écrivains français contemporains ont provoqué et provoquent encore tant de débats houleux. Entre bruit et silence, rire sarcastique et jubilation, enthousiasme et réprobation, respect, admiration et mépris, comment situer aujourd’hui Sollers l’écrivain ? Marginal ou au centre ? Infâme misogyne ou libérateur de l’amour ? D’avant-garde ou réactionnaire ? Vulgaire ou raffiné à l’extrême ? Scandaleux ou convenu ? Grand homme devant l’éternité de notre panthéon national des grands écrivains ? Ou comète éphémère et brillante, effet de scandale et de mode télévisuelle qui passera et s’effacera dans l’oubli, une fois les écrans de télévision et d’Internet éteints ? Il semble en tout cas difficile d’échapper à la polémique et à un certain parfum de scandale dès qu’il s’agit de Sollers. Mais pourquoi au juste ? »

Qu’il s’agisse de cette introduction, ou encore de l’entretien retranscrit (à propos des personnages féminins, du roman, du temps et de l’écriture comme acte politique... [9]), la nécessité de saisir la raison d’affirmations à première vue incompatibles apparaît comme un fil directeur du questionnement de l’universitaire. Même si à la lecture de sa brillante étude : Philippe Sollers et le XVIII° siècle, Portrait de l’artiste en jeune Diderot, l’on pourra se dire qu’elle ne l’aurait pas cherché, si elle ne l’avait préalablement trouvé. D’autant que son champ de recherches vise à établir des relations entre littérature et philosophie des XVIII° et XX° siècles.

De cet examen patient, empathique, documenté [10], je retiens ce passage significatif, en guise de possible clé de lecture :

Le libertinage est inséparable d’une pensée globale du corps et du sexe comme lieu de vérité, objet d’un savoir. Dans l’Histoire de la sexualité, Michel Foucault a analysé comment le premier roman de Diderot, Les Bijoux indiscrets, ouvre une nouvelle épistémè, ou un nouvel objet du discours que l’on appellera par la suite la sexualité, en révélant qu’il y a un savoir du sexe qui passe par le langage (ainsi dans le roman de Diderot, les bijoux parlent). De même chez Sollers est toujours réaffirmé ce thème subversif mais quasi mystique que le seul et véritable savoir se trouve du côté du sexe :

— Je n’ai pas envie de jouir tellement c’est bon. — Moi non plus, attendons. Savoir toujours. Qui augmente sa jouissance augmente son savoir.
En quoi consiste ce savoir ? Essentiellement dans la révélation d’un autre rapport possible au temps. Il s’accomplit dans la révélation de « l’instant », du « moment » que le narrateur appelle « le pur moment » :
Il n’y a rien à faire, au fond, rien à jouer d’intéressant, c’est le moment qui compte, le pur moment. Est-ce qu’il y a eu dans l’histoire, une telle évidence du moment ?
Ainsi, le véritable but est bien d’entrevoir ou d’entrouvrir cet autre rapport possible au temps ; ce temps autre, unique, en ce qu’il est à la fois de l’ordre de l’infini et du « point », ce temps ou cet a-temps ou antitemps du « pur moment » [11]

Cette recherche du pur moment me paraît révélatrice de la quête de l’auteur, elle me semble irriguer les diverses facettes de l’oeuvre abordées dans le recueil, qu’il s’agisse de la vitesse (et des « puissances de l’imprémédité ») avec Aliocha Wald Lasowski (Rythme et écriture : vitesse Sollers [12] ), de la peinture avec Philippe Forest (Quelques tableaux d’une exposition, dont De Kooning vite, mais aussi Manet (et manebit)) ou encore Lionel Dax (Beautés du temps, avec rapportées de multiples éphanies, tant la charcutière que le Paradis de Tintoret), mais non moins le drôlissime Sollers ou l’accomplissement des écritures de Jean-Paul Fargier, on y note : « Salut par la connaissance (où le pape a un rôle à jouer). Mais aussi salut par la jouissance (où le cul n’est pas à négliger). Avec en filigrane dans presque tous les romans de Sollers, Lautréamont en guise d’action de grâces : “Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.” »

On saura dès lors gré à Anne Teneys-Dunney de nous (re) donner à lire Par-dessus l’épaule de Roland Barthes ; cette recension de H (1973), avec son incipit fameux sur cette suffocation appelée par lui la beauté.

