L’image dans les filets de l’écriture

21/09/09 — Muriel Pic, Winfried-Georg Sebald, Georges Didi-Huberman


Il arrive donc que les images ne relèvent plus de l’imagerie, ni même de l’iconographie, ni même de la rhétorique quand elles se font figures. Il arrive qu’elles atteignent au rythme et à sa profonde démesure. Dans ces moments la chose (Sache) danse, se retourne et livre un pan de sa cause (Ursache). Or, il est du pouvoir des mots que de regarder, symptomalement, musicalement, vers cette origine. Ce pouvoir se nomme poésie [1].


Muriel Pic : W. G. Sebald — L’image papillon

A qui l’oeuvre de Winfried Georg Sebald serait encore inconnue, quelques préalables pourraient s’avérer des plus utiles, pour profiter plus pleinement de l’essai de Muriel Pic « W.G. Sebald — L’image papillon » [2] :

— avoir lu, par exemple, Austerlitz [3], et la brochure hommage d’Actes Sud [4].

— appréhender le montage, en littérature, tout à la fois comme une méthodologie et un mode de connaissance [5].

Rien n’interdit toutefois de faire connaissance avec l’oeuvre littéraire de Sebald et sa théorie critique, au fil de la lecture documentée et argumentée qu’en donne l’auteur de l’essai. Dès lors, on peut compter que le lecteur ira aux oeuvres [6], et pris par elles, pourra ensuite retourner à l’essai !

***

« C’est un récit-papillon qui opère ses métamorphoses grâce à l’écriture poétique et qui, dans la mesure où l’insecte figure notre condition, résume l’expérience qui nous est transmise malgré nous — expérience que nous commençons, achevons et recommençons tous par la force des choses, par la force des mots. »

« Mais, dans un premier temps, aucune de ces images ne pénétrait mon cerveau, elles papillonnaient seulement devant mes yeux dans une sorte d’irritation continuelle [...] ».

La première citation concerne Brûlures, un récit de Dolorès Prato, auquel Muriel Pic a consacré un article informé [7] : entendre dans l’adjectif à la fois la science de l’universitaire mais aussi le terme informe auquel Bataille avec Documents a donné un sens nouveau et indiqué une voie d’écriture, avec laquelle celle de Sebald présente des proximités. La seconde provient de la quête de Jacques Austerlitz, qui à la recherche de sa mère, visionne un documentaire sur Terezin (1945). Le recours au ralenti lui permettra de « reconnaître » un visage de femme, ce qui le conduira au « portrait photographique non légendé d’une comédienne » [8], dans les Archives théâtrales pragoises des années 1938 et 1939, et à la reconnaissance formelle d’Agáta, dès lors « soigneusement épinglée [par Sebald] entre les pages du roman ».

Cette collision n’est pas fortuite entre l’article de 2003, le livre de 2009, les images d’Austerlitz, une photo de Terezin [9], et procède de la manière même dont Sebald insère l’image photographique à fin de provoquer des anachronismes qui fassent sens, mettent en question l’imagerie historiographique, en vue d’une autre poétique de ce qui advient. Cela, Muriel Pic l’illustre à l’envi avec un choix de photographies qui s’inscrivent dans le cours du livre, dont bien sûr des images-papillons. A cet égard, le chapitre Image-papillon et ralenti : le regard capturé (137-161) est particulièrement probant au regard de la manière de Sebald que veut mettre en lumière Muriel Pic, qu’il s’agisse du détail des ouvrages examinés, ou des références littéraires et philosophiques convoquées [10]. Sans insister outre-mesure, l’expression "chasseur d’images" rappelée par le récit d’un souvenir d’enfance de Benjamin, tout comme l’évocation du chasseur Gracchus (Kafka et Blanchot) ou celle de la phalène de Viriginia Woolf, renforcent les "zooms" précis sur Austerlitz, Les Anneaux de Saturne, Vertiges ou encore De la destruction comme élément de l’histoire naturelle.

Si ce chapitre nous montre comment un homme en quête de son histoire propre doit se faire butterfly-man, afin de trouver la vérité, « ailleurs, quelque part à l’écart, en un lieu que personne n’a encore découvert », combien passionnant est aussi : Déchiffrer le passé : de l’image documentaire à l’image du rêve.

Si j’avais à présenter ce chapitre à des étudiants, je procèderais au montage de ses images : Victor Gollanz, The Misery of Boots, Rembrandt, La leçon d’anatomie du professeur Tulp, la double page d’Illuminationen de Benjamin annotée par Sebald, y associant la citation en exergue de Thomas Browne extraite de Sur les rêves.
C’est dire que riche est le travail de Muriel Pic, - je pense tout spécialement aux commentaires de cette double page de Benjamin, avec ses inserts : Hofmannstahl et Godard - nous faisant découvrir celui de W. G. Sebald, suscitant la trouvaille et la liberté du lecteur. Pour imiter Michel Deguy : « Le montage (lui dit la poésie, mais après tout) montre l’exemple ».

Une autre double page (p. 53) est elle aussi très émouvante : à l’intérieur de la couverture de son exemplaire du Jardin des Plantes — Claude Simon est comme la figure tutélaire d’Austerlitz — Sebald consigne les principales dates de l’existence de son personnage Jacques Austerlitz. Cette trame chronologique nécessaire sans doute pour mieux démonter la temporalité de l’existence de son héros, et en bricoleur insensé, mettre le temps hors de ses gonds (c’est le titre de ce chapitre où avec Benjamin, le temps s’élance comme un bretzel dans la nature).

