Confiés à l’écriture
Frédéric Boyer / Orphée

lettre du 17 janvier 2009


non peccat, quaecumque potest pecasse negare,
solaque famosam culpa professa facit.

(Amores, III, XIV)


Cette citation des Amours par Geoffrey Hill, ne devrait pas pas paraître inconvenante à Frédéric Boyer pour accueillir son Orphée chez POL éditeur, en cette "rentrée" de janvier.

Il s’agit de l’exergue de Ovide dans le III° Reich [1], qui appartient au recueil Le Château de Pentecôte et autres poèmes, traduits et présentés par René Gallet (Obsidiane, 1988).

Traduction (fidèle) de Henry Bornecque : "Une femme n’est pas infidèle quand elle peut nier qu’elle le soit, et seul l’aveu de la faute cause le scandale".

Perplexité ? à l’égard de l’auteur du Triomphe de l’Amour [2], à l’égard du traducteur des Aveux (i.e . Les Confessions) d’Augustin ? [3])

Nous sommes chez ces auteurs en pays de poètes et de théologiens, pour peu que l’on veuille accorder cette appellation à qui réfléchit, revient, se retourne sur ce qui le meut en profondeur, et pourquoi ne pas voir un mouvement de conversion chez Orphée, le désir d’un nouveau bail avec la vie [4], "ajouter une strophe à la vie", après avoir séjourné chez les morts, en pays d’écriture, de manière à retrouver le temps enfoui, le sens même de la légende : ce qui est à lire.

Pourquoi cet Orphée de Frédéric Boyer ? Tout d’abord parce que c’est un livre de Frédéric Boyer, et que même si la production de ce dernier est spécialement abondante, elle est toujours intéressante, souvent fascinante, parfois agaçante titillant les bords du culturel et du savant du profond et du dérisoire tout en faisant oeuvre salutaire par la révélation précisément de leur bord à bord voire de leur recouvrement et donnant au littéraire la valeur et d’une décision et d’un discernement, d’un risque à prendre.

J’invite donc à le faire concernant une lecture où l’on trouvera pour coudre les pages citations d’Ovide (Métamorphoses, Livre X) et de Virgile (Géorgiques, livre IV), les deux textes étant donnés traduits par l’auteur en annexe du récit. Ainsi le latin ressuscite. Mais comme chez Quignard (Albucius), pour ouvrir sur une cinquième saison, brève, mais belle. Une histoire de mort et d’amour, le temps d’une écriture.

Pour l’histoire de mort, celle d’un grand-père, dont un petit garçon n’en revient pas. Quant à l’histoire d’amour, elle est (dé)multipliée. Comme si le réputé infracassable noyau de nuit (la "première image") pouvait être déplié, développé à la manière de la bouteille de Boccioni. Cf. Une image est ce qui contient déjà d’autres images comme s’il n’y avait jamais eu de première image (p. 32).

A l’instar de ce M. Lorin qui au Louvre radiographie les oeuvres, Frédéric Boyer nous écrit : Regardez j’ai quelque chose pour vous.

Avec des réussites remarquables, telle l’histoire de ce voisin -" cet homme son projet son modèle " - voulant accompagner son épouse dans le puits de la mort, aux pages 36 à 42. Avec une frappe stylistique parfois étonnante : Nous avions surpris ses ongles carmin sa bouche épaisse et chacun de nous a imaginé nettement sans l’avouer à l’autre et sans savoir que l’autre imaginait la même chose nos trois corps nus enlacés un soir dans un lit [4]. Mais également d’autres pages dont l’érotisme (la prostituée de Constanţa, l’évocation d’un film pornographique) laisserait perplexe n’étaient des notations qui écartent le soupçon de facilité, de gratuité, ainsi : "Vicit amor. Nous nous regarderons longtemps nous aimer comme des images".

Dans un livre d’entretiens à paraître très prochainement, Christian Prigent a cette expression des plus heureuses : la sortie d’Egypte des idoles sexuelles. A supposer qu’ici le retour d’exil soit un nouvel exode, cet "Orphée remix", où Eurydice, en se rhabillant après l’amour, remet tout en place comme dans un lent puzzle vivant, (un des plus beaux moments du livre, confie le narrateur qui s’y connaît), est sans doute cette strophe de plus à laquelle l’auteur aspire : ce que personne n’a encore osé nous dire : la vie reprendra.

