10/06/2011 — Stéphane Mosès, Paul Celan, Emmanuel Mosès, Michel Valensi, Julia Kristeva, Franz Rosenzweig, Franz Kafka, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Danielle Cohen-Levinas, Marc de Launay, Sigmund Freud, Rilke, Gila Lustiger...
Élargissez l’art !
Paul Celan [1]
cela s’emplit de toi
et s’élève
jusqu’à une bouche
Hors de la folie
éclatée
je me relève
et observe ma main
qui dessine le seul
l’unique
cercle
La traduction de ce poème [3], inédite, figurait, nous dit Emmanuel Mosès (dans un récent numéro de Po&sie [4]), parmi les papiers retrouvés de son père [5], avec cinq autres poèmes de Paul Celan (donnés par la revue) qu’il avait traduits en français pour les besoins d’essais et de conférences.
Emmanuel Mosès ajoute sobrement [6] ces « quelques mots » :
« Rigoureuses et respectueuses de la respiration, c’est-à-dire de l’énergie propre à chacun des poèmes originaux, ces traductions expriment bien les principes qui guidaient mon père lorsqu’il méditait sur une œuvre, qu’il s’agisse d’un texte poétique, narratif ou philosophique. [7]
Ceux qui l’ont entendu savent de quelle manière, avec la lenteur précise de la pensée en action, il procédait pour que surgisse, au terme d’un parcours où il cheminait aux côtés de l’œuvre sans jamais s’imposer à elle, la vérité du commentaire. » [8]
Cette façon de lire, qui est bien une manière d’être [9], plusieurs ouvrages récents la déclinent, les uns sur le mode de l’hommage, de la reconnaissance, les autres livrent des travaux, leçons [10] de l’auteur qui n’avaient pas été encore rassemblés. Tous disent une rencontre, un entretien dans les hauts de la pensée, des rendez-vous à ne pas manquer. Abondance ici ne nuit pas, chacun trouvera, s’il le désire, à mettre « ses pas dans les pas du passeur ».
Le(s) propos des deux sortes d’ouvrages ne peu(ven)t manquer de s’entrecroiser. Prenons le risque de l’enchevêtrement. Qu’il n’exprime qu’une chose : la constellation des pensées qu’abrite ici son nom (et gravité de l’accent), et notre incapacité à les démêler !
Aussi je prends ce préalable : Le logos et la lettre, Stéphane Mosès lecteur de Paul Celan, par Vicky Skoumbi, rédactrice en chef de la revue αληthεια [11]. Très — trop— brièvement, il est fait principalement allusion à l’étude de Stéphane Mosès : Quand le langage se fait voix en regard de sa traduction d’Entretien dans la montagne, au principe dialogique, aux poèmes en chemin, qui mettent un cap sur un Tu (disponible) à qui parler, « sur une réalité à qui parler » [12] ; je ne me réfèrerai ici qu’à cet aspect [13], et précisément en ces termes :
“Des poèmes, ce sont aussi des présents - des présents destinés aux attentifs. Des présents porteurs de destin” » [14]
C’est donc quelque chose de l’ordre du poème, qu’offrent à lire, découvrir, les livres recensés ci-après, et chemin faisant, sera ainsi revisitée la bibliographie d’un contemporain aussi discret - pour ce qui est du « grand public » - que capital.
I. Hommages à Stéphane Mosès
— Retours (Paris, Berlin, Jérusalem), aux éditions de l’Éclat
Michel Valensi et Patricia Farazzi ont coordonné l’édition de ces Mélanges à la mémoire de Stéphane Mosès, réunissant des contributions de journées ou soirées d’hommages au cours de l’année 2008 [15]. Discrète, mais puissante, la présence des plus proches s’exprime dès l’entrée avec « Port Bou », une huile sur toile de Liliane Klapisch (l’épouse) [16], en couverture de l’ouvrage et à laquelle un texte inédit de Stéphane Mosès apporte un commentaire délicat [17], tandis que quatre Préludes et fugues [18] sur un tableau de Poussin par Emmanuel Mosès, en constituent comme l’envoi.
L’émotion est perceptible lorsque s’expriment les approches de la personne, ainsi l’humanité décrite par Julia Kristeva, ou celle que marquent les Instantanés dont Clemens-Carl Härle fait la relation. Néanmoins, les approches savantes prédominent avec les contributions de Vicky Skoumbi ou Heinz Wismann, revenant sur les lectures celaniennes, déjà citées, et encore celles de Marc Crépon décrivant la constellation de Stéphane Mosès, soulignant au passage que Celan était lecteur de L’Étoile de la de la rédemption [19] dont Système et Révélation [20] fut pour beaucoup le fil d’Ariane, et rappelant cet essentiel :
« Dans ses entretiens avec Victor Malka [21], [la question de la transmission] revient à plusieurs reprises. Mais surtout aucune des œuvres auxquelles sont liés les noms [de Rosenzweig, Kafka, Benjamin, Scholem, Celan, Levinas ou Derrida] ne sont étrangères à son injonction : transmettre, traduire, tracer des lignes de survie.
S’il fallait se demander aujourd’hui ce qui aura attaché l’auteur de L’Ange de l’histoire [22] si singulièrement à chacune de ces œuvres et aux voies qui se tracent de l’une à l’autre, qui les relient et les séparent, on devrait risquer l’hypothèse que leur lecture n’aura jamais été séparable de cette passion, sans laquelle il n’est pas d’enseignement ni d’écriture possibles : la passion de la transmission. »
Ainsi lira-t-on Mosès lecteur de Kafka par Marc Sagnol avec l’Ulysse de Kafka en figure de l’écrivain [23], et sur le même thème « L’écriture est un combat contre les dieux » par Danielle Cohen-Levinas (pointant également un Portrait de Kafka en Ulysse [24], et les confrontera-t-on à sa propre lecture d’Exégèse d’une légende [25]
— Autour de Stéphane Mosès, rencontre aux Bernardins
Une rencontre "Autour de Stéphane Mosès", avec pour sous-intitulés : Enjeux de culture, Journée d’hommage à Stéphane Mosès a été organisée en mars 2010 par Danielle Cohen-Levinas et Marc de Launay. A la publication de ce jour, ce dernier donne pour éloquente préface : Tectonique des cultures. Il y met en évidence comment « non content de se situer au carrefour de plusieurs lignes de partage des cultures, Stéphane Mosès s’est confronté à des trépidations plus profondes et générales : celles qui à travers la psychanalyse, les pensées révolutionnaires ont cherché à effacer toutes les traces de la liberté innovatrice du sujet ». Et d’insister sur ce que ses recherches l’ont mené dans « les trois dimensions où la problématique de la temporalité s’est exprimée : la littérature, la tradition biblique et la philosophie. » Et d’aiguiller vers les interprétations de Levinas, que Mosès lie à Benjamin et à Haïm de Volozine [26]. Et pour ce qui est de cette dimension du temps, on se reportera à L’éternel retour et l’ombre la plus courte, un exposé examinant comment Mosès relit (relie) Nietszche, Benjamin et Blanqui [27].
