la poésie, pour apprendre à vivre

à partir d’un texte (le sixième des sept que comporte « Qui n’est pas tourné vers nous ») et dont la lecture en engendra quelques autres...


une lecture de Et ( la nuit de André du Bouchet (Mercure de France, 1972) à la lumière de Spectres de Marx (Jacques Derrida, Galilée, 1993) par Elke de Rijcke [1].


L’écriture poétique et la justice

L’écriture responsable fait advenir la justice. Elle le fait à travers une pratique qui pense l’étrange au sein d’elle. À cet effet, l’auteur prête attentivement l’oreille à tout ce qui s’annonce et murmure dans la parole parlée. Il prête attention extrême à ce qui craque dans les mots et dans ce qui les environne, à ce qui grince sur le sol blanc sur lequel il prend appui. Mais cette écoute ne suffit pas, il doit également rapporter ce qu’il a entendu :

« LA NUIT, c’est...

( ... dire ... entendre... ce qui sur le pas brille, par instants
crisse, espacé ... »
(Et (la nuit, 129)


Aussi insaisissables que les bruits de la nuit se révèlent au poète, et aussi incertain qu’il puisse être de les avoir réellement entendus du Bouchet dit souvent qu’il ne les a pas entendus lui-même mais qu’il les a ouï-dire - il faut pourtant qu’il les dise. À entendre les multiples « il faut » dans ce discours, il semble qu’il y ait là quelque chose comme une obligation. Il s’agit ici de ce que le poète éprouve comme une tâche, sa tâche de poète de dire une parole de rêve qui n’est pas tournée vers lui." [2]. Il est de sa tâche d’assumer cette nuit, de se risquer à parler de son obscurité, de tenter de percer son opacité. C’est comme si quelque chose lui assignait de façon permanente d’accomplir la tâche de progresser à partir du bruit de la parole du rêve. C’est de son devoir de ne pas accepter les liens détruits au sein de soi-même et de ce qui l’entoure. Il doit se constituer un moi vivant, une parole vivante, il doit prendre la responsabilité de réinstaurer les liens de soi à l’autre de et en soi. À cet effet, il est nécessaire qu’il accueille la parole de l’autre au-dedans de soi. [3] Il doit faire « l’épreuve de l’indécidable » (Spectres de Marx, 144) en pensant et en vivant dans l’ouverture de soi-même et de sa langue le non-calculable - à savoir le caractère imprévu, inconnu, réfractaire de « cela » -, le non-décidable - son désir de permutation, son action inconséquente -, et l’indéterminable - celui d’une vie, d’une parole soudés dans leur annulation même. Vivre cette indécidabilité serait la « condition de la décision responsable » (SM, 152) qui permet au poète, à sa parole et au monde qui l’environne, de vivre. C’est bien en ceci que consiste la justice.

L’écriture contribue à l’injonction d’une nouvelle vie, mais la réponse réparatrice qui apporte la justice, n’est pas donnée par l’écriture ou par son auteur mais à l’écriture, à son auteur. Réponse lui est donnée. Ce n’est pas l’écriture en soi qui répare, mais quelque chose se répare par l’intermédiaire de l’écriture. Quelque chose se met à jour à travers l’écriture. La réponse réparatrice survient comme un don de l’extérieur. Elle arrive comme un « oui », dans l’abandon de la question et de l’attente de la réponse, dans l’ouverture confiante d’une parole dénuée de son vouloir-dire. Ce « oui » est l’acquiescement qui procure la grâce :

« ... cécité se fait jour - sur ce oui ... sans l’interrogation ’sans point d’interrogation’... ) si la tête levée ne marque pas que réponse est attendue, réponse aveuglément sans s’imposer autrement qu’à un sol -après la tête - le pas nouveau,

sera donnée...
inaudible, presque ... »
(ELN, 141)


Ce « oui » se donne. Il est donnée. Il survient « aveuglément » de l’extérieur. Cela veut dire que non seulement il arrive en dehors de toute réflexion et dans la confiance totale de celui qui ne l’attend pas, mais aussi qu’il empêche celui-ci de voir par son éclat trop vif [4] (« cécité se fait jour »). Ce « oui » de justice nous ajointe à nous-mêmes par « un don sans restitution. [5] Il est le don d’une réponse qui ne donne pas quelque chose en retour, qui n’est pas une réponse à une question. C’est une réponse qui « dans la disjointure » de la question « ajointe » à soi. Donner, c’est selon Heidegger, « accorder », offrir « en supplément » à l’autre ce que l’on n’a pas. De cette façon, le don serait, comme André du Bouchet l’indique lui-même plusieurs fois dans Et ( la nuit, un don du rien offert à l’autre qui laisse à cet autre « cet accord avec soi qui lui est propre » (SM, 54). Ce don [6] lui donne présence, mais dans la disjointure de toute présence [7]. Il lui donne vie dans l’annulation de toute vie. L’auteur et sa parole sont ajointés à eux-mêmes par l’intrusion de « cela », par la « proximité absolue d’un étranger » dans la langue. Cet étranger est, paradoxalement plus intime à soi que soi-même » (SM, 273). C’est à travers l’intimité que l’étranger a avec nous, qu’il parvient à nous resouder à nous-mêmes

