06/07/06 — Dominique Janicaud (avec Friedrich Nietzsche, Jorge Luis Borges)
Soudain ces mots s’imposèrent à moi : « L’univers est l’aire de l’immensité. » Comme s’ils m’étaient dictés par ce tableau imprévisible et inépuisable qui avait failli m’éblouir et que mes yeux mi-clos confiaient maintenant à mon imagination. Cette phrase et cette vision mobile se liaient désormais en moi et je me répétais - talisman ou casse-tête : « L’immensité, l’immensité... »
Dominique Janicaud, Aristote aux Champs Élysées
Dans le livre de Dominique Janicaud (éds Encre marine, 2003), ce texte [1] apparaît en italiques, comme s’il s’agissait de pages privées, de pages de journal.
Je les trouve très belles (il y en a d’autres dans l’ouvrage), leur franc-jeu rehaussant leur littérarité. Le sentiment de lire un Rousseau, plus encore peut-être un Diderot d’aujourd’hui.
Manière d’aller du "lieu commun" à la réflexion profonde.
Il semble que ceci ne soit pas anecdotique : Dominique Janicaud, professeur de philosophie à l’université de Nice, est décédé juste quelques jours après avoir terminé ce livre, en bord de mer, près du Chemin Nietzsche qui constitue un très fort chapitre de l’ouvrage. Il avait achevé également Les bonheurs de Sophie, petit manuel d’initiation à la philosophie pour jeunes lycéens.
Ce fait loin de donner une teinte tragique à ces écrits, semble une sorte d’intimation à honorer la mémoire de leur auteur en en suggérant tout le prix, et y retrouver toute une vie.
Le titre qui est celui d’un des quatre chapitres de la partie Avec des ombres amies, ne rend pas complètement justice à l’énergétique du livre, même si la conversation avec les plus grands esprits du passé est un préalable indispensable aux reconnaissances solitaires du présent.
Outre Aristote, Kant, une savoureuse digression sur la réprobation, façon Grande Critique, de la masturbation : « De la souillure de soi-même par la volupté » (sic), crime sexuel exemplaire. Egalement une intéressante méditation sur Heidegger perdu et retrouvé ? De Dominique Janicaud, il est aujourd’hui possible de se procurer son beau labeur sur la réception du philosophe dans notre pays : Heidegger en France, en poche, collection Pluriel, avec huit entretiens passionnants pour le tome 2.
Sur le Chemin Nietzsche est de mon point de vue une évocation particulièrement réusssie, belle ascension philosophique et littéraire, pensée en marche, où à l’instar de la plaque citant Ecce Homo : l’inspiration créatrice coule le plus richement et les muscles fonctionnent le mieux !
Le second ensemble Les reconnaissances solitaires comprend un texte naguère publié en revue (1993) « Entre soleil et mort », fine méditation sur l’aphorisme de La Rochefoucauld [2].
Est-ce pour cela que le philosophe nous propose une cinquantaine de fragments de cette tonalité, à l’enseigne du Val sans Retour : « ce défilé, l’existence irréversible. »
Autant de « Miettes philosophiques », dans lesquelles la poésie affleure en permanence :
Se penser dans la fraîche lumière du sourire ionien, au matin d’un jour radieux où les colonnes de marbre vont briller autour d’un casque sacré.
Souples,nous glisserions le long de la mer et contemplerions, sereins, l’immensité.
Les demeures ombreuses seraient peintes aux couleurs vives des fresques de Théra et nous saurions que, là-bas, on nous attend pour la préparation des Jeux. [53]
La question de l’immensité, on l’a lu d’entrée, fait manifestement partie des préoccupations de Dominique Janicaud. Le chapitre qu’il lui consacre n’est rien moins que la proposition de la recherche d’une articulation neuve entre Logos et Cosmos.