Quant à Danielle Cohen-Levinas, déjà citée plus haut, pour son intervention Où est le ciel ? une réflexion à partir d’un texte en prose de Paul Celan rédigé en roumain en 1946, dans lequel se dessinent les thèmes à venir, elle écrit en particulier que « ce texte rend compte du souci de ne pas laisser la langue à elle-même, de ne pas laisser s’accomplir ou se sédentariser : de la nécessité d’insuffler à la langue l’inspiration du verset biblique qui laisse la question à l’état de question et dont le surplus, l’excès échappe à la téléologie. » Les familiers de la poésie de Paul Celan et de l’herméneutique de Mosès doivent pressentir les développements à suivre... Il faut noter qu’une question survenant après l’exposé [28], relative aux positions respectives de Mosès et de Lévinas sur la question de l’art, permettra à l’oratrice de mettre en évidence ce que les Carnets de captivité [29] ont révélé d’un projet de carrière d’écrivain.
« Une affinité littéraire, Le Titan de Jean-Paul et le Docteur Faustus de Thomas Mann », deux témoins de la dénonciation de l’antinomie romantique de l’esprit et de la vie, est l’occasion pour Antoine Guggenheim de situer l’enjeu du travail de Stéphane Mosès, enjeu spirituel en ce qu’il pose la question du salut de la subjectivité, à travers la convergence de deux œuvres qui se veulent chacune le roman d’une époque et d’un pays, l’Allemagne.
Republié récemment, aux éditions Hermann [30], l’ouvrage avait connu une première édition en 1972, chez Klincksieck, dans la collection Thèses et travaux de L’université de Paris X Nanterre. Ceci pour préciser la tonalité de l’ouvrage, et sa place dans le parcours universitaire de Stéphane Mosès. La dernière phrase du livre « L’art ne peut vivre qu’en puisant sa substance aux sources les plus profondes, qui sont les sources nocturnes », des plus évocatrices, sera le fil rouge de l’intervention, à propos d’un livre exigeant qui puise et dans l’analyse littéraire et dans la réflexion philosophique à propos de deux ouvrages témoignant de la crise de leur époque (Stéphane Mosès n’hésite pas à recourir à la citation longue, et dans les deux langues, faisant oeuvre de pédagogue d’une part, mais ouvrant aux problématiques ultérieures, celles de la réinvention d’une époque de la pensée, de la culture).
Dan Arbib se souviendra, pour donner à son texte son titre de ces lignes de Un retour au judaïsme :
« Pour moi, l’espoir se trouve dans la découverte fulgurante de l’inespéré. Je crois profondément que des étincelles d’espoir sont encore enfouies dans le passé, au-delà de la répétition de vérités immuables, qui bloquent nécessairement le questionnement. »
Et de conclure : « le travail de Mosès est un programme » — le plan de Dan Arbib était celui-ci : I. Stéphane Mosès, les lectures bibliques et la modernité normative ; II. L’Éros et la Loi [31], conformément à la tradition ; III. Limites de la modernité normative : questions à Stéphane Mosès, un chapitre critique tout à fait stimulant, qui ajoute à la citation précédente :
« Pour moi, la quête dans les textes traditionnels, de leurs virtualités qui se révèleraient soudain est d’une importance capitale. »
II. Stéphanes Mosès, publications en 2011
— Temps de la Bible, aux éditions de l’Éclat
Y-a-t-il encore quelque chose, à dire, écrire, ajouter à ce que Michel Valensi indique dans sa préface à ces nouvelles lectures bibliques, rédigées, prononcées entre 2002 et 2004 par Stéphane Mosès et réunies sous le titre de Temps de la Bible ? [32]
Peut-être ceci, que le travail de lecture de Stéphane Mosès, et les textes bibliques retenus le sont pour cette raison, est tout uniment un travail de pensée, de contribution au travail de penser, et j’en prendrai pour preuve l’une de ses dernières interventions dans un colloque, celui dont les textes rassemblés par Marc Crépon et Frédéric Worms ont paru chez Galilée sous le titre : Derrida, la tradition de la philosophie [33]. Celle-ci s’intitule : Au coeur d’un chiasme : Derrida et Levinas, Levinas et Derrida. Je me permets de "compléter" la citation de Levinas : « le plaisir d’un contact au coeur d’un chiasme » [34]. Ici Stéphane Mosès, prend pleinement part (et nous fait prendre part) à un dialogue philosophique - une dimension dialogale qui aura parcouru l’ensemble de son oeuvre -, de manière tout aussi limpide que résolue. Je résume outrageusement : au travers de textes qui sont ou commentaires ou réponses à la parution de leurs ouvrages : réactions de Derrida à Totalité et infini, et à Autrement qu’être, de Levinas à La Voix et le phénomène, Stéphane Mosès situe l’une par rapport à l’autre des pensées dans l’affirmation de leurs différences, et la reconnaissance de ce qui en fait la haute valeur et appelle le respect réciproque [35]. Comme une "reprise" philosophique (c’est une métaphore) de Quand le langage se fait voix [36] et tout devient si clair que cela pourrait en paraître simple. [37]
Disons qu’il en va de même, pour ces ultimes lectures bibliques, et le débat philosophique y est bien présent. Si Michel Valensi privilégie, à juste titre, La Bible et les césures du temps dans sa présentation, le chapitre Sacrifices pourra retenir l’attention dans la manière dont il convoque -outre les textes de la tradition juive (Maïmonide, Le Zohar) - les philosophes : Derrida (Donner la mort), et en particulier, les situant l’un par rapport à l’autre, Kierkegaard (Crainte et tremblement) et Levinas (Noms propres).