***

Erato ! tu me regardes, et je lis une résolution dans tes yeux !
Je lis une réponse, je lis une question dans tes yeux !
Le hourra qui prend en toi de toutes parts comme de l’or, comme du feu dans le fourrage !
Une réponse dans tes yeux ! Une réponse et une question dans tes yeux !

C’est en citant Claudel (Cinq grandes Odes) que Jean-Louis Chrétien clôt la dernière des six conférences données dans le cadre de la chaire Etienne Gilson, publiées en octobre 2007 aux PUF. Le titre donné à l’ensemble : Répondre. Sous-titre : Figures de la réponse et de la responsabilité [6]. C’est indiquer une problématique différente de L’Appel et la Réponse aux éditions de Minuit en 1992. Il n’y est pas moins fait appel à la littérature (la poésie) et à la philosophie, et aux auteurs spirituels dont l’auteur professeur à Paris IV est un familier. A cet égard, l’absence d’index est inconcevable pour pareille édition. Car précisément Jean-Louis Chrétien est non seulement un lecteur, mais un penseur de la lecture (v. bibliographie), et cet outil de la relecture fait ici défaut.

Il est possible de se donner une idée du travail du philosophe et poète interrogé par Damien Le Guay sur Canal Académie (émission téléchargeable).

Déjà dans son approche des "speech acts" d’Augustin, (p. 29, chapitre Ecouter), concernant la lecture (le lecteur est lu par sa lecture), Jean-Louis Chrétien nous mettait sur la voie, citant Heidegger :

Aussi longtemps que nous écoutons seulement des mots comme l’expression de quelqu’un qui parle, nous n’écoutons pas encore, nous n’écoutons absolument pas. Jamais non plus nous n’arrivons ainsi à avoir vraiment entendu quelqu’un. Quand donc avons-nous entendu ? Nous avons entendu, quand nous faisons partie de ce qui nous est dit ( wenn wir dem Zugesprochenen gehören).

***

Sans doute, est-ce ce qu’a tenté Abdelwahab Meddeb en accueillant Hélène Cixous dans l’émission A voix nue la semaine dernière. Pour qui n’aurait pu écouter, la voix d’Hélène Cixous peut s’entendre dans L’événement comme écriture, Cixous et Derrida se lisant, aux éditions Campagne Première, tout particulièrement dans le texte Ce qui a l’air de quoi, qu’elle a confié en prologue aux actes du colloque de Barcelone (et Aiguablava) dirigé par Marta Segarra, qui explicite ainsi le titre de la rencontre :

Il me semble qu’autant l’écrire-penser de Jacques Derrida que d’Hélène Cixous sont des exemples parfaits de cette expérience d’expropriation (J.D.) ou de reconnaissance de l’autre en soi, de l’altérité au sein du propre sujet, qui n’a pas lieu habituellement, mais dont certaines écritures font acte. [7]

Quant à Ce qui a l’air de quoi Hélène Cixous avait écrit ce texte en avril 2004 pour un colloque sur le sujet Qui et Quoi, qui devait se tenir en septembre de la même année, aux Etats Unis, en présence de Jacques Derrida, et qui fut ajourné pour les raisons que l’on sait.

De la haute densité de ces pages (11 à 71), je retiens en fonction de mon propos quelques phrases aux pp. 68-69 du chapitre LES PUISSANCES-AUTRES (la chose-cruauté, et l’amour dont l’amour mal-aimant), où il est question et de Proust et d’Albertine (Esquisses de A l’ombre de jeunes filles en fleur, La Prisonnière).

Proust évoque la réouverture de : cette cruelle issue hors de soi-même, ce saignant petit chemin de communication privé mais qui donne sur la route où tout le monde passe vers cette chose qui n’existe pas d’habitude pour nous tant qu’elle ne nous a pas fait souffrir, la vie des autres.

Hélène Cixous d’ajouter :

Comme on est loin ici du thème de la responsabilité qui est l’essence même de ton engagement de pensée.

Comme on comprend alors que dans la vocation philosophique qui aura pris le pas destinal sur la tentation littéraire dont tu as plus d’une fois fait état, c’est ton alliance vitale avec l’éthique, c’est à dire l’urgence de tout faire pour du mal qui l’assiège sauvegarder la vie, qui se sera manifestée.

