En l’espace d’une dizaine d’années, les livres de Marie-Hélène Lafon ont rencontré un lectorat fidèle et fervent, et l’accueil admiratif de la critique spécialisée. En quelques mots essentiels, Jean Kaempfer, en a dit — cf. supra — toutes les raisons.
On le suivra, relativement au dernier ouvrage paru : Les Pays, et pour le recueil critique qu’il a coordonné : Tensions toniques, les récits de Marie-Hélène Lafon.
Marie-Hélène Lafon, Les Pays [2]
Tant l’exergue du livre, pris au Journal d’Eugène Delacroix : « Nous ne possédons réellement rien ; tout nous traverse. » que « tous ces mots apprivoisés par son petit-fils et sa fille [ces mots qui] se refusaient à lui, échappaient, tourbillonnaient dans un ailleurs du monde qui lui demeurait inaccessible » ne peuvent qu’avoir des résonances profondes pour qui appartient constitutivement aux deux lectorats cités plus haut, quand au surplus l’événement, l’inauguration du Louvre-Lens, vient mêler en une seule image les terrils natals, le carreau de la fosse 9 (que l’on entende un mineur en parler), l’ultra-modernité d’un bâtiment (que l’on entende Henri Loyrette en parler), la galerie du temps (sans remonter à l’antiquité : le monde de Zola, oui des chevaux à la mine, on en parlait à la maison, la terre meurtrie (Lorette, Vimy), et Delacroix pour emblème (et les luttes : 36, 48, 63, 68 en écho au tableau qui évoque 1830).
C’est au Louvre parisien que se situe la dernière scène du roman, "aux sols si beaux", car la vie est en effet à ras de terre, et plus encore pour ceux pour lesquels elle consistait en ce simple mot : "le jour" qui s’opposait à l’autre : "le fond". Ironie de l’histoire, les témoignages tant du labeur que d’une dévastation de l’environnement, s’inscrivent aujourd’hui en écho de celle en "plexiglass", comme noires pyramides, monuments des souffrances endurées (silicose, "cailloux sur la gueule"), sans parler de "l’indignité culturelle" (ce n’est pas pour nous), et de la "pauvreté linguistique" ("ch’ti") supposée la refléter. À cet égard, le déplacement ne serait peut-être pas bien grand d’exposer dans le nouveau Louvre « Une tragédie dans le Nord. L’hiver, la pluie, les larmes » de Raymond Mason, ce chef-d’œuvre d’humanité, installé, il est vrai, sur le lieu même de la catastrophe, à Liévin [3], commune qui jouxte celle de Lens.
Préambule inévitable, en raison de ses résonances, que précipitent un événement, une histoire, mais aussi en ce qu’il renvoie à la question littéraire, au fait comme l’écrit Jean Kaempfer en quatrième, de porter à la présence littéraire — et il ajoute sans pathos mais non sans tendresse. D’une chimie, l’autre donc.
Étoffons la quatrième de couverture : « Fille de paysans, Claire monte à Paris pour étudier. Elle n’oublie rien du monde premier et apprend la ville où elle fera sa vie. Les Pays raconte ces années de passage ». Cela précédé, d’un extrait sur le toponyme Porte de Gentilly en ce que l’appellation déroute un enfant accompagnant des parents au Salon de l’Agriculture (il y aura plus loin cette mention que la Porte de Versailles, la porte, vaut aussi pour les livres (mais pas en veau)). Quant à « pays » s’il est bien ici le masculin de « payse », on peut bien lui conserver l’ambiguïté qui permet les passages de l’un à l’autre par un certain nombre de « portes ». Centralement, c’est à la fois cette sorte de connivence obligée qui fait surgir le tutoiement par exemple (un magasinier en bibliothèque de la Sorbonne originaire du Cantal qui n’a de cesse d’y retourner), et ce qui interroge l’identité, l’identification : à quel pays appartenir ou ne pas appartenir ?
