Que faire d’un nom qui ne nomme pas ?

lettre du 22 avril 2008


Le temps n’est pas, p et a : pa, passé.

Maryline Desbiolles, Croisée de voix, p. 25


Une fiction pour donner à comprendre ?

Comprendre par la fiction. Julia Kristeva intitule de la sorte le deuxième chapitre de Thérèse, mon amour, mention générique : récit, 750 pages dont 42 de notes (éditions Fayard, avril 2008), s’appuyant sur la citation du Chemin de perfection : « hacer esta ficción para darlo a entender ». Cette biographie romancée mâtinée d’essais (psychanalyse, philosophie politique) ne m’a pas convaincu pour ce qui serait de l’ordre d’un projet littéraire, ce qui rend l’ouvrage irritant à certains moments à raison même qu’il est en même temps passionnant par bien des côtés. Julia Kristeva nous donne à comprendre beaucoup de choses, dans la foulée de son Incroyable besoin de croire (Bayard, septembre 2007), où s’annonçait ainsi l’ouvrage (1000 pages prévues !) et s’énonçait le chemin de compréhension :

« Vous l’entendez, l’énigme de Thérèse réside à mon sens moins dans ses ravissements que dans le récit qu’elle en fait : voyons, les ravissements existent-ils ailleurs que dans ses récits ? Épilepsie ou pas, c’est le filtrage du choc comitial, de la décharge pulsionnelle, à travers la grille du code catholique, dans la langue castillane de Thérèse, qui à la fois assure sa survie biologique et garantit la durée de son expérience dans la mémoire culturelle. L’écrivain en est tout à fait consciente : « ... fabriquer cette fiction pour donner à comprendre », écrit-elle dans Le Chemin de perfection (28 ; 10) » [105]

Thérèse est Thérèse, oui. Les notes proprement analytiques (en allant plus que vite : sublimation, narration ouverte à la quête infinie du sens, sortie de la père-version mystique), leur transcription humaniste (réévaluation du croire, l’humanisme des lumières relié à ses sources spirituelles) nous valent des temps de lecture fascinante par la rencontre de deux intelligences se mesurant (vejamen ?) à des siècles de distance (et à ce titre, seulement Thérèse, mon amour, prend sens) et (me) font regretter que l’auteur ait cru nécessaire de recourir au récit (avec personnages fictifs) pour donner à comprendre, pour ma part je suis incapable d’adhérer à cette « manière de procéder » (les s. j. saisiront).

Julia est Julia, oui. Une grande savante. [Comme Marguerite Harl, helléniste (grec post-classique) dont la série A voix nue restitue transmet la fougue, la passion, la rigueur de la première de cordée dans la conquête du massif de la Septante. La dernière des émissions « L’amour des textes », y est des plus communicatives (justesse de la note, comme justesse de la courbe : M.H. aime dessiner le nu). L’entreprise aura bien mérité son paragraphe dans les manuels.]

Qu’avons-nous si peur de perdre ?

A l’inverse de Julia Kristeva, Maryline Desbiolles nous donne, avec Les draps du peintre, de partager un projet littéraire, dans la collection « Fiction & Cie », sans que soit jamais nommé le « héros » du livre, - car que faire d’un nom qui ne nomme pas ? voir l’exergue d’Antonio Porchia - . Si sont indiqués quelques éléments d’une biographie, l’ouvrage n’a rien d’un écrire « pour », mais tout d’un écrire « avec » (cf. « A cause de ce qui maintenant a pris forme et qui devient un livre, je suis entièrement de son côté ») ce qui pourrait être une définition sommaire de la poétique de l’auteur ; en somme rechercher ce qui pourrait permettre ici d’être la poète du peintre, la recherche de « l’inconnu qui élargit nos vies », comme elle l’écrit par ailleurs.

J’ai achoppé (felix culpa) dans ma lecture sur l’expression « si le mot existait » dans la phrase :

Il remet en jeu à chaque fois sa méconnaissance, son inconnaissance, si le mot existait, il décide à chaque tableau d’être peintre.

