lettre du 4 mars 2008
« la sociabilité diffuse et chaleureuse de l’admiration » [1]
Cette lettre de la Magdelaine comme illustration d’un propos de Clément Rosset : « Une critique qui pourrait m’être faite et qui ne me causerait aucun déplaisir, puisqu’elle montrerait que la personne a compris, sinon le message, du moins ma manière de procéder, serait de dire que mes livres ne sont que des citations mises bout à bout et agrémentées d’un propos personnel. » Voire !
Pour cette quinzaine, sont cités à comparaître : Judith Schlanger (Verdier) dont l’essai La mémoire des œuvres pourrait faire exergue à l’écho donné (trop rapidement hélas) aux trois livres parus ou à paraître ces jours-ci, qu’il s’agisse de Fragments d’un corps en archipel de Jacques Garelli (Corti), du DVD-Livre, autobiographie poétique de Bernard Vargatig (Au diable Vauvert), ou de L’Angoisse de penser d’Evelyne Grossman (Minuit).
Dans chacun d’eux, la mémoire tire en avant, paradoxe que ne refuseraient ni un Christian Hubin (la poésie « radio-active »), ni une Nicole Caligaris (l’éclatement des temporalités), dans ce cas où l’expression est saisie comme explosion de toute vectorisation : vectorisation, symbolisation, certes fausse mais « non sans charmes » puisqu’elle donne aux tables de nos librairies de regorger en apparence …
La mémoire des œuvres / Judith Schlanger
« C’est en ce sens que Judith Schlanger parle de "la conceptualisation comme diction". La diction, ici, n’est ni le "reflet objectif" de faits préexistants, ni une construction de notre seule intelligence. Elle ne prétend renvoyer ni à une hypothétique "nature des choses", ni à la seule expression d’un parti-pris ; elle est, à la fois et indissociablement, une création libre de l’esprit humain et un mode de saisie d’une réalité. »
Philippe Meirieu m’a donné jadis avec son itinéraire de chercheur [2] de rencontrer cette chercheuse qui possède au plus haut degré l’art de vous rendre accessible des chemins ardus : par sa guidance ferme et ouverte néanmoins, grâce à une culture aussi ample que maîtrisée (cf. les références pour chacun des chapitres de La Mémoire des oeuvres). Les éditions Verdier en publiant en poche – et la préface de Christophe Pradeau [3] – en prolongent effectivement le rayonnement tout en le déplaçant et en l’inscrivant autrement dans la survie des œuvres.
De la préface :
Pour Judith Schlanger - le constat traverse toute son oeuvre, depuis ses premiers ouvrages d’épistémologue jusqu’à ses essais plus récents sur la littérature - « c’est la masse qui permet la fécondité », cette masse, faite de strates superposées, de survivances, qui est la présence du passé. Aucun point de vue surplombant n’est possible, la pureté théorique n’est qu’un leurre ; il n’y a qu’une seule réalité intellectuelle, la densité surpeuplée de la culture. S’opposant à un certain dolorisme qui dénonce périodiquement le trop-plein de livres, elle décrit la masse dans sa fonction positive et nécessaire de milieu. De même qu’une pléiade d’écrivains de premier ordre ne suffit pas à faire une vie intellectuelle - il y faut aussi de grands liseurs, une foule de lecteurs intelligents et passionnés - il n’est de chefs-d’oeuvre que portés par la rumeur des oeuvres mineures. Une locution revient souvent chez elle, qui dit très bien ce sentiment, et cela dès la première phrase de La Mémoire des oeuvres : « Nous sommes au cœur de beaucoup de livres », plongés dans la masse des livres, des livres que l’on a lus, que l’on ne lira pas, dont on ignore l’existence, au cœur des livres oubliés, brûlés, pris tout entier, malgré qu’on en ait, dans la grande rumeur de l’écrit.
Fragments d’un corps en archipel / Jacques Garelli
Encrer l’aphorisme dans le champ des métamorphoses, là où l’improbable encablure d’une herbe se cabre, traçant l’énigme qui fraie le passage d’un accord vers sa résonance.
C’est alors que le corps émigre en archipel dans la déflagration que viennent à visiter quelques vaisseaux happés par les marges du soleil.
Cette quatrième de couverture n’a pas été reproduite sur le site des éditions José Corti. Il s’agit bien plus que d’un échantillon (au sens minéralogique) de la manière de Jacques Garelli. Ceux qui ont le bonheur de le suivre depuis Le recel et la dispersion, trouveront bonheur dans l’accueil d’un livre nouveau, et dans la fécondité d’une pensée qui aura nourri leur propre réflexion durant une quarantaine d’années.