En trois temps, trois mouvements une vie (in-fans ou presque (épisode Gentilly) ; formation (pointue) : la Sorbonne ; after (vingt ans après) : transmettre. Et entre les murs du texte, les passages, d’un pays l’autre (Coutances, Fontainebleau, le Chinatown du XIII° etc.) et peut-être, mais non, sans le moindre doute ! au centre, épiphaniquement, quasi irréellement, le « pays » véritable, rêvé, réel, que personnifie Jean-René, qui y perd l’assignation sexuelle (rose), celle des préjugés, pour celle transparente, au pays des morts, de la littérature en tant qu’on s’y abreuve en ses mortelles sources, en vue de la "tentative de restitution", pages sublimes, hypsiquement dédiées aux mânes de ceux qui burent le sang noir, qu’il vaut de mettre en valeur (oui valoir et valoir et alors ? laisser le signifiant signifier) :
« À la fin de la première année, à la faveur de cette poignée de journées flottantes qui séparent les derniers cours des premiers examens, Claire eut avec l’éblouissant Jean-René un unique entretien. Elle sortait de la bibliothèque et s’appliquait à dérouler mentalement le calendrier serré de ses révisions exhaustives. Elle ne voyait pas la lumière de mai, son ruissellement sur les façades ouvragées de la grande cour intérieure, elle ne voyait pas la coulée douce du soir à venir ; elle n’avait pas vu Jean-René. Il était seul, occupant de toute sa longueur féline l’un des trois bancs de pierre que nimbait le soleil jaune. Il s’était levé, il l’avait appelée, son prénom à elle, le sien, avait claqué dans l’air très doux, il avait été devant elle et avait dit, en la regardant aux yeux, qu’elle avait tenu la semaine précédente dans son exposé sur Manon Lescaut à peu près les seuls propos sensés et nécessaires que l’on eût entendus de toute l’année en ces murs augustes sur un texte littéraire et sur la littérature. Il l’avait dit comme ça, mot après mot, le texte littéraire et la littérature, nécessaire et auguste, d’une voix presque sourde, les yeux plus gris que bleus, outremer, elle avait pensé à ce mot, outremer ; elle avait pensé aussi que Jean-René n’était plus rose, pas rose du tout, il était transparent, ou écorché, et comme très nu dans la cour vide. »
C’est ce qu’on appelle le passage, d’un pays à l’autre, le vrai. Bien sûr, il faut avoir lu ce qui précède, quelques pages plus haut, et ce qui suit immédiatement, mais l’essentiel est là, et les catégories, autofiction, roman de formation, roman du je, récits de filiation, il en faut bien certes et j’en passe se volatilisent devant l’évidence : l’écriture est là, elle t’appelle. Et cette forme longtemps cherchée, parce que de toujours à toujours trouvée.
Bien sûr, il y a mille autres choses, la laverie du coin, comme les étés à la banque, la rencontre des univers sociaux des condisciples (cinéma des familles inclus) apparemment plus naturellement appropriés aux études en cours (Pierre Bourdieu, qui aimait la littérature, et spécialement Flaubert, eût aimé ! [4]), mais infiniment emblématique m’a paru le passage cité : son prénom à elle, c’était Claire. Comme quoi, il faut regarder aux yeux.
Jean Kaempfer (dir.), Tensions toniques, Les récits de Marie-Hélène Lafon [5]
En avant-propos [6] de l’ouvrage, Jean Kaempfer, indique deux heureuses rencontres, celles de textes inédits de Marie-Hélène Lafon à destination d’un public d’étudiants et d’enseignants, à Lausanne, en 2009, à Genève, en 2010, le second s’inscrivant précisément à la suite de l’autre, l’un et l’autre traitant des lectures séminales. Un séminaire de maîtrise (i. e. master) s’ensuivrait qui donnerait de faire « un beau tour dans le massif narratif lafonien ».
Jean Kaempfer conclut sa propre contribution ainsi :
« A égale distance de l’arrogance économique (qui pense la terre en termes de rendement) et de la niaiserie passéiste (qui la rêve en Heidiland), l’œuvre de Marie-Hélène Lafon entretient à l’égard du monde paysan une heureuse ambivalence : ironiques et impliqués, équanimes et partiaux, descriptifs et subjectifs, Sur la photo et Les Derniers Indiens sont des romans inconclusifs. C’est dire qu’ils donnent à penser, mais de cette façon subtile et toujours un peu contradictoire qui est le propre de la (bonne) littérature. »
Sans redoute reprend-il le mot tension qui titre le recueil, d’un entretien avec Marie-Hélène Lafon — qui en donne volontiers et de très intéressants [7] :
« Lire des livres pour étudier ... est licite, voire encouragé [...] mais écrire des livres, c’est une autre affaire, ça sépare, ça échappe.