Stéphane Mosès accomplit le programme fixé dès L’Éros et la Loi (sensible aussi dans Exégèse d’une légende) : « Dans ces études la tradition elle-même sera réinterprétée dans les termes du discours philosophique occidental. Mais ceux-ci seront à leur tour remis en question par les catégories juives qui les travailleront de l’intérieur. [...] De ces déplacements de concepts et de perspectives naîtra peut-être une autre façon, à la fois nouvelle et très ancienne, de lire la Bible dans le contexte de la culture occidentale : une autre manière de déchiffrer le monde, une autre manière d’y projeter un sens. »
— Les Leçons de la chaire Gilson, 2006
De Figures philosophiques de la modernité juive [38], les leçons données par Stéphane Mosès dans le cadre de la chaire Étienne Gilson, je dirai peu, leur propos, son organisation parlent d’eux-mêmes, voici les leçons, dans l’ordre : 1. Modernité normative et modernité critique 2. La critique de l’ontologie chez Franz Rosenzweig, 3. Judaïsme et christianisme chez Franz Rosenzweig : deux formes d’éternité, 4. Walter Benjamin et la crise de la tradition 5. Gershom Sholem : quel avenir pour la théologie ? 6. Emmanuel Levinas et l’au-delà de l’être.
On y reconnaît les réflexions et figures auquel est attaché le parcours intellectuel de Stéphane Mosès. Celui-ci procède à sa manière si reconnaissable d’exposition méthodique, guidant l’auditeur (le lecteur) en le sollicitant. Il m’apparaît essentiel de revenir sur la sixième leçon comme le fait dans sa rigoureuse préface Philippe Capelle-Dumont, et le méridien de cette pensée :
— Rêves de Freud (L’infini)
« On ne pourrait trouver meilleure défense et illustration de la psychanalyse que ces Rêves de Freud, par Stéphane Mosès. Son auteur n’était ni psychanalyste ni analysant, et cette caractéristique, plutôt commune, revêt une valeur particulière au moment où l’invention de l’inconscient, pourtant centenaire, tend à demeurer confinée « entre initiés », quand elle ne se délite pas en vulgate médiatique : les deux tendances contribuant à créer l’indifférence du grand public, à susciter l’hostilité des techniciens de la santé mentale et à encourager les prétentions de la pharmacologie - et de quelques voyous de la place publique - sur la vie de l’esprit. À contre-courant de ces écueils, et par la voie des rêves, le livre analyse la profondeur intime et la portée historiale de la découverte freudienne. »
Ainsi Julia Kristeva introduit-elle sa préface, Sur les pas du passeur, aux différents essais ou conférences réunis par les soins d’Emmanuel Mosès et que proposent les éditions Gallimard dans leur collection L’Infini. Soit six lectures : Les présupposés épistémologiques de la psychanalyse ; L’index culturel de L’Interprétation des rêves ; Non vixit : « Vous m’avez rarement compris » (fonction d’une citation de Heine dans la Traumdeutung ; Nature, nature, quand Freud rêvait de Goethe ; Esquisse d’une anatomie du Witz ; Freud - « La négation » (« Die Verneinung »).
Une préface très chaleureuse [39], mais aussi argumentée. Les lecteurs de Cet incroyable besoin de croire -aux éditions Bayard en 2007 [40], ne seront pas dépaysés, ceux qui auront lu l’intervention de Julia Kristeva dans Retours (Journée d’hommage à Berlin à la maison Suhrkamp [41] en 2008) pas davantage. Quant aux autres, ils découvriront un très intéressant fil (ou méridien) freudien qui consolide le fil rouge de l’oeuvre de Stéphane Mosès. L’introduction de Système et Révélation, nous en avertissait [42] : Freud fait partie de la constellation intellectuelle de Stéphane Mosès. Les essais réunis en attestent particulièrement. On peut imaginer que le titre donné se réfère spécialement à l’essai L’index culturel de L’Interprétation des rêves (I), que complètent l’usage d’une citation de Heine dans un rêve de Freud (III), de même qu’un rêve sur Goethe (IV). Les dimension linguistique (forte présence de Benveniste dans Les présupposés épistémologiques de la psychanalyse (I)) et littéraire sont prégnantes dans ces analyses ; je note :
« On est toujours frappé de constater, à la lecture de la Traumdeutung ou des cas rapportés dans les Cinq psychanalyses, à quel point certaines personnes, apparemment fort prosaïques dans la vie quotidienne, manifestent soudain un extraordinaire talent littéraire dans leurs rêves, comme si un grand poète se dissimulait au fond de leur inconscient. Cette instance mystérieuse, capable de libérer dans les tréfonds du psychisme des forces imaginatives insoupçonnées, puis de créer à partir d’elles des scénarios d’une richesse et d’une complexité inouïes, semble en effet fonctionner comme une instance poétique. On peut d’ailleurs noter que cette métaphore est absolument réversible, chacun de ses deux termes pouvant fonctionner à la fois comme un signifiant et un signifié : si les poètes peuvent puiser leur inspiration au fond de leur inconscient, c’est parce que celui-ci travaille, dès l’origine (immer schon), à la manière d’un poète. »
« Créativité » qui s’épanouit au chapitre Esquisse d’une anatomie du Witz (V), délectable avec quelques histoires choisies : Le Hitzig d’un poème de Heine, un « bienvenue au club » (par antiphrase) de Groucho Marx, et une inénarrable histoire de parapluie troué, dont le paradigme, nous est-il confié est « le seul qui nous permette de vivre raisonnablement. »
Enfin, un séminaire de 1995, sur Die Verneinung (La négation) (VI), essai de Freud daté de 1925, en plein dans l’époque de sa seconde topique. Ce qui est tout à fait passionnant dans cet essai placé de manière conclusive dans le recueil (les essais ne sont pas ordonnés chronologiquement, mais de manière à donner une image du rapport à Freud de Mosès), c’est la manière dont sont mises en perspective des lectures qui firent date, celles d’Hyppolite (hégélienne), de Lacan (heideggerienne) pour un retour à la lettre du texte freudien. Je cite :
« Une des idées centrales du texte de Lacan, mais sur laquelle je ne reviendrai plus, c’est de dire que l’étude de Freud sur la négation se déploie sur un horizon ontologique, qu’il s’agit véritablement d’une recherche de l’Être par opposition à un travail sur des « étants » et que, par exemple, dit Lacan avec une très belle formule, « il ne s’agit pas pour Freud du rapport de la pensée avec des objets mais du rapport de la pensée avec le monde ». Et, effectivement, on peut dire ça comme cela, si l’on veut.
Ce n’est pas tellement ce que je me propose de faire aujourd’hui. Je me propose de lire le texte - c’est un texte d’une énorme difficulté et je n’ai pas la prétention de l’épuiser -, mais de le lire de très près. Pour ce faire, je diviserai comme il convient la lecture de ce texte en trois parties. » (153-154)
Et d’inviter le lecteur, qui n’a pas besoin d’être analyste, à une lecture qui a le don de rendre limpide, sans rechercher l’effet, la brillance, ce qui peut ressortir à la psychopathologie de la vie quotidienne, mais conviendra aussi, via la poesis du rêve, à la réflexion sur l’écriture.
