Déficeler

20/09/2007 — Jacques Félician, Dominique Meens, Jean Clavreul, Pascal Quignard


« Le Contr’un de la Boétie est un livre plus extraordinaire encore que les Essais de Montaigne. [ …]. Tout crie contre l’attachement. […] La liberté c’est le déficelage. [ …]. Homère, montrant Ulysse sidéré par la voix des femmes de l’île, ligoté au mât d’emplanture, appela ce mouvement analysis. Déficelage. »
Pascal Quignard, Qu’est-ce qu’un littéraire ? [1]

« Comment se peut-il que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a de pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire ? ».
Étienne de la Boétie. Le discours de la servitude volontaire. [2]


Clinique de la servitude, de Jacques Félician [3], fait, et c’est l’introduction de ce livre, (La question de La Boétie aujourd’hui  [4]), référence à cette interrogation et l’actualise à la lumière des événements du XX° siècle et des enseignements de la psychanalyse. Cet ouvrage aux éditions Campagne Première (mars 2007) n’est plus disponible, actuellement, chez l’éditeur. Toutefois :

— le site Dissonances freudiennes, permet d’en lire de nombreuses "bonnes feuilles" : De la servitude, De l’autorité, Freud en Aufklärer et la Haskala moderne, La loi : du juridique à l’institution du sujet, Le retrait de Moïse l’Egyptien, Tu m’as laissé tomber ... [5]

— l’émission Surpris par la nuit de ce 19 septembre 2007, avec Dominique Meens [6] prend pour titre : Inventer la psychanalyse, et sous-titrant Un psychanalyste ordinaire* propose cette invite :

Il y a d’autres psychanalystes que ceux de L’Institut, de la Cause, de l’Internationale, ceux dont on pourrait dire, comme Lacan le disait un jour :

« Je n’ai depuis que persévéré dans mon erre
(doucement et lentement)
Lors enserrez mon erre avec ma discipline
car celle-ci en bénéficie…

dont on pourrait dire donc qu’ils "perséverrent".

Jean Clavreul [7], récemment décédé, était l’un d’entre eux.
Jacques Félician, qui fut l’un de ses analysants, est un de ces psychanalystes ordinaires*, et a accepté de rendre compte de son trajet comme de ses partis pris. »

Ce Surpris par la nuit s’accompagnera d’extraits de Freud et du Cornette de Frank Martin [8], ce dernier pour indiquer la présence du poème, autre lieu de "perséverrance", et la langue allemande que Jacques Félician pratique.

* Ordinaire est un qualificatif que j’importe en quelque sorte de mes propres considérations sur les poèmes et les poètes qui les écrivent. Le poète n’est pas l’homme à l’écart qu’on dit.
Ou c’est l’homme écarté.

De l’argument donné dans une conférence à l’association Mille bâbords je retiens :

Depuis toujours on s’est interrogé sur le Pouvoir, plus récemment sur les pouvoirs, leur organisation, leur efficacité.

Mais « pourquoi obéit-on ? » ; cette question qui en est l’exact envers, est exceptionnellement posée. Sinon par La Boétie à l’aube de la modernité avec le « Discours de la servitude volontaire ».

[...] Dans [son] registre, c’est la même alternative que propose notre modernité : la servitude dans l’adhésion aux discours de maîtrise qui régissent notre société ou le néant de la marginalisation. A cette alternative, la psychanalyse indique une autre voie, si elle résiste à la mise au pas généralisée qui la menace.
[...]
En arrière-plan de ces différentes questions, l’énigme de « l’homme de masse » dont l’avènement est l’un des faits majeurs du « malaise de la culture ».

En quoi cet ouvrage, les documents sonores, les articles intéressent-ils le "littéraire" ?

Une première réponse est dans l’évocation de la contribution de Pascal Quignard à la revue Critique citée en exergue, 50 propositions pour « déjouer les calculs » d’un monde qui ne connaît plus que« le chiffre », d’autres à l’évidence dans les ouvrages examinés par Jacques Félician : Hannah Arendt (Origines du Totalitarisme), Peter Handke (Le Malheur indifférent), Herman Melville (Bartleby), Sebastian Haffner (Histoire d’un Allemand). On pourrait en convoquer bien d’autres, songeons par exemple à Canetti, et à « La conscience des mots » [9], en particulier Le Métier du poète, qui se conclut ainsi :

« Cela ne saurait être l’affaire du poète, de livrer l’humanité à la mort. C’est avec bouleversement que lui, qui ne se ferme à personne, il apprendra chez beaucoup la puissance croissante de la mort. Même si ceci apparaît à tout le monde comme une entreprise vaine, il cherchera à l’ébranler ; et jamais, en aucune circonstance, il ne capitulera. Ce sera son orgueil, de résister aux messagers du néant, qui deviennent toujours plus nombreux dans la littérature ; et de les combattre avec d’autres moyens que les leurs. Il vivra selon une loi qui est la sienne, mais qui n’est pas taillée à sa mesure ; elle déclare :

