21/08/10 — Dominique Meens, Jérôme Thélot, Fusées
« Je rejoins Christophe Tarkos à la Bastille. Christophe Tarkos me demande de bien vouloir corriger les épreuves de sa reprise du Livre des mots de Wolman que Poézi Prolétèr a l’intention de proposer en son numéro 2. Christophe Tarkos me demande de présenter Wolman, j’écris à la Bastille :
« Je ne présente pas Wolman, je le fais lire. »
Mutatis mutandis, j’ai tâché à ce que de nouveaux lecteurs rencontrent les livres de Dominique Meens, et en particulier celui qui est à paraître chez POL et qui clora la série des "Aujourd’hui" : Aujourd’hui rougie.
Avec des bonnes feuilles, et quelques Instantanés.
C’est dans la numéro 18 de la revue Fusées : la version pdf est accessible en ligne (le sommaire est parlant) sur le site de Mathias Perez comme quelques autres numéros antérieurs. Ainsi ceux qui ne pourraient la feuilleter en librairie, ou au salon des revues, pourront néanmoins y accéder, trouver également les moyens de l’acquérir (abonnement) et faire qu’une belle aventure éditoriale, littéraire et artistique se poursuive.
« Mais je comprends : le monde dans lequel vous vivez, loin d’être un idéal, est néanmoins, dans une certaine mesure, satisfaisant. Dans ce monde, Lobodowski écrit ses poèmes, Tarnawski ses critiques littéraires, madame Zarembina écoute son Bach, et des milliers d’autres personnes assistent à des concerts, à des récitals, se prosternent devant les « grands génies », s’adonnent à des élucubrations plus ou moins intelligentes sur des sujets artistiques et se délectent de leur propre culture. Tous d’ailleurs très simples, sincères, naturels — n’est-ce pas ? Oui, je comprends. Ce monde possède au moins une qualité : la stabilité et la continuité. Cependant… que ferez-vous de Galilée ? Et Galilée ? Pensez-vous vraiment que vous parviendrez à vous assurer contre Galilée ? qu’arrivera-t-il si Galilée vous crie à l’oreille : Et pourtant il bouge ! »
Witold Gombrowicz [1]
J’ouvre L’Hirondelle [2], pages 48-49 :
« Le brahmane, au Trou, dans le brouhaha des discussions d’étudiants et de lycéens en vacances, dans la touffeur de la nuit de juillet, dans le boucan des percussions électroniques, entre deux éclats de rire d’Ophélie qui saluait ses collègues saisonniers, le brahmane revenu, là, devant moi, un verre de bière à la main, le brahmane américain, l’Américain, Harold, disait : « Rimbaud, n’est-ce pas, mesdemoiselles, Rimbaud. » Puisque décidément ce genre d’endroit lui était insupportable. Je me suis éveillée à temps pour lui demander de me ramener à Saint Trojan. Ophélie s’en fichait éperdument. Puisque nous avions décidé de partir, nous n’étions plus rien, nous n’avions plus la moindre existence.
— Votre sœur est toujours ainsi ?
— Vous pouvez me tutoyer, vous savez.
Et plus loin :
— Oui Valentine, Rimbaud est un mot de passe.
Dans la voiture qui grince de tous côtés, remuante comme une chèvre, avec ce bruit d’asthmatique, le voilà qui chante :
Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – O Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !
La mélodie est de Britten [3]. Britten supprime les virgules après villes et soir, il augmente ainsi et toujours. Il ajoute une virgule après l’affection, du coup neuf se retrouve au singulier. »
Un bon départ semble-t-il pour saluer Dominique Meens. L’homme et l’œuvre [4] comme l’on disait autrefois. Introduire aux quelques pages qu’il a bien voulu confier à Fusées, bonnes feuilles d’Aujourd’hui rougie, à paraître chez POL et qui clora la série des « Aujourd’hui » : Aujourd’hui je dors (2003), Aujourd’hui demain (2007), Aujourd’hui ou jamais (2009).
Avec pour raisons, entre autres, de renvoyer d’une part au site internet que le promeneur découvrira ainsi nommé : assezvu.com [5] et adorné de la rimbaldienne citation.
Et à ce personnage princeps de L’Hirondelle [6], Valentine Mérac.
L’auteure des magnifiques photos [7] toutes littéraires et auxquelles on n’hésite pas à accoler cette citation – savante - d’une intervention de Jérôme Thélot sur le poétique et le photographique.