La puissance introspectrice de Proust ("j’avais vu l’amour placer dans une personne ce qui n’est que dans la personne qui aime") dit-il dans Le Temps retrouvé est, du point de vue éthique, l’alliée volontaire et voluptueuse de la cruauté psychique comme moteur de la création.

D’où cette réflexion : La psychanalyse, si elle savait tenir compte de ta philosophie, on pourrait dire que c’est ce qui définitivement nous oblige à penser le qui sous l’espèce du quoi. Le ça c’est quoi, sans aucune pitié pour moi. (p. 61)

***

Aussi je choisis dans le dernier recueil publié de Mathieu Bénézet (avec Philippe Hélénon) aux éditions Flammarion qui a pour titre : Ne te confie qu’à moi, ce poème :

Pas de destin Pourtant
une âme t’accompagne
est-elle en toi extérieure à
toi vit-elle de toi vit-elle
d’elle-même Pourquoi fuis-tu
si loin d’elle
Ton coeur est une grenade
déchirée en plein midi
que mangent des dents anonymes et cruelles
Pourquoi es-tu séparé
séparé des fleurs et du bleu
d’une mer Pourquoi
es-tu séparé de toi-même
quand la beauté abonde.

Pour la remise du prix Antonin Artaud en 2006, Esther Tellermann écrivait :

Le projet de Mathieu Bénézet de 1979, celui de Ceci est mon corps est donc tenu : offrir à la lecture la chair des mots, cette chair qui est souffle afin de faire de ce souffle une mémoire, car il n’y a d’autre biographie que la mémoire de la langue. Igitur aveugle, Orphée à qui le chant vient –d’être séparé- le poète indique de livre en livre un non-savoir, peut-être le ressassement d’une lettre : un ô vocatif qui rassemble l’origine de l’humain « se substituant à la question de l’origine ». Un ô qui assourdit la mélancolie comme il la fait affleurer pour la rendre à sa vérité : invocation ou abîme, anus et bouche, bord et surface, cercle et trou. Trou dans la langue dont Bénézet fait son habitacle afin d’en saisir la couleur, l’odeur et la dramaturgie.

D’Orphée à Orphée, lecteurs inclus.


Notes

[1] Voici le poème :

J’aime mon travail et mes enfants. Dieu
Est lointain, difficile. Des choses arrivent.
Trop près des antiques auges de sang
L’innocence n’est pas arme terrestre.


J’ai appris une chose : ne pas considérer
Si bas les damnés. Eux, dans leur sphère,
S’harmonisent étrangement avec le divin
Amour. Moi, dans la mienne, je célèbre le choeur d’amour

[2] Pour ce qui est de Geoffrey Hill, l’Université de Caen, Geoffrey Hill Server, abonde en ressources variées.

Emmanuel Laugier a rendu avec une grand clarté dans le Matricule des Anges la tonalité du livre paru aux éditions Cheyne.

Quant à Anne Mounic, sa revue Temporel nous gratifie à la fois d’un entretien : le poème : « moulin mystique » et d’une recension.
On trouvera également dans la revue Conférence N°6 N°9 N°13 N°18 N°23 de quoi faire amplement connaissance avec l’auteur en particulier le numéro 9 et un entretien avec John Haffenden.

[3] Voir la bibliographie de Frédéric Boyer, dont il faut souligner à nouveau qu’il a été rédacteur en chef de la revue Le Monde de la Bible, et le maître d’oeuvre de la Bible nouvelle traduction chez Bayard

[4] L’expression est empruntée à Jean-Paul Goux. Voir son dernier livre : Les Hautes Falaises aux éditions Actes-Sud. Du grand art, comme toujours.

[5] La coalescence des temps grammaticaux (Qu’est-ce qu’un plus que parfait ? un présent, semble nous dire le familier d’Augustin) est aussi la marque d’Hammurabi Hammurabi, texte que l’on entend dire (lectures au Louvre) selon le mode de la profération et du précipité, à la façon dont un passage d’Abraham remix fut lu en marge de l’exposition Traces du sacré au Centre Pompidou. Au surplus l’absence de virgule dans la ponctuation, donne au lecteur son je, jusqu’à l’ultime souffle, point final.

[6] Jérôme de Gramont recense ce livre pour la revue Nunc. Celle-ci a consacré un dossier à Jean-Louis Chrétien, dans son numéro 8. J’ai signalé - rapidement - La joie spacieuse

[7] L’intégralité de la présentation est donnée en ligne (pdf)

© Ronald Klapka _ 17 janvier 2009