Envoi : Stéphane Mosès, « un auteur élargi »
Dans l’hommage rendu à Berlin [43], comme au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme [44] Gila Lustiger insiste sur la dimension d’écoute, que revêt le patient travail de Stéphane Mosès :
« Dans sa lettre à Arthur Hollitscher [45] Rilke proclame quel genre d’aventure il entreprend dans ses poèmes : écouter, tout bonnement. Prendre cette écoute pour un procédé, une formule ou du style, c’est se méprendre étrangement sur l’ambition de l’écrivain.
Le fait que Stéphane attachait autant d’importance et vouait autant de respect au mot d’un écrivain, qu’il écoutait, tout bonnement, n’était-ce pas là la preuve qu’il était l’un de nous ?
Comme étudiante et comme écrivain, j’ai rencontré de nombreux commentateurs et critiques brillants, mais jamais aucun ne m’a semblé toucher d’aussi près le secret de la littérature. Avec personne d’autre, je ne me suis sentie aussi bien comprise, malgré le fait que je n’avais pas publié encore une ligne.
Stéphane était un véritable lecteur, un lecteur, comme tant d’écrivains se le souhaitent. Celui que le poète romantique Novalis a décrit simplement comme « auteur élargi ». Un semblable, un frère, qui a la même sensibilité à fleur de peau que l’auteur, le même respect pour la langue, la même rigueur, et qui partage avec lui l’intime conviction que chaque œuvre recèle un mystère. »
[1] « Élargissez l’art ! Cette question, avec son aspect inquiétant, celui qu’elle eut en son temps, celui qu’elle prend à présent, nous interpelle. Je suis allé avec elle chez Büchner. J’ai cru l’y avoir retrouvée.
J’avais aussi une réponse toute prête, une contre-parole « à la Lucile », je voulais opposer quelque chose, je voulais être là et contredire :
Élargir l’art ?
Non. Va plutôt avec l’art dans l’étroit passage qui est le plus proprement tien. Et dégage-toi.
J’ai pris, ici également, en votre présence, ce chemin-là. Ce fut un cercle.
L’art, et donc aussi la tête de Méduse, la mécanique, les automates, ce lieu étrangement étranger, si difficile à reconnaître dans sa différence, et qui, en fin de compte, est peut-être l’unique et même Étranger — l’art continue. »
Paul Celan, Le Méridien — Discours de remise du prix Büchner, Darmstadt, 22/10/1960 — dans la traduction de Jean Launay, La Librairie du XXI° siècle, éditions du Seuil, 2002, p. 80 ; traduction retenue électivement, pour ce que la rencontre de la poésie de Paul Celan, s’est, pour moi, effectuée, par les traductions de Jean Launay, dans la revue Po&sie, n° 9, 2e trimestre 1979.
[2] Shibboleth (ou schibboleth), double marque de gratitude envers :
— Danielle Cohen-Levinas, pour son intervention (magnifique) : « “Où est le ciel ?” Parole poétique et parole biblique, Stéphane Mosès devant Celan », in Autour de Stéphane Mosès, Lethielleux, Parole et silence, Collège des Bernardins, 2011, pp. 33-54. Elle porte en exergue : Shibboleth pour Martine Broda.
Dans un texte donné à la Quinzaine : « Que sauveriez-vous du XX° siècle ? » (n° 790, 01/08/2000), Martine Broda confiait : « Je n’établirai donc pas l’équation Staline = Hitler, Vernichtungslager = goulag. Dans La rose de personne [désormais en poche], son plus beau livre, dédié à l’enfant perdu du siècle, le fragile, l’intransigeant Ossip Mandelstam, Paul Celan ne l’établit pas non plus, puisqu’il salue chaleureusement Octobre et l’espoir révolutionnaire. Tout en un, dates et lieux mêlés, c’est aussi octobre à Pétropol dans un mot de passe, un schibboleth. »
Ajoutons les mots d’une émission d’hommage (Reconnaissances, France-Culture, 21/08/2010) : « Martine Broda (1947-2009), disons-le tout net, ne fut pas uniquement la traductrice de Rose de Personne de Paul Celan en 1979. Elle fut avant tout un auteur de première importance. Dès 1975, elle publiait ses premiers poèmes. Elle fut tour à tour accueillie par les éditions Belin et Flammarion. Son dernier titre, Eblouissements exprime à lui seul la hauteur de son oeuvre. Cette dernière est placée sous le signe du lyrisme et de la lyrique amoureuse. Citons là son essai L’amour du nom, paru en 1997 chez José Corti. Martine Broda manifesta toute sa vie une passion pour l’oeuvre de Pierre Jean Jouve à qui elle a consacré un essai en 1981. Ses passions, son amour de la poésie et de la littérature, ont fait d’elle une essayiste, traductrice hors pair, poète avant tout. Elle qui a écrit : Lueurs de la bonté/retenez-moi sur terre, nous a quittés en 2009. »
De mémoire émue, pour le lecteur, la lectrice concernés : Le Nouveau Recueil N° 69, Décembre 2003-Février 2004, éd Champ Vallon, 190 p. Actes du colloque « Encore l’amour » qui s’est déroulé à l’Ecole Normale Supérieure sous l’égide du Collège international de philosophie, en janvier 2000, et la direction de Martine Broda, et dont Bertrand Leclair avait relevé l’argument.
— Jacques Derrida, pour « l’inscription du rien vivant dans le coeur », v. notamment le chapitre VII de Schibboleth pour Paul Celan, Galilée, 1986, pp. 97-113.
[3] Le texte en allemand :
« ES WIRD etwas sein, später,/es füllt sich mit
dir/und hebt sich/an einem Mund/aus dem zerscherbten/Wahn/steh ich auf/und seh meiner Hand zu,/wie sie den einen/einzigen/Kreis zieht »
Zeitgehöft : Enclos du temps, cf. la traduction de Martine Broda, Clivages, 1985.
On le trouve dans l’une des dernières lettres de Paul Celan à sa femme Gisèle : « Was kann ich Dir schenken ? (...) Hier ein Gedicht : “Es wird etwas sein, später...” »
Complémentairement :
« Ce n’est pas parce que le comparatif « plus tard » se trouve dans un poème prophétique et d’outre-tombe du cycle israélien que le mot se rapporte à cet « après », qui est traduit par le futur annonciateur. C’est plutôt que le néant accueille la vérité qui s’est formée grâce à lui **. Il y aura du côté du « tu » une concentration, qui survit et aspire encore à s’exprimer dans une bouche — le dessin même de l’expression. Le « je » s’élèvera dans son délire à lui, et contemplera le cercle du méridien le plus parfait, tracé par la main de la poésie, et se perpétuant indéfiniment comme un pur emblème de l’identité négatrice et jamais dépassée. »
** Correspondance, vol. l, p. 687-688. Celan, ne composant plus peut-être, copia pour Gisèle ce poème écrit pour Ilana Schmueli au cours de l’automne précédent. C’est le dernier envoi qu’il ait fait à Gisèle. Si l’on voulait noter une variante, elle serait plus sémantique que textuelle, se prêtant à marquer une clôture et à réunir toutes les intégrations de l’amour. La qualité d’ « inaltéré » et d’ « inchangé » dans le mot joint au poème prend une valeur absolue. Tout s’est toujours passé dans la même enceinte d’un cercle unique.