Bien sûr, Maryline Desbiolles a raison, quand bien même le mot existe, dans un tout autre registre. Et c’est cette « intention de pauvreté » qui en fait tout le prix, ce qu’indique clairement les paragraphes des pages 138-139 où il est question du sujet : souvenons nous de ces phrases d’Anchise :

« Nous en avons assez de ce que nous savons sur nous-mêmes. Qu’on retourne profondément la terre, que tout se retrouve cul par-dessus tête, qu’on exhume toutes les racines, qu’on les tranche, qu’elles jonchent la terre, que tout soit saccagé. Nous en avons assez de ce que nous savons sur nous-mêmes. Nous en avons assez des restaurations, des réhabilitations, des retouches, des remakes, nous avons soupé des savantes restitutions de nous-mêmes. Nous voulons nous perdre, que rien ne nous soit épargné, qu’aucun chemin ne nous ramène au bercail, qu’enfin nous soyons obligés de nous pincer au sang pour constater que nous ne rêvons pas."

Et ainsi toucher le « vous du vous » lecteur (pas le who’s who pour paronomaser) : « Cette histoire qu’on vous raconte s’emmêle à l’inconnu, à l’étranger que vous êtes à vous-même, à ce qu’on pourrait appeler le vous de vous. »

S’il ne sera pas difficile de donner au peintre son nom (celui de l’histoire récente de la peinture) au travers de quelques tableaux, lieux, affirmations fournies par lui-même, combien sera-t-il passionnant pour le lecteur épris de littérature, de tenter avec l’auteur un pas de danse inédit avec lui, qui orthographiait caïn-caha, et ensemble rire comme des bossus : la fine équipe !

Pour prendre (la détermination très déterminée de la Madre) le parti du livre : […], le parti de se jeter à l’eau, de se reprendre, de se retourner, le parti de se fustiger, de chuter, de s’enfoncer, de se dorloter dans la boue, le parti de préférer la honte, la douleur, l’iniquité, tout, absolument tout, au gouffre de la mort pour les siècles des siècles.

Me revient alors une image récurrente (Anchise, Les Corbeaux) : le franchissement souterrain d’un étroit tunnel pour aller d’une rive à l’autre : disparaître, ramener en pleine lumière et Dans les draps du peintre, la narratrice se questionne : « Suis-je la Reine des m…. ? » A ce compte s’éclairent, pour moi, les réticences exposées dès la première page : « Je dis non, de toutes mes forces, en effet, et je rentre dans le livre. »

S’engager. Je note dans « Croisée de voix » :

Plus on avançait, moins notre territoire nous était familier. Nous avions été deux à marcher […] mais jamais sans cet autre que nous n’avons pas vu, mais qui rendait les rives si précieuses. [99 & 101]

par chance

Bataillienne Florence Pazzottu ? (cf. l’exergue de la postface de La tête de Homme, titre éminemment polysémique, le grand poème à la fois narratif et méditatif quelle donne au Seuil, dans la collection Déplacements : « Le négatif est insoluble dans la pensée », et la récurrence de l’expression « par chance » ) batailleuse en tous cas !

La cellule initiale du livre est double : sortir le soir à Marseille (surtout Impasse du Bon-Jésus) comporte des risques : l’entorse cervicale par suite d’agression au sortir d’une soirée avec des poètes, le redoublement de la douleur lorsque s’exprime la fureur dénégatrice quand Vénuste Kayimahe, rescapé du génocide rwandais, détaille comment de toute autre façon il s’est pris la nuit (de ce monde) en plein dos. Ce qui n’est effectivement pas rien.
Il s’agit bien d’un poème, la forme et le travail du texte l’attestent. Il s’agit bien de pensée aussi : l’anamnèse (récits familiaux), la résonance de « micro-événements » cf. la dernière séquence : Catastrophe (102-104) attestent autant de la précarité du poème que de sa folle certitude d’atteindre l’être aimé : (lui), vous.

