Le plaisir de la chambre exaspère le temps

02/04/2009 — Jérôme Thélot, Françoise Clédat, Sylvie Dreyfus-Asséo, Jacques Derrida


« C’est parce que la vie est un festin, ou, plutôt, c’est parce qu’elle « était » un festin : une jouissance immédiate dans l’immémorial de sa révélation en tant que mienne, une adhérence parfaite de la joie à elle-même dans le paradis d’avant la conscience ; c’est parce que la vie absolue est l’excès primordial qui se modalise en « faim », en « amour infini », en « affection » et « bruit neufs », qu’aussitôt que la conscience s’éveille elle se scandalise, et qu’aussitôt la représentation, aussi belle soit-elle, apparaît comme une irréalité, et toute Beauté comme « amère », toute conscience comme séparée. »


Jérôme Thélot, La poésie excédée, Rimbaud

Jérôme Thélot [1] fait précéder La poésie excédée, Rimbaud, un court et magistral essai aux éditions Fissile, d’une citation de Benjamin Fondane : « La poésie pas plus que les autres choses humaines ne saurait étancher sa soif » (Rimbaud le Voyou). De « Sensation » en « Sonnet du trou du cul », d’ « Une saison en enfer » à « Départ », l’auteur donne à saisir que les poèmes obscènes de Rimbaud sont les plus significatifs de sa soif et de sa pensée ; ce qu’il nomme ensemble la poésie excédée.

On reconnaît ici l’essayiste de Au commencement était la faim, mais aussi de Simone Weil et le poétique, celui qui a fait sien le concept de subjectivité tel que l’établit Michel Henry, et qui s’inspire, le précise-t-il, de la démarche de lecture de « Génie » par Paul Audi (Créer). Le préciser, l’auteur le fait dans de brèves notes de fin d’ouvrage, c’est souligner la densité d’une réflexion qui se déploie avec une limpidité des plus « naturelles » et une tenue remarquable.

On sait que la poésie d’aujourd’hui garde des traces significatives du sillon rimbaldien : Yves Bonnefoy a rajouté un nouvel essai, Notre besoin de Rimbaud, à ceux, nombreux, qu’il a déjà consacrés à l’un de ses auteurs de prédilection ; récemment et avec quel brio, Pierre Le Pillouër nous a invités à Trouver Hortense, Christian Prigent l’invoque on ne peut plus fréquemment ; revenant sur l’incipit de Grand Mère Quéquette Bénédicte Gorrillot en met en valeur le « retour rêvé à l’avant-langue »
 [2] . Dans ce qui pourra apparaître comme un tout autre registre, un Pierre-Albert Jourdan énonce : « Nous sommes ce monde cloisonné et fou. Double folie pour qui s’avance dans la parole et veut, dans sa limitation même, franchir les limites. »

Lui opposer toutefois ce fragment des Sandales de paille : « "La toute puissance des impossibilités", dit Chestov (rapporté par Fondane). Si c’est un mur, il y aura bien une herbe pour y pousser. Et que dit-on de certaines herbes ? Ce sont des simples. ». C’est dans une écriture toute de dépouillement, que chez lui s’exprime « le combat spirituel » —l’ascèse spirituelle, confie Elodie Meunier, celle d’une attention telle qu’elle se confondra avec la sensation. Pour John Taylor, « He resolves like Francis Ponge to return to things, especially to the brute facts of natural world : "Thyme says it better than you do" ». Cette tentative d’avoir « le juste rapport à », les ultimes phrases de L’Approche (1981) en donnent cependant une illustration rien moins que taoïste :

Qu’est-ce qu’elle a votre écriture ? Il y a peut-être quelque chose qui la trouble, qu’elle cherche à éviter. Comme je la comprends !

Par grandes lacérations du paysage ? [3]

***

Sylvie Dreyfus-Asséo, Les plumes du quetzal

Françoise Clédat [4], avec l’écriture de « l’ange hypnovel », n’aura pas évité de dire la dévastation du paysage intérieur avec la perte brutale de l’être le plus proche. Apposer en exergue le constat médical et donner ensuite le récit de la séparation d’avec l’amant, en traduit la violence extrême. Ici comme le confiait Marguerite Duras à Michelle Porte : « Ecrire ne sauve de rien, et surtout pas de la mort, et surtout pas de l’amour ».

Cela aurait pu aussi être l’épigraphe du récit de Sylvie Dreyfus-Asséo
 [5], Les plumes du quetzal, cf. « Un deuil peut commencer. Sans suture, sans bord à bord de plaie qui se solde de rien. Un deuil de mémoire laisse remonter une terre émigrée à l’intérieur de soi. » (p. 32)

Un récit qui retient l’attention par son écriture d’une extrême densité qui affecte le lecteur. Jacques André qui présente le petit ouvrage La sexualité infantile de la psychanalyse auquel a participé l’auteure rappelle : « Le psychanalyste qu’il théorise ou qu’il pratique, ne dispose pas d’un lieu asexuel, aconflictuel qui le laisserait à l’abri des effets de l’inconscient. Les premiers mots qu’il profère, quand la configuration psychique s’y prête : « dites tout ce qui vous passe par la tête… », sont les mots d’un séducteur qui convie la pensée de son analysant à l’auto-érotisme. » [Le redire, quand le psychanalyste est au surplus écrivain, c’est immanquablement renvoyer au style. Certes il y a Buffon, on lui préfèrera Léo Ferré, et la femme « à qui l’on s’adresse ».]