On ne rejettera personne dans le néant ; y fût-il volontiers. On recherchera le néant seulement pour en trouver l’issue ; et on en signalera pour chacun l’issue. On patientera dans le chagrin comme dans le désespoir, pour apprendre comment on en tire autrui ; non par mépris du bonheur qui est dû aux créatures, bien qu’elles se défigurent et se déchirent entre elles. »

La « sacra poetarum conversatio » appelle :

16. Shakespeare : And Death once dead ther’s no more dying then. Une fois la mort morte, il n’y a plus rien qui puisse aller mourir alors. 17. Le plus qu’on puisse souhaiter au travail de l’âme, à la place du sadisme sans objet, c’est le deuil du perdu. C’est une affection nostalgique errante ; un moi beaucoup plus petit que celui des autres et plus instable et sensible ; un chagrin ; une espèce de lucidité ; la reconnaissance de toutes les frayeurs ; une carence encore ; une attention taciturne et continue, polie, réservée, à la place de l’angoisse hurlante par à coups, morcelante. [10]

A cet égard, le chapitre 3 du livre I [11] L’éthique perverse
propose une réflexion qui dépasse largement l’éthique de la psychanalyse, pour penser l’articulation entre le boudoir et la cité avec Sade, Blanchot, Lacan, Annie Le Brun, Bataille. De ce dernier, La digression sur la poésie [12], n’énonce-t-elle pas :

« Nous n’aurions plus rien d’humain si le langage en nous était en entier servile. »
© Ronald Klapka _ 20 septembre 2007

[1Pascal Quignard, Qu’est-ce qu’un littéraire ?, in Critique, 721-722, juin-juillet 2007, pp. 420-431, sous forme de 50 propositions.
Ainsi la 12° relative à Montaigne :

12. Screech : Montaigne fut le seul penseur pour lequel la plus grande chose du monde fut d’être à soi. Être à soi est beaucoup plus qu’être soi. C’est établir un lien non social. Ce n’est pas constituer une identité : c’est ne pas être à un autre. Même pas à un même que soi. Être à soi signifie ne tenir aucun compte de soi, ne tenir aucun compte de tout ce qui rend esclave de l’image de soi, de la répétition de cette image, de son origine légendaire, de la famille, de la communauté, des moeurs majoritaires, des États, des religions, des Enfers, des empires, du monde, de l’univers.

[2Étienne de la Boétie. Le discours de la servitude volontaire, Payot 1970. Ce texte est précédé d’une présentation de Miguel Abensour et Marcel Gauchet et suivi de deux commentaires de Pierre Clastres et de Claude Lefort.

[3Jacques Félician est psychiatre et psychanalyste. Il a été un membre actif du Quatrième Groupe. En 1965, il fonde le Bureau d’aide psychologique universitaire de Marseille et le dirige pendant plusieurs années, et participe aux activités du Groupe de psychothérapie institutionnelle avec François Tosquelles, Jean Oury et Félix Guattari. En 1981, il adhère à la Convention psychanalytique. Il y crée avec Pierre Ginésy la revue Césure. Il assurera dans le cadre du Collège international de philosophie des séminaires sur Hölderlin. Il a collaboré à de nombreuses revues dont Topique et Césure.

[4Ce chapitre reprend un article, De la servitude proposé à la revue « Psychiatries »

[5A retrouver dans la liste des auteurs à la page Documents du site.

[6Sur Dissonances freudiennes, télécharger l’émission, lire Quel drôle de nom pour un pape ; Jacques Félician y fait écho dans son livre p. 92 ; le CipM donne la bibliographie, Prétexte une analyse, Le Matricule des anges décrit l’ornithologiste en promeneur

[7Clinique de la servitude est dédié à Jean Clavreul ; un temps de compagnonnage intellectuel avec Gérard Granel marque également le cheminement de pensée de Jacques Félician.

[8Der Cornet (Le Cornette) est un cycle de lieder pour voix d’alto et orchestre sur un poème de Rilke, composé en 1942 par le suisse Frank Martin (1890-1974).

[9Elias Canetti, La conscience des mots, traduit de l’allemand par Roger Lewinter, Albin Michel, 1984.

[10Pascal Quignard, Qu’est-ce qu’un littéraire ? article cité.

[11L’ouvrage est structuré en trois parties :

— De l’Un ou ce que nous apprend le divan ...
— De l’homme de masse à l’avènement du sujet ou ce que nous apprend l’institution
— Limites de l’expérience psychanalytique.

[12Georges Bataille, <i<L’expérience intérieure, Gallimard, coll. Tel.