Jean Bollack, L’écrit, une poétique dans l’œuvre de Paul Celan, PUF, 2003, pp. 57-58 (L’instant chaque fois unique)
A ce sujet, John Edwin Jackson — lui-même traducteur de Celan — écrivait dans Le Temps de Genève, le 15/02/2003 : « Jean Bollack a publié, il y a deux ans, Poésie contre poésie. Celan et la littérature, de loin l’ouvrage le plus sérieux sur Celan en français (v. cette recension détaillée de Denis Thouard, in Texto, 2001). Il livre aujourd’hui L’Ecrit. Une poétique dans l’œuvre de Celan qui en constitue comme la « théorie » ou la poétique. »
[4] Po&sie, n° 124, 2008
[5] Pour qui découvre cette lettre "en ligne" — il s’agit en effet, dès l’origine, d’une lettre littéraire (v. l’adresse), qu’annonce un « mot de billet » (précisant succinctement le contenu) auquel il est loisible de s’abonner — ces précisions ou préalables biographiques :
Stéphane Mosès, disparu à l’automne 2007, a profondément marqué les études sur le judaïsme moderne et a accompagné en France la découverte d’auteurs aussi importants que Walter Benjamin ou Franz Rosenzweig.
Né à Berlin en 1931, il quitte l’Allemagne en 1936 pour se réfugier avec sa famille au Maroc, puis gagne Paris après la guerre où il entre à l’Ecole Normale supérieure en 1954 (agrégé d’allemand). Après avoir enseigné à la Sorbonne et à Nanterre, en 1969, il émigre à nouveau avec sa femme et ses enfants en Israël, pour, selon l’expression de son maître et ami Gershom Scholem, « rejoindre sa propre histoire ». là, il enseignera à l’Université hébraïque de Jérusalem (il y fonde le Département de langue et littérature allemandes, et le Centre de recherche Franz Rosenzweig.).
Qu’il écrive en allemand, en français ou en hébreu, Stéphane Mosès nous fait pénétrer dans l’univers de ses auteurs de prédilection toujours par la porte dérobée. Qu’il s’agisse de Franz Kafka ou de Walter Benjamin, de Gershom Scholem ou d’Emmanuel Levinas, de Franz Rosenzweig ou de Paul Celan, la connaissance intime qu’il avait de leurs œuvres est rendue par une extraordinaire clarté et lucidité d’interprétation. [Cette notice reprend, complète, celle donnée en 4° de couverture de Retours, aux éditions de l’Éclat, qui soulignent.]
[6] Ce qui est spécifiquement dans sa manière, à lui, poète*, traducteur**, auteur de récits***. Ainsi dans D’un perpétuel hiver paru en 2009 chez Gallimard (recensions par Georges Guillain, en lire précisément le dernier paragraphe pour sa teneur contrapuntique, et Antoine Perraud.)
* Il y a peu, L’Animal chez Flammarion.
** Les (remarquables) ouvrages de Gabriel Levin au Bruit du temps
*** Les nouvelles d’Adieu Lewinter (Denoël, 2000), sont délectables.
[7] Ce qui peut se vérifier avec la traduction de Gespräch im Gebirg, Entretien dans la montagne, première parution chez Chandeigne en 1990, augmentée dans l’édition Verdier de 2001, de l’essai qui avait été recueilli par Martine Broda (Contre-jour, Cerf, 1986), et qui ouvre, comme rarement, à l’intelligence du texte : « Quand le langage se fait voix ».
La relecture de ce texte émeut particulièrement, lorsque - à la page 46, se voit évoqué (j’y renvoie), Engführung. Emmanuel Mosès, je reviens à Po&sie, précisant :
« L’exemplaire des poésies complètes de Paul Celan conservé dans sa bibliothèque de travail porte la marque de son approche herméneutique. À titre d’exemple, le poème Engführung (Strette) y est non seulement souligné et assorti, vers par vers, de notes et de références mais décomposé au moyen de crayons de couleurs variées qui, d’un trait, de plusieurs, d’un cercle ou d’un carré, isolent et mettent en relief telle strophe, tel mot, telle syllabe. Par ce moyen se révèle de façon graphique, diagrammatique, pourrait-on dire, un des aspects les plus fondamentaux et cachés à la fois de tout poème : sa nature intrinsèquement orchestrale. Il est, d’emblée, multiplicité.
Une appréhension du texte comme ensemble inépuisable, irréductible à un sens ou une idée ne pouvait qu’avoir pour corollaire une grande modestie dans la démarche exégétique. C’est cette modestie, cet alliage de scrupule et d’attention, que les traductions présentées [dans la revue Po&sie] reflètent, me semble-t-il, et avec elle, grâce à elle, l’obtention - le miracle - du son juste. »
[8] A cet égard, le témoignage - infiniment précieux - de Gila Lustiger, éclaire tout particulièrement cette manière. Elle narre sa rencontre de Stéphane Mosès, lors d’un cours à l’université hébraïque de Jérusalem, où ce dernier explique Die Posaunenstelle de Paul Celan, soit 14 pages pour 7 vers : « DlE POSAUNENSTELLE / tief im glühenden / Leertext, / in Fackelhöhe, / im Zeitloch : // hör dich ein / mit dem Mund. »*** (in Spuren der Schrift, von Goethe bis Celan, recueil d’études (1973-1987), Jüdischer Verlag, 1987.
Bien que je ne comprenais rien à sa méthode, que je la trouvais même laborieuse, l’écrivain qui germait en moi sentait obscurément que j’avais en face de moi quelqu’un qui partageait ma conception de la littérature sans que je puisse encore la formuler.
*** Heinz Wismann donne son exégèse de ce poème dans sa contribution (sans titre) aux pages 157 à 161 ; il éclaire aussi la signification que Sprachgitter que pouvait avoir Paul Celan, lecteur de Jean-Paul, à l’encontre de la "dialectique négative" entrevue par Adorno par la grille du langage.