Je suis dans cette échappée, cette séparation du lieu d’origine sociale et culturelle. Par ce fait même, je suis à distance, je reste à distance aussi du milieu d’accueil, dirais-je, celui dans lequel se passe ma vie, ici et maintenant ; c’est l’apanage des transfuges sociaux, d’où qu’ils viennent. C’est ce que j’appelle être à la lisière, entre deux mondes, en tension entre deux pôles, tension féconde et constitutive, je le crois, de l’écriture. »
Il y a lieu (c’est le mot, je le crois) de compléter par cette autre déclaration en réponse à une remarque de Bruno Racine [8] relative à l’absence de clichés :
—« S’il y en avait, ce serait mentir. Je ne sais pas comment j’ai fait, mais je sais pourquoi j’ai fait. Je viens (ajoute-t-elle parlant du monde paysan) de ce silence. j’ai toujours su que si j’écrivais, j’écrirais sur ce silence. Tout le travail consiste à affûter les outils de la langue, pour que les mots mis sur le silence ne mentent pas, sonnent juste. Ce serait mon cahier des charges. »
Dûment muni de ce viatique, — laissant de côté : avant propos et bibliographie — on emprunte alors d’un pas allègre ce parcours : Marie-Hélène Lafon : Lectures séminales, Sangliers ; Stéphanie Métrailler : Un « magasin des antiquités catholiques » ; Edith Boyer-Malzac : De la tribu à la fratrie ; Nicolas Rutz : La propreté, entre comportement individuel et jugement collectif ; Delphine Abrecht : Esthètes contrariés ; Christine Savoy : Les femmes et leur rapport au corps ; Denis Bussard : Marie, de la rumination à l’ataraxie ; Jean Kaempfer : Heureuse ambivalence de la fiction.
Vue d’ensemble, qui donne un aperçu assez net des constantes de l’œuvre en cours de constitution, en fait entendre les accents toniques. Des femmes, des frères, des sœurs, de la religion, du corps, des valeurs, au risque du temps qui passe, permanences en butte aux contretemps.
Je m’attarderai sur la « quincaillerie catholique », aussi bien y trouvera-t-on tout le reste ! Stéphanie Métrailler débute ainsi :
« Pour Marie-Hélène Lafon, la littérature a quelque chose de sacré : ainsi, elle aime à dire qu’elle entretient un contact “religieux [9]” avec l’œuvre de Pierre Michon [10] ; mais si Vies minuscules est son « bréviaire », son premier rapport avec le texte et la langue fut la récitation du Notre Père par sa mère. Ce “fil religieux” se retrouve dans l’ œuvre : “[Il] est dévidé dans l’ensemble de mes romans, puis dans mes livres de nouvelles, Liturgie et Organes. C’est ma quincaillerie, mon magasin des antiquités catholiques. Je la transporte avec moi comme une réserve inépuisable”. »
On lira le texte parfaitement documenté de Stéphanie Métrailler (35 pages très solides parcourent le « monde » lafonien), en particulier son analyse de Mo [11] « incarnation du Verbe », alors qu’il ne sait pas écrire : « La symbolique du religieux »,« Le religieux et l’écriture » où tout archaïsme littéraire, écrit-elle, est abandonné pour créer un langage nouveau en adéquation avec la détresse du monde qu’elle raconte.
J’extrais, en résonance de ce texte, un passage de L’Annonce — titre dont la polysémie de ce côté n’aura pas échappé, une page qui dit, outre la confiance dans les pouvoirs de la langue, ce que du « religieux » elle garde : la fidélité, inséparablement, comment il est possible de la dire (un langage nouveau), et quel espace la fonde :
« On disait la pièce pour la grande salle que Paul avait disputée à la grange haute depuis toujours dévolue au foin, à la paille, au regain, aux outils de bois et de fer, aux engins, aux entassements hétéroclites et patrimoniaux de riens qui pourraient toujours servir, avaient servi, ne servaient plus mais prendraient de la valeur. La grange était saine, le bois n’y pourrissait pas, les métaux ne s’y corrompaient pas ; la grange était parcourue de vents cathartiques et d’hirondelles enivrées, de fragrances définitives et de touffeurs estivales ; la grange coiffait la maison et les corps, couvrait bêtes et gens, pesait sur eux, puissante altière incorruptible ; la grange était vaisseau, cathédrale, carapace mue obscurément, parcourue de craquements intestins, objet des soins constants du couvreur supplié ; on ne trahissait pas la grange et elle ne vous trahissait pas. Une grange effondrée, à bout, défaite, éventrée par les hivers et les arbres, comme on en avait beaucoup vu, comme on en voyait encore dans les pays hauts et perdus, une grange morte, était une plaie honteuse. Paul vivrait dans la grange tutélaire, il avait taillé dans sa lumière, tranché l’espace sous ses nervures de bois roux, monté les murs de parpaings grumeleux et ménagé une porte intérieure qui lui permettait d’accéder au théâtre de ses quotidiennes opérations sans passer par le territoire des oncles et de la sœur. Paul aimait la pièce, sa pièce, où l’on posait le corps recru après le gros travail, où l’on mangeait et vivait, où l’on était à soi. »
[1] Jean Kaempfer, - professeur émérite à l’université de Lausanne - Tensions toniques, Les récits de Marie-Hélène Lafon, Archipel « Essais », volume 16, juin 2012.