Pour employer le langage kristevo-thérésien, bien des pages m’ont ravi. Je me plais à citer celle-ci dans son intégralité :

Infernal

Le plus difficile à comprendre, à avaler,
pour qui a affaire à cette obscurité, c’est qu’elle
n’intéresse personne (elle devrait ! pensé-je
maintenant que j’ai grandi, assez pour ne plus croire
mienne, étroitement, cette humaine universelle
obscurité) ; sans doute est-ce pour ça que dans toute
famille naît un jour un enfant dit « infernal »,
qui prend sur lui l’obscur dont chacun nie l’existence
et qui, du fait de ce déni, insidieusement
contamine tout espace, toute relation
possiblement vivants : sur cet enfant, qui venu
de l’obscur le révèle, il ne peut pas en être
autrement, lui qui, sans le savoir encore, mais
avec une intensité, une faim d’exister
qui ne se laissent pas étouffer, cherche un chemin
vivant hors de l’évitement, comme sur celui
qui vient témoigner de l’humaine inhumanité,
de l’anéantissement de l’homme par lui-même,
se reporte, se cristallise tout le déni.

S’y reconnaîtra qui voudra. J’y trouve exprimée en poète l’éthique (la faim d’exister) manifestée sensiblement dans les livres tels que L’Accouchée (L’Act Mem) ou La place du sujet (L’Amourier).

Jean-Marie Barnaud avait lu dans des récits de Maryline Desbiolles comme Le petit col des Loups, par exemple, l’effraction de la poésie, en fait le déplacement des frontières génériques. (Ecritures contemporaines, Minard, n°7, 195-204) A l’évidence, c’est la voie empruntée par Florence Pazzottu, par chance, pour son lecteur.

Aux énigmes qu’explorent chacune à leur façon Kristeva, Desbiolles, Pazzottu, je donne pour poursuivre deux pistes :

— aller à la rencontre de Strange Fruit par Dame de Maintenant dirait Ph. Beck

— de L’Ecriture du Dieu de Borges dans l’Aleph (c’est une ficción !) telle que la relit Dominique Janicaud aux pp. 151-155 de son ultime essai Aristote aux Champs Elysées, et spécialement :

II n’y a pas d’intelligence absolue, omnisciente, omnipotente. Cette acceptation procure à notre propre intelligence son horizon de déploiement, ouvre son champ d’application et consacre sa noblesse. Car l’élévation vers la Nécessité n’a rien d’une renonciation à comprendre.

C’est au contraire l’acte inaugural par lequel notre condition, reconnaissant son caractère fini, sait qu’il lui revient d’assumer une possibilité propre, inouïe, originale et singulière, de répliquer à l’absurdité, au malheur, à la violence aveugle.

notes

1. Pour les familiers des derniers livres de Maryline Desbiolles , entre crochets : le lit du Paillon, pour retrouver le fil d’Ariane, et mettre un terme à mes re-coutures.

2. cf. Elle refusa toujours […], avec une énergie si farouche que je compris qu’elle m’aimait parce que je n’étais pas des leurs, et qu’elle me voulait autre.

note sommaire relative aux ressources en ligne :

1. Julia Kristeva dispose d’un site personnel :

. Pour d’autres approches de Thérèse, évocations de D. Vasse, M. Allendesalazar, D. de Courcelles, une conversation possible
. Un complément, la lecture d’Antoine Perraud, dans le journal La Croix.

2. Maryline Desbiollles :

2.1 ses amis Pierre Le Pilllouër, Nicole Caligaris, Philippe de George ont exprimé leur admiration et dûment recensé nombre de livres sur ww.sitaudis.com
2.2 Karin Hilpold étudie l’œuvre. Le site Loxias donne la teneur de ce travail.
2.3 Art vif, revue en ligne en permet un substantiel parcours
2.4 L’Ecole des Lettres se penche sur Aïzan et Maryline Desbiolles s’entretient avec Norbert Czarny

3. Florence Pazzottu :

3.1 L’’Accouchée,
3.2 La Place du Sujet, ici-même et sitaudis.fr, poezibao.

4. Dominique Janicaud : chroniques sur le dernier livre et le livre d’hommages.

© Ronald Klapka _ 22 avril 2008