Aliocha Wald Lasowski, souligne, et nous conclurons avec lui : « Oui, l’intrigue majeure de ses romans, ce qui intrigue Sollers, est la littérature. » Et avec la question qui suit, laissée en suspens, comme une invitation : « D’où le langage tire-t-il ses effets, pour recréer l’état d’éveil contre les appesantissements ? »

Thierry Davila et Pierre Sauvanet (éd.) Devant les imagesPenser l’art et l’histoire avec Georges Didi-Huberman

Cette parution, aux Presses du réel [13] de Devant les images, vient après les récents Atlas, et Écorces [14]. Quoique résultant d’un colloque tenu à Bordeaux en octobre 2006, concernant l’ensemble de l’oeuvre, et que d’autres ouvrages aient été publiés entre-temps : Quand les images prennent position, Survivance des lucioles, Remontages du temps subi, le livre publié aujourd’hui arrive à son heure, quel que soit le lecteur qui en sera aujourd’hui touché : lecteur de longue date ou découvreur récent.

D’ailleurs se sont ajoutées des contributions postérieures au colloque, telle Abdullah et les lucioles, par Laura Waddington [15], où s’il arrive qu’en guise de lucioles soient brûlés les pixels d’une caméra (par les torches de la police braquées sur les réfugiés de Sangatte), un poème de Forough Farrokhzad [16] peut, pour un moment, éclairer le visage d’un réfugié afghan, comme la mention de la poète peut ici éclairer en retour l’ensemble des contributions.

J’aurai été sensible à la lettre, publique, « ouverte » de Bernard Vouilloux, pourvue de notes (171) et sommée d’un titre : Saint Georges à la croisée des chemins. Question posée aux fins d’une anthropologie des images. Universitaire, écrivain, spécialiste lui aussi du domaine des images (Cf. le récent La nuit et le silence des images, sous-titré : Penser l’image avec Pascal Quignard [17]), Bernard Vouilloux rompt quelques lances amicales avec une oeuvre qu’il connaît bien, une recherche avec laquelle il est en relation dialogale dès ses débuts. La « dispute » est savante, serrée. Après avoir souligné l’apparentement du travail de Didi-Huberman à « l’écriture de la mémoire » rigoureusement portée par un Sebald, au regard de questions posées par le fait d’avoir pris pour objet de pensée, quatre photographies prises à Auschwitz, et de se situer par rapport à la tradition qui s’associe aux noms d’Aby Warburg, Walter Benjamin, Carl Einstein, Bernard Vouilloux s’attelle à la question qu’il emprunte (en partie) à Devant l’image [18]. S’ensuit une reprise de la question du symptôme, qui cristallisa quelques points de résistance. Je file (droit ?) sur ce chemin "escarpé" du symptôme (il occupe les pages 280 à 325 !) pour en arriver à la question posée par Bernard Vouilloux d’une oscillation entre deux côtés du travail de Georges Didi-Huberman, entre son moment heuristique et son moment herméneutique. C’est ce que l’on appelle relance de la pensée — si ce n’est des Pensées, qui sont à cet endroit convoquées : versant critique versus versant apologétique !<br<

Le philosophe et historien de l’art adresse lui aussi des lettres. Ici, à une amie, l’auteur de Petite nuit [19]. La "lettre" a été écrite dans la perspective d’un entretien avec Marianne Alphant, qui s’est tenu au Centre Pompidou, le 8 avril 2010, sous le titre Lire, voir, écrire. Comment ne pas citer, de Petites boîtes de lecture, pour voir :

« Petite Nuit est un livre étrangement - subtilement - autobiographique : un livre dans lequel tu te confies avec justesse, c’est-à-dire sans jamais devenir l’héroïne de quelque confidence que ce soit. J’y aime à la fois son impudeur (oser dire ce qui touche) et sa pudeur (ne pas se raconter). C’est un équilibre audacieux, miraculeux, que l’on trouve chez Montaigne ou Baudelaire, chez Proust, chez Sebald. Est-il pensable dans le genre littéraire que je pratique moi-même, le genre de l’essai ? Peut-on se confier, se confier sans confidences, en parlant d’un tableau de Vermeer ou d’un texte de Warburg ? J’en suis plus que persuadé. [...] Aujourd’hui, devant Petite Nuit, je me sens requis par la recherche de cet équilibre fragile, se confier sans tomber dans les confidences du « moi ». Lire, c’est écrire son admiration pour les livres des autres. Voir, c’est écrire son admiration pour certaines images faites par autrui. Mais il n’est décidément pas possible jusqu’au bout de parler honnêtement de sa pratique de la lecture comme de son travail sur les images sans reconnaître ce que ces pratiques doivent à un certain usage de l’enfance. »