Mirages du virtuel, terreurs du réel, surprenante -dans sa forme si développée - la réponse électronique à un golden boy, que tenaille toutefois une inquiétude philosophique. La conclusion d’un post-scriptum (après le 11 septembre 2001) en fixe les enjeux :
Démystifier l’espace du virtuel comme la surpotentialisation de technosciences de plus en plus manipulatrices, de moins en moins subordonnées aux impératifs éthiques : c’est bien la tâche qui nous reste à assumer, au risque de conduire à la solitude. Tes fonctions actuelles t’interdisent de me suivre, même si une part de toi-même me donne raison. Nous sommes embarqués ... Sachons au moins ne pas nourrir trop d’illusions sur le fait que, malgré la vitesse acquise, nul ne sait où mène cette virtualisation de notre monde ni même si elle a une destination
Le dernier chapitre : Vers l’intelligence du partage est bien plus qu’un épilogue. Comme une relance de toute l’énergie de l’ensemble.
Modulo le Patrimonio évoqué supra, à l’instar des Pères, Janicaud se révèle un adepte de « la sobre ivresse de l’esprit ». Ce que ne contredira pas l’épigraphe persienne :
Ivre, plus ivre, d’habiter
La mésintelligence
in Vents
La question d’une possible érotique de l’intelligence, se lit d’abord dans l’évocation « des yeux vifs et chamailleurs de Madame de Sorquainville ». [3]
Pour imager ensuite sa réflexion, Dominique Janicaud a recours au mythe. Plus précisément à l’interrogation de Tzinacan, le mage de la pyramide de Qaholom, que tortura en vain Pedro de Alvarado. Vous êtes sur la piste ? Il s’agit de « L’Ecriture du Dieu » dans L’Aleph de Jorge Luis Borges.
Cette conversation entre la littérature et la philosophie est une rareté qui mériterait une publication isolée !
Surprenant aussi qu’au jaguar du mage se surimpose la citation de Nietzsche de « L’homme [...] accroché à ses rêves en quelque sorte comme sur le dos d’un tigre. »
L’amor fati n’est certainement pas renonciation à comprendre ! Dominique Janicaud conclut à l’école d’Hölderlin (La modernité est l’époque de la « vacance du partage ») :
Finitude humaine, limitation planétaire : serait-il temps de comprendre que ces enjeux sont justement notre singulier partage ? Partage vacant, partage qui se donne des airs de rien du tout, exténuation du sens qu’il nous revient d’assumer avec tout mortel pour réapprendre à briser le pain ensemble, réapprendre les gestes élémentaires qui ouvriront à nouveau les portes de la vie et feront sourire indulgemment la sévère intelligence
Oui, il serait temps ! On aura reconnu des thèmes également familiers de la pensée de Jean-Luc Nancy.
Un beau livre. Faites passer.
[1] A la fin d’une excursion dans la montagne en Corse du Sud par temps d’orage, après que toute notre attention se fut portée pendant des heures sur le chemin à suivre dans un relief tourmenté, en plein maquis (pour dénicher, je crois, le site préhistorique de Cucuruzzu, oppidum massif perdu au milieu des ronces), je me retrouvai avec soulagement dans la voiture glissant vers la plaine. Comme je ne conduisais pas, je pus me détendre complètement, tête renversée vers le ciel. Et c’est alors qu’observant les nuages qui se déchiraient et où jouaient les rayons d’un soleil mordoré, j’y découvris des paysages insoupçonnés. Des masses énormes soudain irisées s’écartaient, s’effondraient à une vitesse incroyablement démultipliée par notre propre mobilité, dépliant de profondes perspectives le long de franges rosées. Des monstruosités cotonneuses venaient s’interposer pour jouer avec des nappes blanchâtres ou des pans azurés ; des vues cavalières s’ouvraient sur d’autres allées immaculées, déployées au-dessus de l’horizon, comme si le regard était invité à se laisser glisser vers de nouveaux continents mouvants.
Soudain ces mots s’imposèrent à moi : « L’univers est l’aire de l’immensité. » Comme s’ils m’étaient dictés par ce tableau imprévisible et inépuisable qui avait failli m’éblouir et que mes yeux mi-clos confiaient maintenant à mon imagination. Cette phrase et cette vision mobile se liaient désormais en moi et je me répétais - talisman ou casse-tête : « L’immensité, l’immensité... » La fatigue s’alourdissait et c’est à demi ensommeillé que je me laissais conduire vers notre gîte où la dégustation d’un rouge de Patrimonio l’emporta sur toute velléité de méditation philosophique. La nuit profonde et étoilée de cette fin d’été me gava d’un sommeil sans remords.
