Avec style

lettre du 8 juin 2008


La proposition de modifier la loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre n’a pas été sans susciter de véhémentes protestations. Parmi celles-ci, la réaction de Pierre Le Pillouër, publiée dans la page forum du Monde des Livres de ce vendredi 6 juin, a retenu l’attention, par sa manière de préciser et de situer les enjeux : reconnaître au monde de la marchandise sa légitimité, mais l’empêcher d’imposer ses principes, ses techniques et son jargon à toutes les autres sphères d’activité humaine. « Sutor, ne supra crepidam ! » me disaient les pages roses du seul « livre » à peu près disponible, d’un temps où des « humanités » paraissaient si peu probables …

Aussi ne puis-je m’empêcher pour ouvrir cette lettre de me référer aux propos de Christian Prigent dans son adresse « Aux Grands » qui ouvre La langue et ses monstres (réédité prochainement aux éditions Cadex) :

Le style n’est pas « l’homme-même », mais au contraire ce qu’une certaine manipulation verbale fait surgir de monstruosité dans la langue : un épouvantail halluciné et sublime, dressé comme une menace devant la version humaine (le compromis social d’époque) des choses et des langues. Monstruosité, ainsi, de Rabelais, de Lautréamont, de Céline. Monstruosité d’Artaud, de Guyotat. Or, qu’est-ce qui fait trace pour ce surgissement « monstrueux », sinon une certaine « tonalité », une scansion décalée de la modulation sémantique ? Il y a un rythme (haleté-invectif) propre à Céline, un rythme (silhouetté-martelé) propre à Artaud, un rythme (flottant-décroché) propre à Hölderlin, un rythme (mirliton-ironique) propre à Queneau. Une réussite d’écriture (l’impression d’une nécessité, incarnée en langue, de l’impulsion à écrire) se mesure finalement à l’affirmation de ce rythme. « Le mal, dit Henri Michaux, c’est le rythme des autres ». Si écrire est d’abord l’affirmation d’une particularité stylistique inouïe, le dégagement sonore de ce rythme dans le silence particulier de l’écrit est l’objet même d’écrire : poser sa voix, dégagée du mal (de la pression sociale et de l’inertie dépressive).

Et donc d’en appeler, avec Oscarine Bosquet à « la responsabilité de chacun quant à ce qu’il fabrique dans la langue et l’attention, le guet, nécessaires ».

Je ne sais si je le ferai avec style, mais je vais essayer de poser ma voix – ce sera une liste perecquienne, mais le propre de celle-ci est d’en avoir … en évoquant des publications en cours, dont on augurerait très mal de leur sort prochain si les auspices de M. Dionis y présidaient.

Voici donc, lus, feuilletés, compulsés, reçus, achetés, empruntés, crayonnés, bribés quelques uns des livres de la quinzaine, dont auteurs, éditeurs, et médiateurs fleuronnent printanièrement rayons de bibliothèque, table, sol, lit (v. penser/classer).

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« Penser par les images »

Le « duende de la Magdelaine » a appelé la lecture de« Penser par les images » chez Cécile Defaut (Nantes). Voilà qui est monstrueux : publier les contributions d’une journée doctorale de Paris VIII, toutes plus excellentes les unes que les autres … Vous vous rendez compte ! je vous rends compte :

Georges Didi-Huberman ouvre la marche avec une quarantaine de pages intitulées « L’image brûle » ; il est effectivement urgent aujourd’hui de ne plus imaginer pouvoir s’orienter dans la pensée sans avoir à s’orienter dans l’image, en quoi l’image brûle, du réel, du désir, de la destruction, de la lueur, de son intempestif mouvement, de son audace, de la douleur, de la mémoire, c’est-à-dire malgré tout.

Suit un hommage d’Arnaud Rykner, un témoignage sur l’intérêt de la recherche de l’historien d’art pour la critique littéraire d’aujourd’hui. A cet égard, l’article de Muriel Pic Littérature et connaissance par le montage, est un bel exemple de compréhension limpide, dans lequel une constellation d’auteurs dont Benjamin, Warburg, Bataille, a trouvé dans le montage une méthodologie et un mode de connaissance, du Livre des Passages, à l’Atlas Mnemosyne, et à la revue Documents (voir dans CritiquePamuk Apt. Mémoires stambouliotes et montage littéraire, en attendant sur W. G. Sebald). Je souligne rapidement que tant Laurent Zimmermann (coordonnateur de ces travaux) que Martine Creac’h évoquent brillamment Claude Simon, le premier pour Le tramway, la seconde pour une « Scène d’épouvante » -selon Simon -, un lavis de Poussin connu sous le nom de : Personnages fuyant et se protégeant le visage. La germaniste Karine Winkelvoss nous invite à nous situer « devant Tadzio » (Mort à Venise), préciser « ce que c’est que voir, ce que c’est que regarder, et de ce que peut être, dès lors, l’écriture. Enfin, Estelle Jacoby, à la lumière de La ressemblance informe (travail de Didi-Huberman à partir de la revue Documents) donne à relire quelques textes de Michaux, faisant de l’ « informe » bataillien » quelque chose comme « désobéir à la forme », « c’est-à-dire, refuser l’identité et la stabilité, non au profit du chaos absolu, mais de mises en rapport, de trajets, de transports. »

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Gérard Pfister

Gérard Pfister est un fervent, et tous ceux qui l’accompagnent dans son aventure d’éditeur le sont. La dédicace de « La poésie c’est autre chose » 1001 définitions de la poésie : « pour l’Aimée, qui seule connaît la définition » donne la tonalité de cette anthologie inhabituelle, soit environ 300 fragments alphabétiquement ordonnés mais regroupés en huit chapitres : A comme Affirmation, C comme Connaissance, E comme Emotion, L comme Licorne, M comme Musique, O comme Objet, R comme révélation, V comme Vie, chacun d’eux étant ouverts par un essai de quelques pages qui font de cette anthologie toute autre chose qu’une compilation fût-elle amoureuse, mais un appel à ce que Jean-Pierre Jossua appelle « sacra poetarum conversatio », et nécessite le « vide d’une distance prise » cher à Althusser.