Qu’ajouter ? qui n’a pas encore lu Petite Nuit, le fasse toutes affaires cessantes, et se laisse porter par la lecture de Didi-Huberman [20] et pourquoi pas par la force hétéropique de "l’auteur comme producteur", qui n’est pas sans en rejoindre l’idée :

« Là, écrit Benjamin, le lecteur est à tout moment disposé à devenir scripteur, à savoir un descripteur ou encore un prescripteur. C’est à titre d’expert - fût-ce non pas pour une spécialité, mais uniquement par la position par lui occupée - qu’il accède au statut d’auteur. Et le travail lui-même prend alors la parole (die Arbeit selbst kommt zu Wort). [...] La compétence littéraire ne se fonde plus alors sur la formation spécialisée, mais sur la formation polytechnique, et elle devient de la sorte bien commun (Gemeingut). »

Ainsi l’ouvrage publié aujourd’hui est riche de contributions, amicales (Pascal Convert, Alain Fleischer) ou savantes (Mathilde Girard, Maud Hagelstein et bien d’autres). Toutes donnent de penser avec quelqu’un...

Frédéric Sayer (dir.) La littérature et le divan — L’écrivain face au psychanalyste

Sous ces titre et sous-titre un peu "généraux", un ouvrage des plus généreux quant à l’intention et à la mise en oeuvre, dont atteste d’emblée l’énergique "Plaidoyer pour l’espace intérieur" de Julia Kristeva en guise de préface. Comme j’y entends aussi l’espace du dedans, je me plairai à signaler tout de suite la contribution de Sylvie Le Poulichet : L’informe, le rêve et les figures du corps — Henri Michaux inspirateur de la psychanalyse ? question qui redouble celle-ci : « Est-ce que l’homme entier comprendra les morceaux d’homme ? » [21]. Le livre a pour origine un cycle de conférences, organisé au printemps 2009 par Frédéric Sayer dans le cadre des activités du Centre de Recherche en Littérature Comparée de Paris - Sorbonne (Direction : Jean-Yves Masson) avec pour intitulé « Psychanalyse et Littérature : L’inconscient créateur. » [22].

Pour avoir été rendu sensible au questionnement de François Richard, avec la publication de L’actuel malaise dans la culture [23], et de ce fait à ses travaux concernant l’adolescent, avec la mise en lumière du terme rencontre, dans la rencontre psychanalytique (ainsi que celui, plus technique, en apparence, de subjectivation), j’étais très curieux de découvrir dans l’importante partie de l’ouvrage consacrée à Proust (trois contributions, des pages 327 à 407), ce que recouvre l’intitulé : Le travail du pubertaire dans l’oeuvre de Marcel Proust.. J’emprunte à Frédéric Sayer ces mots (je souligne) qui intéressent à la fois la problématique de l’ouvrage en son entier et le cas d’espèce :

« En ce sens, on peut affirmer avec André Green [24] que l’analysé du texte, c’est le lecteur. Ce qui ne va pas sans impliquer l’ambivalente identification du psychanalyste à la figure de l’auteur. C’est d’ailleurs l’un des nombreux enjeux du très bel article de François Richard sur Proust, oscillant entre la position de l’analyste (qui fait jaillir la phrase proustienne de la sublimation d’éprouvés pubertaires qu’une censure a empêché d’avoir lieu) et la position du lecteur analysé par le texte proustien - un lecteur expert qui résiste souvent mais s’abandonne parfois au flux et au reflux des perceptions proustiennes, au fil de ces jets discontinus qui donnent l’illusion de la continuité, tout au long de cette fameuse phrase proustienne qui se ramifie sans se diviser, qui s’émiette sans jamais se déchirer. Comme Green peut le concevoir, il est à la fois l’analyste et l’analysé du texte de Proust [25]. » Alors, rendez-vous dans le cabinet aux iris, pour éprouver l’hypothèse qu’offre le psychanalyste :