« ... Cela,
oui, le rêve - le rêve qui au plus pressé le rapporte à ’nous’, l’aura
non sans douleur avoué indifférent ... ( ... )

Et, de telle inconséquence, arguant douleur, et le lien ... de "nous" à ’nous’ - de
nous’ à ce qui entoure, sans repos ... »
(ELN, 148)


L’intimité illimitée de « cela » à chacun de nous et sa puissance ajointante sont possibles par son caractère « indifférent ». Cette indifférence provoque auprès de celui qui la vit un sentiment de douleur, douleur pareille à celle que l’on éprouve à cause d’une rupture qui a annulé toutes les différences. Or, c’est précisément dans cette douleur due à l’indifférence et à l’inconséquence totale de cette parole de « cela » que les liens de ’nous’ à ’nous’ se rétablissent.

Que signifie ce ’nous’ entre simples guillemets ? Il est la figure à venir du je. Celle-ci se constituera à partir d’une rencontre entre le je et son autre, appelés chacun ’nous’, comme raccourci de "l’un" et de « l’autre de ’nous’ ». Ce ’nous’ est une figure qui maintient ensemble la séparation entre le je parlant et son autre muet. Il permet au je de franchir cette séparation et de se joindre, dans son annulation, à son autre. Il est la figure dont fait partie le je au moment de l’avènement de la réponse. La réponse « enjoint ( ... ) de nous rendre, nous, à l’avenir, de nous joindre en ce nous, là où le disparate se rend à ce joindre singulier » (SM, 58). La réponse ordonnerait un rapprochement entre l’un et l’autre côté de ce ’nous’.

Elle imposerait l’évidence d’une jonction de ce qui restera séparé. C’est encore en ceci que consiste la justice. Par la jonction de l’un à l’autre en nous, de notre parole à l’autre en elle - justice suprême - la poésie nous apprend à vivre. [8] Qu’elle nous apprend à vivre ne veut pas dire qu’elle nous apprend la signification des choses - celle-ci est infiniment différée dans la poésie d’André du Bouchet - mais qu’elle nous donne, ne fût-ce que pour un instant, un sens. Ce sens donné sans restitution n’est autre que la luisance d’une hétérogénéité qui tient par cela même qui la rompt et l’annule. Malgré son paradoxe intenable, ce sens est hautement efficace puisqu’il nous transforme et transforme notre parole. Il est décisif puisqu’il affecte l’écrivain, son écriture, le lecteur et sa lecture.

L’écriture poétique d’André du Bouchet est harcelée par son propre questionnement. Sa parole d’éveil hésite à mourir. Mais elle a une issue. Elle devient décisive lorsqu’elle laisse entrer l’indécidable parole de « cela » en elle, lorsqu’elle rend la parole à l’autre en soi. [9] Pour ce faire, elle se porte au-delà de sa dernière extrémité. Là, suspendue et en attente, elle commence à rêver en plein jour. Ce rêve lui retire ses questions harcelantes. Grâce à lui, l’écriture se glisse dans l’oubli de sa hantise qui lui sera éclaircie par un don sans restitution. Une parole de rêve scintillante lèvera un instant le voile opaque et obscur de la question en la ressoudant à la réponse. Et bien que l’objet de cette parole de rêve soit soustrait à chaque fois que le poète se réveille, sa voix continue à hanter son écriture. Et ( la nuit est le cheminement difficile hors des chemins tracés vers la voix de cette parole de rêve. Mais à celui qui tâtonne dans le froid d’une nuit qui obstrue tout passage, à celui dont la gorge se resserre et qui va perdre le souffle, justice suprême est donnée. Le greffon de l’autre au sein même du corps de l’écriture fera respirer la parole et celui qui la parle. Il relie l’écrivain et sa parole à eux-mêmes

« ici, poussières, et froid... et feu de l’autre
côté trop loin, ici, pour la chaleur qui jusqu’à ’nous’ de
même que disjoints nous nous scinderons de nouveau, et moi-même
scintille... Déjà face à ’nous’ scintille, comme un implant de l’autre
côté de l’air...