***

W. G. Sebald : L’art de voler

Au chapitre qui traite de la polémique surgie de la publication de De la destruction comme élément de l’histoire naturelle — et plus spécifiquement aux pp. 79-81 — Muriel Pic s’emploie à rappeler de quel point de vue Sebald énonce sa thèse, sa visée (provoquer une expérience collective de remémoration), au moyen d’un extrait du poème D’après nature : conçu dans la destruction, il n’en porte pas directement le traumatisme, mais la culpabilité et l’incertaine mémoire. Ce dont on trouve traces dans le récit de rêve publié en 1987 : L’art de voler [11].

En effet, s’il y a sans doute plusieurs manières de lire ces quelques pages qui sont données à la suite de l’essai, il vaut de regarder, c’est le mot, la citation-image de la Genèse de Vienne [12] , où Sebald lit ce "pathos-formel" dans les corps des passagers de l’aéroport de Zurich-Kloten, penchés en avant comme les personnages de ce tableau, "se précipitant depuis des siècles vers leur propre fin". Mais en poursuivant la lecture, le lecteur rencontrera, dans un anglais "aussi fautif que merveilleux" An Unforgettable dream, avant d’atterrir parmi des laitues, dont il est précisé :

« Jamais, je n’aurais imaginé, même en rêve, qu’il puisse y avoir tant de laitues ».

© Ronald Klapka _ 21 septembre 2009

[1Georges Didi-Huberman, préface à Rilke, la pensée des yeux, de Karine Winkelvoss, Presses universitaires de Sorbonne nouvelle, 2004.

[2W. G. Sebald — L’image papillon est édité aux Presses du réel. L’essai de Muriel Pic est suivi d’un récit de rêve de Sebald L’art de voler (1987), traduit par Patrick Charbonneau avec la collaboration de M. P. L’éditeur donne en ligne l’introduction de l’ouvrage.
La 4° de couverture précise que W. G. Sebald reste méconnu de la critique littéraire française ; il y a lieu de présumer que l’éditeur entend par là les travaux universitaires, en effet on ne notera seulement dans la bibliographie critique, que l’ouvrage de Martine Carré, aux Presses Universitaires de Lyon (2008), W. G. Sebald. Le retour de l’auteur. La notice du site des PUL, fournit dans “Autres informations” : préface et sommaire de l’ouvrage.

Bibliographie de Muriel Pic : consulter sa page Publications sur le site de l’université de Neuchâtel.

[3Austerlitz, est disponible en poche Folio/Gallimard. Sur ce livre, "La madeleine de Sebald" la critique empathique de Catherine Cusset dans le French morning de New York, le 22 mai 2007.
Austerlitz est, à mon sens, une entrée idéale dans l’oeuvre, sa matière comme sa manière.

[4Sur le site d’Actes Sud, la notice bibliographique de l’auteur, est accompagnée d’une brochure hommage, qui permet de situer en première approche l’oeuvre et ses problématiques, dans leur contexte.

[5Lire pp. 13-14 de l’introduction de W. G. Sebald — L’image papillon ; elle rappelle en particulier la filiation benjaminienne (texte sur Berlin Alexanderplatz de 1930) par la thèse de Sebald sur Döblin.
Voir aussi : « Les Yeux écarquillés : W.G. Sebald face à la polémique du souvenir », in Critique, n° 703, pp. 938-950, recension de De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, et plus particulièrement à/c de la p. 946.
Allusion également à : « La littérature et la connaissance par le montage », autour des travaux de G. Didi-Huberman, Penser par l’image, dir. L. Zimmerman, Paris VIII, Éd. Cécile Defaut, Paris, 2006, pp. 147-177.

[6Ordre de leur parution en langue allemande : D’après nature (1988) ; Vertiges (1990) ; Les Émigrants (1993) ; Les Anneaux de Saturne (1995) ; Séjours à la campagne (1998) ; De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (1999) ; Austerlitz (2001) ; Campo Santo (2003) ; auxquels il faut ajouter L’archéologue de la mémoire. Conversations avec W. G. Sebald (2009) ; tous livres traduits chez Actes Sud.
Outre Austerlitz, sont disponibles en Folio/Gallimard : Les Émigrants ; Les Anneaux de Saturne ; Vertiges.

[7Pour ce qui est de cet article et du récit en question, je me permets de renvoyer à ce texte.

[8Que je m’autorise à épingler entre les « pages » de cette lettre.

[9Avoir eu en main cette dernière image (le document authentique) de l’auteur de « J’ai tant rêvé de toi », n’aura pas été pour peu dans le fait de s’intéresser à L’Image survivante, à la « psychanalyse de guerre ».

[10Il n’est guère étonnant qu’une première version ait paru dans L’inframince n° 2, revue de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles.

[11Die Kunst des Flieges ; Traüme. Literaturalmanach, Residenz-Verlag, Salzbourg/Vienne, p. 134-138.

[12Je n’ai pas trouvé d’autre reproduction que celle du livre de Muriel Pic : Wiener Genesis, fol. 5r, Staatsbibliothek, Berlin.