« Je fais ici l’hypothèse », écrit-il, « que l’on trouve dans l’ensemble du texte de A la recherche du temps perdu les traces d’une censure portant sur l’émergence de la sexualité pubertaire. Explicitement évoqué dans le Contre Sainte-Beuve, le moment de découverte de la nouveauté pubertaire ne réapparaît ensuite que de façon voilée dans la Recherche. La critique proustienne l’a certes déjà souligné, mais je me propose d’en tirer toutes les implications en envisageant comment cette censure travaille systématiquement l’œuvre et peut-être même sa structure fondamentale. » [26] ;

Au lecteur d’éprouver l’incertitude d’un sol "où il n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau". François Richard l’amène à considérer que « le lieu où l’on risque la chute est aussi le lieu originaire mythique de la filiation intergénérationnelle ! »

Autre vacillement, infiniment plus violent à la lecture de « Céline : ni comédien ni martyr ». Julia Kristeva prend ici le risque de parler de Bagatelles pour un massacre, après, prévient-elle, avoir pris celui d’écrire Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection [27]. Elle précise : « Ces écrits ne sont pas de la littérature : en jouant sur toutes les cordes de la langue française, Céline met à nu l’inconscient jusqu’à l’insoutenable, et fait rire l’être parlant de sa bestialité même. En même temps, son angoisse fracasse ce garde-fou qu’on appelle une sublimation et se complaît dans une excitation mortifère, à laquelle l’histoire européenne offre une décharge : l’antisémitisme. » Sur une cinquantaine de pages, Julia Kristeva conduit le lecteur à considérer que « la douleur, l’horreur et leur convergence vers l’abjection semblent être les indications les plus adéquates de cette vision apocalyptique qu’est ici l’écriture célinienne » (297), ce qu’appuie, à cet égard la relecture de l’oeuvre ; sont cités : Le Pont de Londres, Guignol’s band, Mort à crédit, Rigodon, Le Voyage...
En préalable elle aura averti :

« L’abjection dit : ça vous excite ? ça vous fait rire ? ça vous brûle ? Alors, méfiez-vous. Soyez vigilants, lucides. Interprétez ! Pensez ! »

Ce à quoi, outre Julia Kristeva [28], se sont employés les contributeurs de ce recueil ; la littérarité [29] qui constitue la fine pointe de la réflexion à laquelle ils étaient conviés et nous convient, ne fait en rien nombre avec la remise en lumière de la pertinence de la psychanalyse eu égard aux maux qui affectent notre aujourd’hui.

Envoi : Christoph König et Heinz Wismann (dir.), La lecture insistante, Autour de Jean Bollack

« On ne lit pas nécessairement en fonction de ce qu’on a toujours su et ce qu’on a été ou de ce qu’on préfère plus ou moins librement. On lit aussi en avant de soi, attiré par ce qu’on ne sait pas. » [30]

Pour un peu, il s’agirait de parler d’un livre qu’on n’a pas lu... On en aura lu certaines parties, à raison de l’histoire des ses propres lectures : celle, éblouie, de Bollack lecteur de Paul Celan [31], des philologues Wismann, de Launay [32], des éxégètes, Gibert comme Meynet, et sa formidable lecture rhétorique (ici celle du psaume 34, voyez et goûtez...), les psychanalystes tels Geneviève Morel, Franz Kaltenbeck [33], ou encore des fins lecteurs de poésie, tel Tristan Hordé pour que "nul ne s’égare", John Edwin Jackson (Phèdre), Bertrand Marchal (Hérodiade)... Cela fait pas mal déjà, mais il y en a pour plus de 500 pages, dont la lecture insistera donc un moment, comme y invitent ces mots de reprise de l’introduction :

« L’écrit, pour Bollack, est histoire, intrinsèquement. Si l’on entend par historicité non la qualité de ce qui a eu lieu et qui se laisse plus ou moins établir comme fait et expliquer, mais, plus radicalement, la qualité de ce qui vient ex post, après coup, dans une relation de distance à un donné. Cette distance n’est pas seulement un écart, une simple différence dans un jeu potentiellement infini d’affirmations poétiques successives ou concurrentes, mais la condition définie d’un rapport, d’une réflexion possible. Le texte est par là historique doublement.