Cela est... respirer » (ELN, 164)

***
© Ronald Klapka _ 27 juin 2001 , © Elke de Rijcke _ 27 juin 2001

[1Elke de Rijcke, Comment la poésie nous apprend à vivre, in La Rivière échappée 8-9, dernier trimestre 1997.

Les éditions La Lettre volée promettent la parution un jour prochain de la thèse remaniée d’Elke de Rijcke : L’expérience poétique dans l’oeuvre d’André du Bouchet. Matérialité, matière et immédiatisation du langage.

L’expression « la poésie, pour apprendre à vivre » qui émane de la lecture ici dépliée essentiellement sur le point qui la “justifie”, donna son nom à des chroniques qui, un jour, se réclamant de ce voeu en adoptèrent hardiment l’intitulé.

*

Les notes qui suivent sont celles de Elke de Rijcke.

[2Qui n’est pas tourné vers nous, titre du livre où est repris Et ( la nuit

[3DERRIDA, op. cit., p. 224 : « Le moi vivant est auto-immune, ils ne veulent pas le savoir. Pour protéger sa vie, pour se constituer en unique moi vivant, pour se rapporter, comme le même, à lui-même, il est nécessairement amené à accueillir l’autre au-dedans ». Bien que l’autre reçoive dans Spectres de Marx une signification différente que chez du Bouchet - Derrida parle de cet autre comme « la différance du dispositif technique, l’itérabilité, la non-unicité, la prothèse, l’image de synthèse, le simulacre, et ça commence avec le langage, avant lui, autant de figures de la mort » (p. 224) - nous pensons pourtant voir plusieurs correspondances entre l’autre de Derrida et celui de du Bouchet, dans ce sens par exemple qu’ils sont tous les deux des figures de la mort, des figures de l’indifférenciation compulsive de réitération, de la non-unicité qui, par son intrusion désarticulante, rapporte le moi et sa parole à eux-mêmes.

[4Autre part dans Et ( la nuit, cette réponse prend la figure d’un liseron qui nous heurte comme du feu : « ... liseron. roue ayant gagné sur la hampe, et tournant. blancheur de cette face. blancheur dans cette face - ( porte où jamais on ne heurtera - la porte du bois - porte dans le bois - face ) Mais comme le feu elle heurte (...). » (ELN, 175)

[5Derrida commentant l’interprétation de Heidegger du don de la Dikè, du don d’une justice au-delà du droit dans « Der Spruch des Anaximander » : « le Spruch (...) ne nommerait la disjointure (adikia) ou l’ "injustice" du présent que pour dire qu’il faut didonai diken. (Le devoir ou la dette du il faut sont peut-être de trop, même si Nietzsche traduit pourtant : Sie müssen Busze zalhen, ils doivent expier.) Il s’agit bien en tout cas de donner. De donner la Dikè. Non pas de rendre justice, de la rendre en retour, selon le châtiment, le paiement ou l’expiation, comme on le traduit le plus souvent (Nietzsche et Diels). Il y va d’abord d’un don sans restitution, sans calcul, sans comptabilité. Heidegger soustrait ainsi un tel don à tout horizon de culpabilité, de dette, de droit et même, peut-être, de devoir. »(pp. 52-53)

[6En accueillant l’autre, l’écriture poétique donne à son insu ce don sans restitution à elle-même et à celui qui la lit. Jacques Derrida remarque à la page 54 de Spectres de Marx que ce don « hors commerce » et « sans échange » est parfois accordé par une oeuvre poétique ou musicale.

[7Ici, du Bouchet s’écarte de Heidegger, tout comme Derrida lui-même s’en écartera dans le passage sur le don sans restitution.

[8C’est également cette question qui ne cessait d’être à l’esprit de Jacques Derrida lorsqu’il écrivait Spectres de Marx. Ce livre commence par une question : « Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. Enfin mais pourquoi ? Étrange mot d’ordre. Qui apprendrait ? de qui ? Apprendre à vivre, mais à qui ? Saura-t-on jamais vivre, et d’abord ce que veut dire "apprendre à vivre" ? Et pourquoi "enfin" ? » (p 13).

[9« Si du moins il aime la justice, le "savant" de l’avenir, l"`intellectuel" de demain (...) devrait apprendre à vivre en apprenant non pas à faire la conversation avec le fantôme mais à s’entretenir avec lui, avec elle, à lui laisser ou à lui rendre la parole, fût-ce en soi, en l’autre, à l’autre en soi » (Derrida, SM, p. 279.). C’est de cette façon que Derrida conclut son livre Spectres de Marx. Telle est une partie de la réponse qu’il donne à la question qui figure au début de Spectres : comment apprendre à vivre ?.