Qui ne connaît pas aura droit à une intense session de rattrapage : splendeur des poèmes, proses et aphorismes de la première partie, et puissance de l’explicitation d’une pensée avec l’exemple d’un poème oublié de Rimbaud, dont existent deux versions dont l’une, cela ne s’invente pas, s’intitule Mémoire. Ce n’est pas un exercice de poétique appliquée : c’est un poète qui parle.
La ressource en ce qui concerne l’œuvre de Jacques Garelli n’est pas rare : outre les éditions Corti, le coffret d’Encre Marine : Penser le poème, les éditions Jérôme Millon, les éditions Vrin donnent d’accéder à une œuvre qui elle est rare par sa profondeur, la puissance d’analyse des œuvres, et le côtoiement d’une œuvre que d’aucuns (Château, Stiegler) contribuent à remettre en valeur à remettre en valeur : celle de Gilbert Simondon. Un jour on comparera peut-être transpassibilité chez Maldiney et transduction chez celui-là.
Un admirateur de l’un et de l’autre le fera peut-être : Serge Meitinger, maître d’œuvre de Une phénoménologie à l’impossible et Poésie et philosophie, l’oeuvre de Jacques Garelli : histoire d’un compagnonnage heureux.
L’aveu même d’être là / Bernard Vargaftig
« La poésie existe-t-elle ? Ou n’y a-t-il jamais personne à la porte du poème ? Ou, faut-il reconnaître entre poème et poésie une contradiction absolue ? Un Vargaftig peut-être répondrait : la poésie existe et le poème en est la preuve. Elle est au quotidien ce coup frappé qui se révèle, en fait un désordre et lui donne sens, celui de monde et de seul monde - elle est ce qui, du même coup, fait de ce qui est un impossible et de cet impossible une claire nécessité. Le poème ? En ce coeur du monde, en cette pure intimité intensément commune, il est, amour parlant, l’aveu même d’être là. »
Maurice Regnaut, quatrième de couverture de la première édition d’Éclat & Meute, supplément au numéro 69 de la revue Action poétique.
Les éditions Au Diable Vauvert, qui publient un DVD réalisé par Valérie Minetto et Cécile Vargaftig, ont eu l’excellente idée de clore le livre qui fait partie du coffret à paraître incessamment, avec l’intégralité de ce texte, dont le dernier poème (XXX) dit en commençant :
Ô parole indivisible
Est-ce l’herbe des charniers
L’immobilité d’un mur
Ou la mort criblée d’images
L’aveu même d’être là
Comme l’énumération
D’un étang et d’un village
Tourbe neige cuivre école
Jusqu’au nom de chaque jour
Dans le signe sur les portes
« L’aveu même d’être là », se double d’un « Je l’ai échappé belle », et de l’étonnement du poète, s’adressant à la caméra, c’est-à-dire à nous.
Je demeure confondu (de plaisir, de bonheur) devant tant d’amitié et de respect suscités par l’œuvre du poète nancéien : qu’il s’agisse des propos de Pascal Maillard, qui s’exprime autant en ami que poéticien, ou du dialogue retranscrit des cinéastes. Relativement à quelques sornettes lues et entendues ci et là relativement au « devoir de mémoire », ceux qui accompagneront les adolescents dans la découverte d’un poète majeur (autant que discret) de ce temps auront à cœur d’entendre :
Un poème ne peut pas être répété. C’est pour cela qu’il passe de bouche en bouche. Son énigme consiste en ceci : « il continue à faire exploser vers l’avenir la charge de mémoire et de présent qui l’ont fait exploser et dont il est porteur ».
Ce qui est totalement vrai du recueil Ce n’est que l’enfance, publié récemment aux éditions Arfuyen (la couverture donne à découvrir un paysagiste étonnant Antoine Chintreuil, dont l’œuvre revient ainsi jusqu’à nous).
Celui qui dit (dans le film) : « Je n’écris pas pour être lu, mais pour vivre », a bien plus que notre reconnaissance privée ou institutionnelle (prix Jean Arp, ou encore colloque de Cerisy juillet 2008), l’entendre lire Jouve à sa fille, et dire de la page lue « c’est cela dont le monde a prioritairement besoin », voilà qui malgré les horreurs du siècle, nous donne de continuer, et cela suffit bien.