Tout d’abord dans le lien déterminé, en situation, à ce qui l’a précédé dans la société, la langue, dans d’autres textes, quels qu’ils soient. Ce donné, issu d’une dynamique historique réflexive complexe et sédimentée, à la fois l’envahit et se trouve repris, resémantisé depuis le point de vue que construit l’écriture.

Ensuite, parce que ce point de vue n’est lui-même pas immuable, extérieur ou préalable ; ce n’est pas une intention, une idée, mais se réalise dans l’historicité interne du texte, quand un second mot modifie le sens du premier, quand le consensus que pouvait réaliser ou exprimer une première phrase est mis en question par la seconde. La réception n’est dès lors pas souveraine [...]. » [34]

© Ronald Klapka _ 31 décembre 2011

[1Cette scène de genre revient, au reste, dans leur correspondance, comme un horizon lumineux : « Mille souvenirs, se rapportant à vous autres, écrit Ponge à Jaccottet près de 15 ans plus tard, remontent, en cet instant même - comme ils font bien souvent - et voudraient affleurer à la surface de cette page, mais enfin ils sont trop nombreux ! Aussi, puisque nous approchons de l’époque des "réveillons", n’en élirai-je qu’un (ou, peut-être, un et un autre, mêlés) : il s’agit d’un disque de Gabrieli, d’un duo de piano et de flûte à bec, d’un théâtre de marionnettes, d’une flambée dans votre cheminée où rôtit une pièce d’agneau, d’une rentrée du petit Antoine (et d’un chat ?) par une porte donnant sur la nuit, d’une gorgée de ce génépi que vous nous avez révélé (mais nous n’avons pu jamais en dénicher d’aussi parfumé)... »

[2Le directeur de la collection Serge Velay, a heureusement suscité cet ouvrage, ainsi que la réédition de la conférence Ponge, profession artiste en prose, à l’occasion de la célébration du centenaire de sa naissance, complétée par une anthologie, le tout donnant une ouverture très significative à l’art de l’auteur de La rage de l’expression.

[3Je copie la notice de quatrième à ce sujet :
« Gérard Farasse, professeur de littérature française à l’université du Littoral (Dunkerque) et co-directeur de la Revue des Sciences Humaines, a été l’ami de Francis Ponge à partir de 1969. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de ce dernier, il a participé à l’édition de ses Œuvres complètes en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade. Sur Francis Ponge, il est l’auteur, entre autres, de L’Âne musicien et d’un entretien avec Jacques Derrida, Déplier Ponge. »

J’ajouterai l’éditeur, de : Picasso, évidemment (Galilée, 2005), mais aussi tout particulièrement l’auteur avec Bernard Veck d’un Guide d’un petit voyage dans l’œuvre de Francis Ponge qui « s’organise comme un parcours durant lequel [ils se sont] efforcés d’attirer l’attention du lecteur, dans des chapitres panoramiques, sur les principales questions qu’elle pose : dans quelle mesure Ponge appartient-il à la tradition cartésienne représentée ici par Paul Valéry dont il appréciait l’œuvre critique (chapitre 2) ? Pourquoi fonder une nouvelle rhétorique est-il une « œuvre de salut public » (chapitre 3) ? En quoi la question de l’œuvre est-elle remise en cause par la divulgation des brouillons (chapitre 4) ? Pourquoi celui qui n’a cessé d’expliquer qu’il a écrit contre les paroles a-t-il multiplié conférences et entretiens à dater de la fameuse « Tentative orale » (chapitre 5) ? Toutes ces questions dont on voit qu’elles se rejoignent, pour l’essentiel, dans une interrogation sur le langage, ne trouveraient pas cependant leur véritable réponse, si l’on ne rappelait pas, pour finir ce petit voyage, la dimension éthique de cette œuvre (chapitre 6). Car le propos de Ponge ne trouve son sens, en définitive, que si l’on souligne l’ambition constante qui est la sienne : inciter l’homme à être, le susciter, en lui donnant, résolument, la parole. »

Sa bibliographie sera complétée (et précisée par François Berquin) sur le site de la MEL, celle des travaux universitaires, sur le site du Comptoir des P. U.. une photographie de Dominique Houyet (2004), donne d’en retrouver une autre, afin de compléter la « carte d’identité ».