« Le photographique comme essence lumineuse est la condition d’images optico-chimiques laissant hors d’elles les individus réels, qui s’y trouvent réduits à une objectivation. La poésie est l’invention d’une entremise linguistique garantissant aux individus leur vie réelle dans les mots, eux-mêmes mobilisés pour leur pouvoir affectif, leur pouvoir de nuit. La voix subjective dans la poésie est l’expressivité des formes linguistiques par lesquelles un écrivain singulier demeure singulier, c’est-à-dire vivant. Mais il n’est de vivant que de nuit.
Ainsi Rimbaud, dans un de ses poèmes parmi les plus magnifiquement précis, « Départ », formule en quelque sorte l’art poétique de la nuit, et décrit l’essence même du poétique. Il y oppose en effet au voir (« Assez vu », dit-il), à l’avoir (« Assez eu ») et au connaître (« Assez connu »), c’est-à-dire à trois modalités structurellement identiques de l’extériorité, de la distance entre sujet et objet, de l’écart de la lumière, une autre sorte de révélation vers laquelle il se promet, a contrario, de partir : cette révélation « dans l’affection et le bruit neufs ! », dit-il, qui est celle de l’intériorité absolue de l’individu réel, celle de la corporéité non mondaine où la subjectivité a son essence, - celle de la nuit.
Car le bruit, surtout s’il est neuf, et l’affection, ce n’est rien qui soit constitué par une représentation, ce n’est pas un phénomène qui tienne à un écart entre une substance et une apparence, ce n’est rien de séparé d’avec soi, rien donc par où pourrait passer quelque lumière que ce soit. Voir, avoir, connaître, sont des projets de la lumière reconduits par les machines de vision, par le mode de révélation propre au photographique, et auxquels s’opposent identiquement l’affection et le bruit neufs. » [8]
La lecture des pages qui suivent, aura sans doute effet de révélation.
Dominique Meens est en effet un poète, sans le moindre doute un artiste et peut-être un saint, et de fait sans forcer les mots sa lecture peut valoir expérience intérieure, c’est que (regarder attentivement une des photos), ce lacanien non-conventionnel [9] sait ce que sinthome veut dire.
Sa rencontre de Gil « Joseph » Wolman ne pourra manquer de s’y faire sentir. Le lecteur motivé trouvera ainsi des raisons de rejoindre l’internationale disparatiste, ou séparatiste, c’est selon.
Redisons-le avec Jérôme Thélot : « La poésie est l’invention d’une entremise linguistique garantissant aux individus leur vie réelle dans les mots, eux-mêmes mobilisés pour leur pouvoir affectif, leur pouvoir de nuit. La voix subjective dans la poésie est l’expressivité des formes linguistiques par lesquelles un écrivain singulier demeure singulier, c’est-à-dire vivant. [10]
Mais il n’est de vivant que de nuit. »
Bonne (re)découverte d’un vivant, sachant que ce n’est que de nuit. Aunque es de noche.
[1] Gombrowicz, Contre les poètes, Complexe, 1988, cité par Dominique Meens, in Aujourd’hui rougie, POL 2010, à paraître.
[2] Dominique Meens, L’Hirondellle, roman, éditions L’Act Mem, 2009
[3] Prêter l’oreille à Christina Högman, soprano, dans la version des Illuminations musiquées par Britten, Péter Csaba dirigeant le New Stockholm Chamber Orchestra (BIS, CD-435)
[4] Certaines notices disent : Dominique Meens est né en 1951 (à Saint-Omer).
Il croise certaines personnes, dont Gil J Wolman, organise et participe à une Manifestation le 18 mai 1979, ne fait rien, reçoit le Prix Hercule de Paris (fondé par Jean-Marc Baillieu) pour Aujourd’hui je dors en 2004.
Bibliographie exhaustive sur le site des éditions POL, mentionnons toutefois les séries de L’ornithologie du promeneur, chez Allia, des « Aujourd’hui » chez POL, et pour les curieux, les passionnés : Quelques lettres à Lord Jim , une « espondance » (le « corr » s’étant aboli), s’étalant du 19 décembre 2005 au 19 décembre 2007, plus quelques lettres en sus. Aux éditions Cynthia 3000 (Châlons en Champagne), juin 2009. Elles valent entretien.