[3] Yves Bonnefoy, aura porté à la présence littéraire cette œuvre, dans l’essai écrit en 1985 à l’occasion de l’exposition Raymond Mason au Centre Pompidou et repris dans Raymond Mason, La liberté de l’esprit, Galilée, 2007.
Voir, lire, le chapitre V, consacré à « Une tragédie dans le Nord. L’hiver, la pluie, les larmes », pages 47 à 65. J’y relève pour le terril la comparaison avec la montagne Sainte Victoire, l’acuité du regard de Bonnefoy concernant la petite fille au bonnet et à l’écharpe — elle porte les couleurs sang et or, « cette fierté et cette précarité, donc ce qu’on appelle du sens » écrit-il. Je ne peux pas ne pas ajouter ce qui suit, tant ce qui est dit me paraît faire écho à l’art de la composition chez Marie-Hélène Lafon, et au monumental selon Jean Kaempfer :
La composition « tiendra », autrement dit, elle sera forte et satisfaisante, non seulement parce qu’une couleur y répondra à une autre d’une façon qui crée de l’espace, où l’événement pourra s’éployer, mais parce que l’émotion qui est née du bonnet rouge et beige, disons, aura pu circuler dans cet espace sans rencontrer autre chose que des éléments de même nature qui en seront éclairés : sans être aliénée, voilée, polluée par des faits ou effets de pure apparence. Aidée, oui, par la justesse des impressions sensorielles qui jouent le rôle d’une syntaxe, mais menacée tout autant par cette beauté formelle, la composition ne vaudra que si elle découvre une relation entre des aspects de la vie, non pas seulement entre de la couleur et des lignes.
Et c’est pourquoi un de ses moments privilégiés, parmi justement ces lignes, sont les regards qui, d’un personnage à un autre, lancent des « axes », dirait Mason, par où passe le sentiment. Toutes ensemble ces droites, qu’il perçoit comme en pointillé dans la construction de l’image, constituent le réseau où va se nouer ou se perdre l’action que la situation appelle : l’extrême de l’émotion constituant ainsi de façon quasiment visible la forme, évidemment simple, où se dirait à la fois que la vie en société peut avoir un sens, et que l’art est possible, qui a contribué à cette conscience. « I have an idea, dit superbement Mason, that if one could portray extreme emotion it might attain an extremity in sculpture itself. » (« Je pense que si on pouvait rendre le comble d’une émotion, ce serait accéder à un comble de la sculpture. ») La composition, jamais parfaite, bien sûr, est donc la recherche spirituelle, la pratique de l’espérance. Irait-elle à l’extrême de son possible, elle dégagerait le signe de vie. (61-63)
[4] Voir Bourdieu et la littérature.
[5] Jean Kaempfer (dir.), Tensions toniques, Les récits de Marie-Hélène Lafon, Archipel « Essais » (université de Lausanne), volume 16, juin 2012.
[7] Les mots qui suivent proviennent de Lectura, portail des bibliothèques des villes-centres de Rhône-Alpes (rubrique Écrivains d’aujourd’hui).
On lira aussi :
— Le carnet n° 6, février 2010, des Filles du Loir.
— Marie-Hélène Lafon : un écrivain à Saint-Amandin.
— Entretien croisé Mercedes Deambrosis et Marie-Hélène Lafon pour Encres vagabondes.
[8] Entretien de Marie-Hélène Lafon, en compagnie de Laure Adler et de Bruno Racine, au Cercle littéraire de la BNF, à la Bibliothèque de l’Arsenal, et on sera attentif en particulier aux cinq dernières minutes, plus proprement consacrées au travail d’écriture ( est plus précisémént évoqué/e lors de cet entretien, L’Annonce, Buchet-Chastel, 2009, folio n° 5222, 2011).
Dans cette même veine, on fera ventre de « Nous vivons des temps de terrible hâte, de hâte obscène et vulgaire ».
[9] Entretien avec Jérôme Goude, à la parution des Derniers Indiens, pour le Matricule des anges, n° 90, février 2008.
[10] Il est frappant que Michon ait écrit à propos de Faulkner : « Le père du texte » (Trois auteurs), qu’il devient à son tour pour Marie-Hélène Lafon, par l’autorisation (le statut d’auteur) qu’il lui confèrera - imprimatur, dit-elle.