Puisque l’éditeur fait paraître un livre posthume de Nicolas Dieterlé [1], je relève l’hommage de Michel Camus (in Proverbes du silence et de l’émerveillement) :

Et si le poème s’écrivait sans sortir du
silence, conspirant en silence contre
son propre silence, arrachant à la nuit
d’illisibles mots de passe pour que
s’ouvrent les portes de la nuit.

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chez José Corti

Le Matricule des anges de juin, donne une nouvelle fois la parole aux Corti : Fabienne Raphoz et Bertrand Fillaudeau (une première fois : numéro 10, déc. 94/février 95.

Je note :

BF : La dernière fois que Télérama a parlé de Corti, c’était en 1995 pour Blesse, ronce noire, de Claude Louis-Combet.
FR : Télérama a quand même annoncé la mort de Gracq (sourire) …
(Je passe sur les commandes à Amazon du Rivages des Syrtes, et du renvoi à trois reprises par le « client » du livre non massicoté avec la mention « livre défectueux ».)
BF : Si le réseau des libraires s’effondre, on peut disparaître avec. On préfèrera donc se saborder ou arrêter. C’est une question de principe. Il est impossible de faire des compromis.

Un commentaire ? Non.

J’ai jouissamment découpé le dernier Patrick Wateau : essai d’héréticité. Je ne sais pas comment rendre compte des livres de ce poète et essayiste, bien que j’éprouve un immense plaisir à les lire, mais les profondeurs auxquelles ils entraînent mettent dans un état particulier, de tension parfois violente, avec des échappées, des fusées de beauté, des réflexions très denses sur la langue (la discussion avec Jakobson dans semen-contra, les pages sur Pasternak/Tsvetaeva), la poésie (relire son Bernard Noël), la philosophie, la mystique (ici les Ennéades dans la troisième partie du livre).
J’imagine Anne Carson lisant : « Depuis toujours, la langue contient les bégaiements dans l’ordre où ils se sont produits. Même Isaïe admet leur existence propre. »

Pour essai d’héréticité, les mathématiques sévères ne sont pas oubliées : « Il y a loin du livre au livre : le carré des écarts. »

Encres orphelines, de Laurent Demanze, ne se découpe pas, si ce n’est en trois solides parties (La communauté enfouie, Malaise dans la transmission, Mélancolie de la modernité) elles-mêmes subdivisées en trois pour chacun des auteurs : Bergounioux, Macé, Michon. L’éditeur a autorisé le site Fabula à reprendre le prologue du livre : Récits de filiation, ce qui est une heureuse manière d’accéder à un livre appelé à faire date dans l’histoire de la réception de ces auteurs marquants des années 80, et permet de mieux appréhender le Zeitgeist de ce dernier quart de siècle. (Pour Pierre Michon, Verdier a réuni en poche, plusieurs textes de Jean-Pierre Richard rédigés entre 1990 et 2007)

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chez Virgile

Je m’abstiens de parler de façon plus détaillée, eu égard au format de cette lettre, il faudrait le faire plus amplement pour les livres parus chez Virgile où Butor invite à relire le tableau de Delacroix sur L’entrée des Croisés à Constantinople, tandis que sous la houlette de Zeno Bianu sont rassemblés plusieurs écrits sur les Bibliothèques [2].

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le monde est marrant

Dans la vôtre, puisque « Rien de plus navrant que la vie et le monde vus à la télé. Mais, à ce point de bêtise et de crudité, rien non plus de plus marrant » la parution en livre chez POL, des chroniques naguère lues dans le Matricule des anges. Lues à haute voix, elles révèlent où l’auteur a posé la sienne, et incitent à affirmer son propre rythme, à garder le cap, une manière de se souhaiter comme a coutume de le faire l’auteur de Peau : « la bonne énergie ! »

© Ronald Klapka _ 8 juin 2008

[1Nicolas Dieterlé (1973-2000) n’a de son vivant jamais souhaité publier aucun texte, mais laisse des écrits nombreux – récits, proses et poèmes.
Après L’Aile pourpre publié par Arfuyen en 2004, Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche est le deuxième texte littéraire de Nicolas Dieterlé qui soit présenté au public. Le journal spirituel de Nicolas Dieterlé a paru sous le titre La Pierre et l’oiseau (Labor et Fides, 2004).

[2Zéno Bianu, poète essayiste, l’architecte Paul Chemetov, le romancier Michel Butor, le directeur de la New York Public Library George Fletcher, le poète et philosophe Michel Deguy, le fondateur de la librairie La Hune Bernard Gheerbrant, l’écrivain et critique d’art Gilbert Lascault, l’écrivain Bernard Noël, à côté du critique d’art et conservateur de la bibliothèque Sainte Geneviève Yves Peyré.