[4Les premières parutions en poche de Francis Ponge, en Poésie-Gallimard datent de 1967. La référence à l’algue (de plus en plus verte) et à ce qu’on ne rit pas beaucoup, empruntée (et détournée) à Hélène Cixous.

[5Réédités en Points, audibles sur le site Pile face.

[6Ce texte est lui aussi, accessible en ligne, toujours grâce aux soins du site Pileface.

[7Anne Deneys-Tunney, Philippe Sollers, ou l’impatience de la pensée, Le livre, la table des matières, sur le site des PUF.

[8« À la fois omniprésent en France dans les médias, les journaux et la télévision, il est étonnant de constater à quel point l’écrivain Sollers souffre par ailleurs d’un déficit du côté de la critique. Sa présence périodique sur les chaînes de télévision, où il joue souvent le rôle de « bouffon du roi", ou de bouffon du pouvoir en place, masque en fait une étrange méconnaissance, voire un silence du côté de la critique universitaire à l’égard de ses publications. Force est de constater qu’à trop vouloir attirer les lumières de la rampe sur lui, Philippe Sollers l’homme en est arrivé à faire de l’ombre à Philippe Sollers l’écrivain. » (p. 20)

[9Cet entretien du 23 août 2010, est lisible sur le site pileface.

[10Ainsi structuré : Sollers joue Diderot, Le Coeur absolu (1987)-L’écriture palimpseste, Vers le roman encyclopédique, L’aporie du politique, Le Secret : globalisation guerrière et marchande, pérennité de la papauté.

[11Anne Deneys-Tunney, Sollers et le XVIII° siècle, pp. 137-138, en italiques citations de Le Coeur absolu.

[12Aliocha Wald Lasowski fait paraître début janvier 2012, Philippe Sollers. L’art du sublime, présentation sur le site Fabula.

[13Outre le descriptif, le sommaire, l’avant-propos de Thierry Davila et Pierre Sauvanet, figurent sur le site de l’éditeur.

[14Ouvrages dont la parution a été dûment saluée en ces pages.

[15Cf. cette recension de Survivance des lucioles

[16Portrait et notice de Saison froide, sur le site des éditions Arfuyen.

[17Bernard Vouilloux, La nuit et le silence des images, Hermann, 2010 ; les lecteurs d’Europe, n° 976-977, Août-septembre 2010, auront découvert une première version de quelques chapitres, aux pp. 145-161, intitulées L’image spéculative.

[19Marianne Alphant, Petite nuit, POL, 2008.

[20Oui, tous deux ont raison, il y a du holding dans l’activité de lecture : « Un livre serait donc fait pour nous porter lorsque nous acceptons d’y entrer vraiment et de le porter en nous » (46).

[21Henri Michaux, Les rêves et la jambe, 1923, publié dans le recueil Qui je fus, Gallimard, 2000 — v. aussi, O. C., tome 1, 1998. L’exposé figure aux pages 311-327. Fanny Déchanez-Platz, cite également ce texte dans son intervention : Le récit de rêve en littérature, l’art du décalage, mais la réflexion s’en prolonge avec la citation de La Nuit remue (1935), qui, dit-elle, propose un « style-rêve » devant « ses principales caractéristiques au fonctionnement du rêve lui-même et non aux canons littéraires du récit de rêve » (pp. 129 sq.

[22L’argument se trouve développé sur cette page du site Fabula. Frédéric Sayer, agrégé de Lettres modernes, docteur en littérature comparée, est aussi psychologue clinicien. Il enseigne en classes préparatoires à Rennes. L’introduction qu’il donne suite à la préface de Julia Kristeva, problématise justement le titre du recueil par l’adjonction d’un point d’interrogation et le changement de la copule pour la préposition : La littérature sur le divan ? Il s’en explique aux pages 40-41 avec cette bien utile précision : « ...non, la psychanalyse n’a pas de pertinence absolue quant à la littérature, elle n’en est qu’une lecture possible, sans doute parmi les plus fertiles quoique toujours incomplète, petit carré d’une mosaïque de lectures qui dessinent l’oeuvre plurielle. »
Le livre est publié aux éditions Hermann, il reprend certaines des conférences, en adjoignant d’autres textes, le tout ainsi structuré :
I. Le fantastique et le rêve (André Green, Fanny Déchanez-Platz, Alain Vanier, Camille Dumoulié), II. La littérarité à l’épreuve de la psychanalyse (Anne Tomiche, Paul-Laurent Assoun), III. Lire l’abjection et écrire l’informe (Julia Kristeva, Sylvie Le Poulichet), IV. Sublimation et perversion : à propos de Proust (Sophie de Mijolla-Mellor, François Richard, Raymonde Coudert), V. Le théâtre de la psychose (Patricia Attigui, François Lecercle).