Pour Gil « Joseph » Wolman, fondateur avec Debord de l’internationale lettriste, lire aux éditions Allia Wolman Défense de mourir. Aux pp. 337-341, le témoignage de Dominique Meens Wolman avant après.
On y trouvera aussi l’affiche de la manifestation du 18 mai 1979.
L’index nominum (des noms des gens) de Aujourd’hui je dors, pp. 291-308, indique : WOLMAN, Gil Joseph, séparatiste, 32, 104, 107-110, 112, 116-118,156,167,179,183, 184, 187,189, 234, 245-248, 255, 256, 279, 282.
Pages 247-248, on peut lire : « Je rejoins Christophe Tarkos à la Bastille. Christophe Tarkos me demande de bien vouloir corriger les épreuves de sa reprise du Livre des mots de Wolman que Poézi Prolétèr a l’intention de proposer en son numéro 2. Christophe Tarkos me demande de présenter Wolman, j’écris à la Bastille : « Je ne présente pas Wolman, je le fais lire. » Dois-je présenter Wolman, qu’en pensez-vous, Gisèle ? Que Christophe Tarkos fasse lire Wolman, vous l’entendez mieux encore lisant les inédites ».
C’est-à-dire pour la trentaine de pages inédites de Joseph Wolman qui suivent les pages désormais « historiques » de ses périodes lettriste, scotchiste, séparatiste, interruptionniste, inhumationnelle. Le goût du jour, n’est-ce pas, est de faire faire l’artiste à qui décide de dormir résolument, sérieusement, savamment. D’où ce vocabulaire : « périodes » !
Dormir résolument, en effet :
« Aujourd’hui je reviens aux phrases, aux inédites éditées dans Wolman Défense de mourir. Je veille pour autant à ne pas faire faire le poète à celui qui gueule en 1951 : « C’est fini le temps des poètes, aujourd’hui je dors. » J’y veille et vous voyez comme je peine, ça ne vient pas tout seul. »
C’est dire qu’Aujourdhui je dors est un livre-pivot parmi tous ceux qu’a publiés Dominique Meens et celui que je tiens pour le plus abouti
[5] Assezvu.com est partagé avec le musicien Francis Gorgé.
[6] Avec la permission des supérieurs, je renvoie à Celle-là chante et je me tairais, qui à partir de L’Hirondelle, tâche à communiquer quelques effets d’une lecture qui appelle immersion, transfert et contre-transfert ! (22 août 2009)
[7] A admirer dans Fusées n° 18, octobre 2010. Le lien premet d’accéder au sommaire et au téléchargement (pdf) de la revue.
[8] Jérôme Thélot, « Le poétique et le photographique », in Poésie, arts, pensée, Carte blanche donnée à Yves Bonnefoy, Hermann, 2010, pp. 79-80.
En ce qui concerne Jérôme Thélot et le photographique, cf. lettre du 2 décembre 2009.
[9] Jacques Félician précise au détour d’une page relative à la Convention psychanalytique où, en pleine méconnaissance, il était plongé dans une histoire qui n’était pas la sienne, mais celle de son analyste de l’époque : « En pleine méconnaissance de ce « pas grand-chose » qu’évoque si bien Dominique Meens, ce « pas grand-chose » qui n’est pas rien et se réduirait à des données bien scabreuses si on voulait le résumer. Un « pas grand-chose » qui, si l’on ne parvient à le cerner, peut orienter différemment toute une vie. Dominique Meens ne nous en dit mot : il n’a pas cette impudence. Toutefois, on saisit bien, à le lire, que c’est son ancrage transférentiel qui l’a amené hors du leurre du « devenir-analyste » pour trouver sa voie propre. Ainsi, a-t-il cédé à l’appel de l’écriture et se voue-t-il à y poursuivre avec talent le plus insaisissable de l’oiseau de ses rêves dans ses métamorphoses langagières. Mais dans une paix silencieuse, en accord avec ce qu’il cherche : la quête du promeneur engagé. C’est tout au moins ce qu’induit sa lecture, car je doute fort que les aléas de l’écriture lui aient apporté la paix. Mais c’est sa voie, il l’a trouvée, et son expérience de l’institution psychanalytique n’y a pas été, comme il l’écrit, pour rien. » in Clinique de la servitude, éditions Campagne-Première, 2007, p. 92. Pour poursuivre, déficeler...
[10] Je souligne.