[9] Je renvoie bien sûr à ce qui est indissolublement un beau titre et un beau livre de Marielle Macé.
[10] Le mot leçon chez les exégètes signifie lecture, acception par tel ou tel. Il est employé en ce sens. L’autre, en dérive, éventuellement.
[11] Vicky Skoumbi, Le logos et la lettre, Stéphane Mosès lecteur de Paul Celan, in Retours, édition de l’Éclat, pp. 133-151.
[12] Sûrement Celan a lu Benveniste : « L’appareil formel de l’énonciation », mais aussi Buber : « Ich und Du ».
Sur cet aspect dialogique, il est poignant de pouvoir lire grâce à la revue Europe, n° 986-987 de juin-juillet 2011, et à Bertrand Badiou, l’échange de lettres (sept) entre Paul Celan et André Du Bouchet, au tournant de l’année 1968 (avec un appareil critique conséquent, le tout pp. 208-231). Ce qui n’est tourné vers nous, faisant partie des lectures fondatrices, je prélève juste cet échange :
Je me suis, de nouveau, senti vivant et redevable à la Poésie.
Le 7 janvier 69. Votre mot, cher Paul, aura déchiré en me parvenant cette brume au milieu de laquelle notre effort se poursuit si aveuglément : tout ce qui provient de vous a pour moi valeur de certitude et de confirmation. « Ce qui n’est pas tourné vers nous » — nous le partageons du moins, et c’est par là que s’établit la vérité de notre rencontre. Voici l’instant dont je suis à la poésie — et à la poésie par vous - redevable.
[13] Les analyses à partir de Die Posaunenstelle, du texte-blanc ou Verwaist n’en sont pas moins passionnantes !
[14] Pour déplier cette phrase : Emmanuel Levinas, Paul Celan de l’être à l’autre, éditions Fata Morgana, 2002, première édition séparée d’un texte paru en 1976 dans Noms propres. la note 11, p. 40 : « Transcendance par la poésie — est-ce sérieux ? » qui se poursuit sur deux pages, une perle, rare, et qui se reclôt par : « La critique de la raison pure continue ! »
[15] En voici le sommaire :
Stéphane Mosès : Liliane Klapisch, « Port Bou »
I. BERLIN. Jean Greisch : « Distance aimante » - Julia Kristeva : De la « modernité critique » à la « modernité analytique » - Sigrid Weigel : Omission du commandement ... - Aline Alterman : La pensée de Stéphane Mosès : judaïsme et histoire – Gila Lustiger : ln memoriam Stéphane Mosès .
II. PARIS. Philippe Capelle-Dumont : En mémoire de Stéphane Mosès - Marc Crépon : La « constellation » de Stéphane Mosès - Marc Sagnol : Stéphane Mosès, lecteur de Kafka - Marc de Launay : Le temps précipité - Myriam Bienenstock : La mémoire des noms – Clemens-Carl Härle : Les Instantanés de Stéphane Mosès - Vicky Skoumbi : Le logos et la lettre. Stéphane Mosès lecteur de Celan - Heinz Wismann : ... - Danielle Cohen-Levinas : L’écriture est un combat contre les Dieux - Guy Petitdemange : Stéphane Mosès, lecteur de Goethe.
III. JÉRUSALEM. Michal Govrin : La leçon de Stéphane Mosès - Henri Atlan : Les « revenants dans la question » - Claude Klein : D’Orsay à Jérusalem - Gabriel Motzkin : Stéphane Mosès et la « question allemande ».
Envoi - Emmanuel Mosès : Quatre préludes et fugues - Bibliographie.
Le site Akadem, permet de voir et entendre l’hommage rendu au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme - Paris, juin 2008 par Nicolas Weill, Henri Atlan, Dominique Bourel, Marc Crépon, Gila Lustiger, Tilla Rudel et Marc Sagnol.
[16] « La grammaire du réel », un entretien avec Anne Mounic, sur Temporel, le site de cette dernière, donne d’approcher l’oeuvre du peintre.
[17] J’ajoute, le 24/06, ces lignes de Guy Petitdemange :
L’image, « ma grande, ma primitive passion ». Une telle prise de conscience n’est pas pour Benjamin l’affaire des seuls concepts. Il n’y aurait qu’un moyen, qu’un medium pour donner vue sur cette autre issue, sur la sortie : la remémoration, l’éclair, l’éclaircie soudaine, le jaillissement de lumière, fugace, aveuglant qui montre un autre visage des autres et des choses. La remémoration n’est pas souvenir, elle est davantage du côté de la passivité, une façon de laisser sa place à un originel, à un autre ordre du monde où la source n’est pas le moi. Or seule l’image donne sa place à la remémo¬ration. Le discours par l’image, cette écriture si propre à Benjamin (et à quelques autres) serait la seule réplique adéquate au chaos de notre temps de la modernité. Ce n’est sans doute pas là un exercice scientifique ou purement logique, une « science » des phénomènes. Cette écriture est au contraire du côté de l’œuvre d’art, fragmentaire, en éclats, comme Benjamin le pressentait dès sa jeunesse. Non pas une vue de surplomb et de maîtrise, mais l’expression d’une subjectivité aux aguets, blessée, ne renonçant pas jusque sur toute frontière. En 1940 Benjamin se suicida sur la frontière entre la France et l’Espagne, sans avoir encore vu le pire. Liliane Klapisch a fait un très beau tableau de sa tombe à Port-Bou que Stéphane Mosès commente ainsi : « Dans la toile de Liliane Klapisch, l’immensité du vide, l’invisibilité de la mer, le cheminement d’un chemin qui ne conduit nulle part, rendent compte de manière poignante d’une expérience picturale où la perception de la nature se confond avec une sensibilité aiguë au tragique de l’histoire », évocation si juste du monde de Benjamin. Il est vrai que sa tombe est peut-être fictive. Benjamin aurait fini dans la fosse commune. Dernier lieu commun des sans nom et des vaincus, l’Histoire même pour tous ceux qui attendent le Messie, lequel pour Kafka viendra non pas le dernier jour mais juste après ? ... Ecrire pour Benjamin ? Se tenir, de toute son attention, sur cette frontière dans l’Histoire avec pour horizon cet indéfini.
Guy Petitdemange, Écrire sur la frontière, Petites notes sur Walter Benjamin, in Trois cailloux pour Walter Benjamin, L’arachnoïde, 2010, pp. 29-31.
[18] L’ouvrage portant ce titre paraît incessamment aux éditions Belin, dans la collection L’Extrême contemporain.