J’ajoute toutefois à quel point Bernard Vargaftig m’a fait (émotivement) entendre ce qu’est la syllabe :
Un arrachement intérieur vient
Aussi désert qu’une syllabe
Dont l’insistance n’oublie pas
Où entends-tu même avant d’entendre
(fragment d’un inédit pour Christian Hubin)
L’angoisse de penser / Evelyne Grossman
Dans ce soulagement de ne plus être « rivé a soi », comme dit Levinas, cette sortie temporaire du sujet identitaire, intentionnel et conscient, celui qui croit savoir ce qu’il dit quand il écrit, il y a sans doute un enivrant sentiment de légèreté : provisoirement, j’abandonne tout droit de propriété sur une pensée qui dès lors n’est plus seulement la mienne. […]
Et si ces moments suscitent à leur tour chez le lecteur de tels émerveillements de lecture c’est que ce qu’il lit n’est plus seulement l’écriture d’un individu donné […] mais d’abord l’invite à une commune expérience de désubjectivation jubilatoire où Je pense hors de Moi. […] Dans l’approche assumée du risque de folie de la pensée (dans la pensée) qui caractérise les écritures du XXe siècle, c’est toute l’évolution des subjectivités modernes qui se donne à lire : celle qui conduit de l’angoisse de penser à l’invention de nouvelles désidentités où inlassablement se recrée un sujet pluriel et pourtant un, - un sujet provisoire, fragile mais aussi et en même temps, tenace, résistant.
[…] De même qu’on ne peut regarder certaines installations contemporaines qu’en se déplaçant avec elles dans l’espace (« voir est une danse », disait Lyotard), on ne peut lire ces textes qu’en bouleversant nos conventions linéaires, en sortant des cadres orthogonaux de nos pensées, en nous dissociant de nous. Lire est une joie.
Je le dis tout de go : j’ai la plus vive admiration (et gratitude !) pour les travaux d’Evelyne Grossman en ce qu’il me donnent inséparablement sur des lectures formatrices l’éclairage de travaux universitaires avec leurs protocoles rigoureux et leurs veilles sans merci, et avant tout la profondeur existentielle qui évacue toute scolastique. Au surplus, les auteurs étudiés : Joyce, Beckett, Artaud, Blanchot, Levinas, Derrida, Foucault pour ceux abordés dans ce livre sous l’angle de « l’angoisse de penser » (alors que Beckett, Joyce, Artaud ont fait l’objet d’approches longues (en tous cas éditorialement), ces auteurs-compagnons exigent pareille posture et prise de risque à la fois.
Le livre va paraître le 13 mars. Il ne traite pas d’auteurs du « passé », fût-il récent, mais d’auteurs d’à–venir !
[1] Vivre dans les lettres, c’est éprouver au plus profond de soi ce « sentiment d’envie fortifiante » dont parle Baudelaire : l’admiration.
« Au cœur des lettres, écrit Judith Schlanger, se trouve l’admiration », sentiment dans lequel elle perçoit le cœur battant de la littérature, le principe dynamique qui accomplit ce miracle que la masse des livres s’organise et se dépose en mémoire.
Christophe Pradeau, préface de La Mémoire des œuvres, Verdier, 2008.
[2] Ce travail sur le statut d’un "nouveau langage pédagogique" fut nourri par des réflexions épistémologiques que je menai alors à partir des ouvrages de Judith Schlanger : la véritable invention intellectuelle, explique-elle, ne s’est jamais effectuée dans les sphères de l’objectivisme positiviste ni dans celle du subjectivisme idéologique, la véritable invention intellectuelle, dit-elle, est d’abord rhétorique. Car, demande-t-elle, à quoi donc reconnaissons-nous le vrai ? "Nous ne savons pas par avance quel sera le contenu de sa thèse, ni ce dont elle va traiter, ni même comment elle en traitera ; mais nous savons très bien quel est le type de satisfactions que nous en attendons". La formule est provocatrice... et pourtant ! N’est-ce pas ainsi que nous fonctionnons ? Nous reconnaissons bien "à quelque chose" la bonne théorie... et ce "quelque chose" n’est pas sa conformité à des critères portant sur la méthode de recherche ou la nature du contenu... ce "quelque chose" est bien plutôt la capacité de la théorie qui nous est présentée à nous aider lire le réel, à s’en saisir et à le transformer [....]
Au point 5 de L’inavouable et/est l’essentiel publié dans Perspectives documentaires en sciences de l’éducation en 1992, et repris sur le site de Ph. Meirieu.
[3] Christian Pradeau, enseignant-chercheur, d’autre part auteur de La Souterraine (Verdier), et l’un des maîtres d’œuvre du « Quarto » Albert Thibaudet, le signale comme un classique désormais des études littéraires