[23Voir cette note. Écouter cet entretien avec Antoine Mercier dans la série La crise en nous.

[24À son propos, Frédéric Sayer ajoute : « Dans ses recherches sur la littérature commencées dès les années soixante, André Green montre comment l’inconscient du texte est structuré par l’hallucinatoire négatif : la place centrale qui est donnée dans ce livre à son développement sur Henry James dit l’importance qu’il faut accorder au travail du négatif. En somme, Pierre Bayard se trompe lorsqu’il affirme avoir fondé une école qui peut se targuer de n’avoir aucun émule dans un ouvrage ingénieux qui a connu un succès bien mérité : Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? André Green y adhérerait ainsi que Julia Kristeva ; mais le tout premier émule de l’école « Bayard » eût été encore plus éminent : Freud lui-même. »

[25La littérature et le divan, p. 45.

[26La littérature et le divan, p. 356. Plus loin, F. Richard, précise à quel point l’oeuvre de Proust est paradigmatique quant au processus de subjectivation à l’adolescence (p. 382). Cf. ce titre chez Dunod. Voir aussi cette note de la page 383 qui s’y rapporte : « La conquête du je n’est donc pas ici retour et présence à soi, installation dans le confort de la subjectivité, mais peut-être exactement le contraire : l’expérience difficile d’un rapport à soi vécu comme (légère) distance et décentrement que symbolise à merveille cette semi-homonymie plus que discrète et comme accidentelle, du héros-narrateur et du signataire. »

[27Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Seuil, 1980, Points, n° 152, 1983. .

[28L’ensemble de son intervention, est accessible sur son site personnel.

[29Voir les contributions de Paul-Laurent Assoun, à partir de La femme pauvre, de Léon Bloy, et l’invitation à relire Freud et tout autant Lyotard d’Anne Tomiche, qui nous fait accomplir un beau parcours réflexif ; par exemple, relire, après elle, Signé Malraux.

[30Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann,
texte liminaire de La lecture insistante, Autour de Jean Bollack, Albin Michel, 2011.

[31L’effet de Sur quatre poèmes de Paul Celan, Une lecture à plusieurs (RSH 223, 1991-3), fut immédiat et... durable. La méthode, la forme en étaient annonciatrices de Poésie contre poésie, Celan et la littérature puis de L’écrit, une poétique dans l’oeuvre de Celan, en 2001 et 2003 aux PUF. John Edwin Jackson écrivait dans Le Temps de Genève du 15 février 2003 :
« Qu’il en aille de bien plus que de particularités linguistiques dans la poésie de Celan, chaque lecteur s’en rend compte immédiatement. Savoir reconduire ces particularités à leur origine, à ce contre-chant, à cette contre-langue par laquelle un Juif va chercher à se réapproprier un sol poétique dans une langue qui est à la fois celle de son identité de Juif et celle de ses bourreaux exige une ténacité et une rigueur interprétatives de premier plan. Jean Bollack a publié, il y a deux ans, Poésie contre poésie. Celan et la littérature, de loin l’ouvrage le plus sérieux sur Celan en français. Il livre aujourd’hui L’Ecrit. Une poétique dans l’œuvre de Celan qui en constitue comme la « théorie » ou la poétique. Lire Bollack n’est pas facile : pas plus que lire Celan. Mais qui a jamais pu croire que le vrai était du côté de la facilité ? »

[33Les retrouver sur le site de l’association Aleph, Lille, la revue Savoirs et Clinique, ainsi que leurs ouvrages.

[34La lecture insistante, pp. 31-32 (l’"aération" du texte est de notre fait). Invitation à découvrir le sommaire complet du livre, et à prendre connaissance du site Jean Bollack.