[19] Franz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, éditions du Seuil, 2003 (1° édition 1982), traduit par Alex Derczanski et Jean-Louis Schlegel
[20] Stéphane Mosès, Système et Révélation, La philosophie de Franz Rosenzweig, Seuil, 1982, avec une préface d’Emmanuel Levinas, dont je relève, pour sa beauté ses deux phrases de conclusion :
« Il y a, dans cet éclatement de la totalité, où l’intériorité pure n’arrive pas à sortir du Mythe et à traverser l’intervalle absolu qui la sépare de l’Autre avant la transcendance de la Révélation - le fondement de la priorité du langage sur la « pensée pure ». Et cela, non pas à cause du rôle qui incomberait à la rhétorique et à la métaphore dans l’intelligibilité du pensable, ni à cause des trésors culturels sociaux qu’offre la langue au raffinement de la pensée ni à cause de ses possibilités d’en conserver l’acquis ; mais précisément parce que la relation et le mouvement où la pensée devient vie n’est pas intentionnalité primitivement, mais Révélation ou traversée d’un intervalle absolu, parce que l’ultime nœud du psychisme n’est pas celui qui assure l’unité du sujet, mais, si on peut dire, la séparation liante de la société, le dia du dialogue, de la dia-chronie, de ce temps que Rosenzweig entend « prendre au sérieux », la séparation liante que l’on appelle, d’un mot usé, amour ».
Franz Rosenzweig - Sous l’Étoile par Stéphane Mosès aux éditions Hermann (Collection "Le Bel Aujourd’hui") en 2009 est venu compléter ces ouvrages avec des lectures croisées, vingt ans après les publications des années 80.
[21] Stéphane Mosès, Un retour au judaïsme, entretiens avec Victor Malka, Seuil, 2008.
[22] Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil, 1992. Michaël Lowy, je contresigne, en dit : « Cet ouvrage, expression d’une haute intelligence critique, montre comment, dans l’oeuvre de Franz Rosenzweig, Walter Benjamin et Gershom Scholem se dessine une nouvelle conception de l’histoire, en rupture avec le modèle téléologique occidental - un modèle qui va de la théodicée chrétienne à la dialectique hégélienne de la Raison, en passant par toutes les idéologies du progrès ». (Quinzaine Littéraire, n° 601, 16-05-1992)
Une version « poche », est disponible en Folio-Gallimard, n° 481.
[23] Soit, p. 97 : L’Ulysse moderne de Kafka sait que les sirènes se taisent, sait que leur silence est redoutable, mais il feint de ne pas le savoir, de redouter avant tout leur chant. Il décide de se comporter comme l’Ulysse de la mythologie, qui s’attache au mât du navire, et en rajoute même par rapport à son prédécesseur puisqu’il se bouche les oreilles de cire, parce qu’il sait que leur silence le perdrait plus sûrement encore que leur chant. Il feint l’ingénuité alors qu’il est en fait d’une intelligence proche de celle des dieux et, de la sorte, il les combat, les défie. Cet Ulysse moderne, insensible au silence et défiant les dieux par sa ruse, Stéphane Mosès en fait une figure de l’écrivain, de Kafka, en lutte avec les fantômes de l’écriture comme dans la grotte où Ulysse pénétra aux Enfers :
« Cet Ulysse joueur et masqué, si proche du narrateur qu’il se confond avec lui, inventeur de fiction par sa fausse ingénuité, trompant jusqu’aux dieux, n’a-t-il pas tous les attributs de l’écrivain ? Kafka ne cesse de le répéter : l’écriture est un combat contre les dieux, où il y va du salut ou de la perdition, et où la ruse suprême consiste à feindre la candeur » (Exégèse d’une légende, p. 43 ; je souligne)
[24] « Dans son livre intitulé Exégèse d’une légende : Lectures de Kafka », écrit-elle, « Stéphane Mosès montre comment le récit kafkaïen excède les analyses sociologiques, marxistes ou plus généralement spéculatives, en déployant des structures narratives qui appellent et exigent un déchiffrement infini, depuis les figures, images et gestes spécifiques aux modalités d’écriture de Kafka lui-même. Il montre comment s’opère, de l’intérieur même de ces modalités, une concentration formelle qui coïncide rigoureusement avec les figures, images et gestes en vigueur dans l’histoire de l’humanité. Les textes de Kafka seraient la mise en œuvre d’une sorte d’arrêt, d’image dialectique pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, ou encore, d’une monade dans laquelle tout le récit du monde serait précipité, condensé en un Jetztzeit qui a valeur de parabole. »
[25] S’il me fallait conseiller une entrée dans l’oeuvre et la manière de Stéphane Mosès, c’est sans conteste ce petit livre paru aux éditions de l’Éclat en 2006. Exégèse d’une légende met en lumière l’ironie de Kafka perceptible dans quatre de ses récits, parmi les plus énigmatiques : Le Silence des Sirènes, Devant la Loi, La Métamorphose, Le Prochain village.
[26] Stéphane Mosès, Au-delà de la guerre, Trois études sur Levinas, L’Éclat, 2004. Le chapitre IV de la 3° partie « L’idée de l’infini en nous », pp. 19-118, cite une étude (par Levinas) d’un des textes classiques du judaïsme traditionnel, le Nefesh ha-Haïm (i.e. L’âme de la vie) écrit en 1823, en Lituanie, par Haïm de Volozine, (édition de poche Verdier) qui débouche sur l’aujourd’hui toujours nouveau de notre responsabilité.
[27] Cet exposé convoque d’emblée : S. Mosès, « Benjamin, Nietzsche et l’idée de l’éternel retour, » Europe, n° 804, « Walter Benjamin », avril, 1996, pp. 140-158.
[28] Ce propos n’est pas inclus dans la publication, on peut l’entendre sur le site Akadem, qui met en ligne (en video) les exposés de cette journée.
[29] Oeuvres complètes d’Emmanuel Levinas, tome 1 : Carnets de captivité, Grasset, 2009.
[30] S. Mosès, Une affinité littéraire. Le Titan de Jean-Paul et le Docteur Faustus de Thomas Mann, coll. « Le Bel Aujourd’hui », Hermann, 2009 (Klincksieck, 1972)
[31] Ce beau titre est celui de l’une des huit lectures bibliques composant l’ouvrage paru au Seuil en 1999, et qui bénéficie d’une réédition en poche (points-seuil) depuis 2010. Cette lecture a trait bien sûr au Chant des chants, et se réfère au commentaire du Gaon de Vilna (1720-1797).