[2] Ce texte a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 10 « Les Confins », décembre 1993), repris en ligne sur À la littérature, le site de Pierre Campion.
[3] Une femme personnifiant l’intelligence ? Le portrait de Madame de Sorquainville par Perronneau semble tenir cette gageure, malgré l’indifférence des visiteurs qui s’arrêtent rarement devant ce tableau, dans les salles de peinture française du Louvre. Ses yeux, ces guetteurs prêts à capter l’inédit, ne vous lâcheront pas, si vous avez été sensibles à leur douceur ironique. Plus que l’incontestable distinction, ce regard vient au-devant de vous et vous précède en une contrée où il sied de deviser plaisamment. Une femme d’esprit, bien sûr, et jusqu’au bout des ongles, sans cependant (du moins en cet instant suspendu) la froideur méchante du trait qui fait mouche et comble l’amour-propre de son auteur. II me semble (mais sans doute déjà suis-je tombé sous le charme ?) que la rapidité malicieuse est encore ici bienveillante et que le plaisir de l’attente l’emporte sur tout désir de confondre. Belle ? Assurément. Désirable ? Encore un peu. Mais la sensualité n’est pas à l’ordre de ce jour ni de cet instant. La laisser en suspens et, de même, retenir l’emphase, les grands mots dont on a horreur en cette compagnie... Plus heureuse d’être femme que toute odalisque ou Aphrodite, elle n’a aucune raison de s’offrir, savourant plutôt le bonheur de saisir une occasion d’être soi : poser en déniaisant toute affectation et non sans déjouer un quelconque ridicule trop humain, trop masculin. La vérité faite femme ? [...]
A qui n’est-il pas arrivé, en effet, de rêver qu’est sienne une intelligence constamment souveraine, apte à répondre aux difficultés les plus imprévues ? A l’efficacité, à la pénétration, à l’ampleur de vues, ne sera-t-on pas tenté d’ajouter - puisqu’il s’agit d’un songe — une souplesse gracieuse et une lucidité alerte, capables d’affronter le destin, sinon de prévenir ses coups ? Intelligence courageuse et ultrasensible qui ne craindrait pas le pire, saurait aussi prévoir les désirs d’autrui et négocier, au gré des écueils, la moins mauvaise des vies pour soi et pour la société. Ayant pris mesure du possible, elle aurait ce talent qu’on lit dans le regard de Madame de Sorquainville : inventer sans cesse un savoir-vivre, à défaut du savoir absolu.
S’il faut briser ce mirage d’une intelligence pure ou trop souveraine pour être authentique, ce n’est pas pour se contenter d’en appeler à la réalité brute qui serait la traduction, dans le langage quotidien, de notre « partage ». D’une part, nul ne sait ce qu’est exactement cette réalité, si ce n’est pour l’opposer à la rêverie ou à l’opinion du voisin ; il y a beau temps que le réalisme ne fait plus illusion en sa fausse naïveté ou en son dogmatisme donnent de leçons : nous savons que la quête de la réalité est une tâche infinie. D’autre part, le mirage de l’intelligence pure est nuisible à l’intelligence elle-même : c’est un mythe. En se prenant elle-même pour objet, l’intelligence se perd, ou plutôt elle n’étreint qu’un mot, au mieux une ligne de fuite. A l’intelligence prétendument nue, on devrait appliquer ce mot de Valéry : « Le langage n’a jamais vu la pensée »[Paul Valéry, Cahiers, Bibliothèque de la Pléiade, I, p. 385]. ; il n’a pas vu non plus l’intelligence. Renoncer à briser les tentations narcissiques de l’intellect, si fascinantes soient-elles, ce serait négliger les leçons que nous adressent aussi bien les yeux vifs et chamailleurs de Madame de Sorquainville que l’autre regard, à peine qualifiable. Si différents, si incomparables soient-ils, ces regards ont brisé l’innocence et traversé l’épreuve de l’expérience.
[ Aristote aux Champs Elysées, pp. 136-139]