L’introduction, très claire, en porte trace :
« Ce que les multiples interprétations de la Bible ont toujours cherché à retrouver, c’est le souffle originel qui anime ce texte, les échos encore audibles de la voix infinie qui, pour cette tradition, s’était fait entendre pour la première fois au Sinaï, et qui, aujourd’hui, parle encore à travers ce livre. Pour certains commentaires juifs anciens, ces échos portent encore la trace d’un Éros divin primordial qui, même à présent, vivifie encore le texte de la Bible. Certes, parce que cette parole originelle est destinée aux hommes, et qu’elle vise à régler leur vie sur cette terre, le souffle de l’Éros divin s’est incarné, dans le texte biblique, en discours de la Loi. Mais pour comprendre l’esprit qui le fait vivre, il s’agit de retrouver, derrière ce discours de la Loi, l’Éros primordial dont il procède ».
[32] Stéphane Mosès, Temps de la Bible, aux éditions de l’Éclat, 2011, avec une préface de Michel Valensi
[33] Derrida, la tradition de la philosophie, textes réunis par Marc Crépon et Frédéric Worms, Galilée, 2008.
[34] Emmanuel Levinas, « Tout autrement », L’Arc, 1973.
[35] citons longuement :
Le deuxième texte que Derrida a consacré à Levinas, « En ce moment même dans cet ouvrage me voici » (1980), peut être lu comme un commentaire d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, paru deux ans plus tôt, de même que « Violence et métaphysique » était une réaction à Totalité et Infini. Entre ces deux textes de Derrida, la différence d’écriture est saisissante. Autant « Violence et métaphysique » portait toutes les marques d’un style universitaire classique, autant « En ce moment même ... » est un texte à la première personne où l’auteur exprime toutes les nuances de sa subjectivité. Quant au ton, il témoigne du bouleversement qui semble avoir frappé Derrida à la lecture d’Autrement qu’être. La raison en est sans nul doute le fait que cette œuvre répond, dix ans plus tard, à l’une des questions centrales de « Violence et métaphysique », question qui porte sur la contradiction, chez Levinas, entre la rupture avec le monde de la tradition philosophique occidentale et le langage - celui-là même du logos grec - dans lequel Levinas s’exprime. Mais, au lieu de juger, comme dans « Violence et métaphysique », que cette contradiction remettrait en question de manière irrévocable la cohérence de la philosophie de Levinas, Derrida l’accepte à présent comme la signature même de sa pensée. Il ne s’agit plus de dénoncer une aporie, mais de comprendre comment une telle tension peut fonctionner dans le corps même d’un texte :
La critique est devenue question, la pensée se donne comme écriture, dont il faut démonter les mécanismes. Le secret de cette écriture, c’est l’interruption, le dérangement à travers lequel une langue - celle du face-à-face et du dialogue - vient en déranger une autre - celle du logos philosophique :
(Derrida et la tradition de la philosophie, op. cit., « Au coeur d’un chiasme », pp. 126-127)
[36] Titre de l’essai accompagnant la traduction de Entretien dans la montagne, lié à son épigraphe extraite du Méridien : »Wege, auf denen die Sprache stimmhaft wird « (« les chemins sur lesquels la parole devient sonore », traduction Jean Launay)
[37] De songer ici à cet aphorisme d’Emmanuel Mosès, dans la section Ombre vaine (ô Toulet !) d’Un perpétuel hiver :
« La clarté c’est une chose, la simplicité, c’en est une autre. » (p. 55)
[38] Stéphane Mosès, Figures philosophiques de la modernité juive, éditions du Cerf, 2011.
[39] « Dans les études réunies ici, et qui s’étalent sur une période d’environ vingt ans, Stéphane Mosès se révèle un lecteur minutieux, en parfaite et respectueuse osmose avec la lettre du texte freudien. » dit la quatrième, signée J. K.
[40] Rappelons-en cette belle « profession de foi » dans la psychanalyse et la littérature :
« Qu’elles soient complices ou hostiles à la psychanalyse, la littérature et l’écriture élaborent une connaissance risquée, singulière et partageable sur le désir de sens ancré dans le corps sexué. Ce faisant, la littérature - l’écriture - mettent à mal le duo métaphysique raison versus foi, autour duquel s’est constituée jadis la scolastique. Elles nous invitent à construire un discours interprétatif, critique et théorique, consécutif aux avancées des sciences humaines et sociales, et capable aussi d’impliquer la subjectivité de l’interprète lui-même, elle-même. »
Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007.
[41] « De la modernité critique à la modernité analytique », in Retours, pp. 23-35.
Ce qui se spécifie ainsi, p. 34 :
« Les Lumières ont « coupé le fil de la Révélation » en pointant les abus obscurantistes du besoin de croire, et nous en avons recueilli les incommensurables avantages de liberté que d’autres traditions nous envient et hypocritement pratiquent. Nous savons aujourd’hui que l’audace de cet arrachement s’est emportée, bien souvent et en particulier avec la Révolution française, jusqu’à dénier l’universalité anthropologique, préreligieuse, de ce même besoin de croire qui investit Je en Tu et vice-versa.
Je considère la découverte freudienne de l’inconscient comme sa meilleure actualisation au XXe siècle : comme une des clés majeures, probablement la plus ouvrante à l’heure actuelle, pour accéder au dépôt de mémoire : par-delà ce« fil coupé » dont le symptôme pourrait être décrit comme un refoulement individuel ou collectif de l’émergence dans l’Être des propriétés fondamentales du langage qui constituent le sujet de l’énonciation. En constatant que Dieu est devenu inconscient, la psychanalyse invite à une transmutation des valeurs qui peut s’emparer aussi bien des résistances individuelles qui handicapent les désirs et les pensées, que des pertes de sens collectives. Une nouvelle modernité se profile dans la perspective historique que je viens de reformuler : une modernité plus-que-critique, appelons-la analytique. »
Intervention figurant in extenso sur le site de Julia Kristeva.
[42] « Franz Rosenzweig est, en France, un auteur presque inconnu. Ce philosophe juif allemand avait vécu ignoré de ses contemporains ; rares étaient ceux qui avaient lu ses livres ; plus rares encore, ceux qui les avaient compris. Quatre ans après sa mort, l’avènement du nazisme allait marquer la fin du judaïsme allemand, qui, de Moses Mendelssohn à Martin Buber, en passant par Heine et Kafka, Marx et Freud, Einstein et Schœnberg, avait apporté à la civilisation de l’Europe moderne une contribution si exceptionnelle. »
[43] In memoriam, texte dans Retours, pp. 74-75.
[44] « Stéphane Mosès, l’amoureux des mots », sur le site Akadem.
[45] « Une châtaigne que nous trouvons, une pierre, un coquillage au milieu de gravillons, tout parle comme au retour des déserts, après avoir réfléchi et jeûné. Et il ne nous reste presque rien à faire, sinon à écouter. »