Les plumes du quetzal (Mort et deuil de la mère au Mexique, indique très sobrement le site des éditions encre marine) est un livre qui va détonner dans la littérature du moment. Récit assez bref, il ne ressemble à un aucun autre ; en trois parties : Paysages du deuil, Les voix de l’exil, Parcours de lieux, il confronte les paysages d’une vie (centralement, l’Amérique latine), ce qui en fait liens, ce qui en fait inscription et transmission possible : anamnèses, superpositions d’espaces et de temps, sensations, fils d’un récit où se nouent la lettre et l’inconscient, qui emmènent le lecteur dans le travail de son (ses ?) identité narrative, croisant l’Histoire (Juifs d’Espagne et d’ailleurs), les histoires, les langues (le ladino), l’art : les fresques de Rivera, la maison de Trotski, le bleu de Frida.

Je décontextualise à dessein cette petite phrase qui m’en dit beaucoup :

« Bribes de ces pays, je les caresse encore. »

Pays de la mémoire, pays de l’infantile. Me souvenant de Jean Szpirko : « Les mots les plus simples, les propositions les plus abstraites portent toujours la trace d’une érotisation qui caresse le réel. » Et pour ce qui est de « l’ombre des mots », ici « [un] personnage ombré de véranda et de plantes tropicales. »

L’expression y est aussi parfois très violente : « ma morte de vomissements, vomissements au Salvador, et incoercibles », et elle reviendra plusieurs fois [si Salvador est un pays, il désigne aussi un nom et un lieu théologiques, et incoerciblement au lieu du dégoût une sainte et une spiritualité peu ordinaires … ].

Je cite encore, ce qui me semble emblématique de la facture : teneur, récit, écriture :

« J’ai compris ce moment, leur vœu de revenir, leur refus de quitter. D’autres temps, d’autres liens, un même désarroi de ce qui ne peut advenir et pourtant vous vrille.

J’ai compris, et puis la ville a absorbé l’attente. Paroles de commentaire quand la ville a absorbé l’attente. Paroles de commentaire quand le sens s’essouffle, quand on ne peut convenir avec les familiers. Parole qu’on épuise. Une ville console d’utopie, de questions, et aussi de couvents où l’on reste, silencieux, à l’abri de la vie. »

Jacques Derrida, Demeure, Athènes

Elle me renvoie en contrepoint à une des plus belles pages de Demeure, Athènes [6] , une réédition chez Galilée du livre de Jacques Derrida, avec les Photographies de Jean-François Bonhomme.

Je m’attarde donc au Cliché XIX des pp. 57-58, dont je réalise un montage à ma convenance :

[Etait-il hanté ce photographe à l’Acropole] par ce qui se passa, un jour, entre la photographie, le jour ou la nuit de l’inconscient, l’archéologie et la psychanalyse ? Se souviendrait-il de « tel trouble de mémoire sur l’Acropole » (1936) auquel je n’ai jamais cessé de penser, surtout à ce point où Freud y médite ce qu’il appelle alors en français le « non arrivé » ?

[…] Autant se demander ce qui lui arrive, et à nous, quand son acte prend à se surprendre, mais sans cesser de s’attendre à cette surprise même. Il s’attend, ce bonhomme de photographe. En plein théâtre de Dionysos, il compte avec l’incalculable. Je rêve alors sa vision, le feu d’une déclaration d’amour, un flash en plein soleil, et l’un dirait à l’autre : « je me surprends à t’attendre, aujourd’hui, mon amour, depuis toujours ».

© Ronald Klapka _ 2 avril 2009

[1Jérôme Thélot, La poésie excédée, Rimbaud, éditions Fissile, janvier 2008.
Du même : Au commencement était la faim, éditions encre marine, janvier 2005.
Simone Weil et le poétique (avec J.-M. Le Lannou et E. Sepsi), éditions Kimé, 2007.

[2Pierre Le Pillouër, Trouver Hortense, éditions Virgile, lettre de la magdelaine du 5 octobre 2008.

Bénédicte Gorrillot, Prigent : l’écriture du commencement, site libr-critique.

[3Pierre-Albert Jourdan, Les sandales de paille, Mercure de France, à lire : Pierre-Albert Jourdan, l’écriture comme ascèse spirituelle par Elodie Meunier, texte en ligne, et le dossier de la revue Europe, n° 935, mars 2007. Le n° 960 de cette même revue propose un dossier Léon Chestov et invite à l’examen des paradoxes d’une « philosophie de la tragédie », un numéro « incontournable », avec en second dossier, quelques études consacrées à Jean-Luc Nancy.

L’essai de John Taylor, « Awe, Wonder, Bedazzlement » aux pp. 303-305 de Paths to Contemporary French Literature (I, 2004).

[4« L’ange hypnovel » de Françoise Clédat, est en ligne sur sitaudis, qui a naguère mis en lumière la rare écriture poétique de Le gai nocher, aux éditions Tarabuste.

[5Sylvie Dreyfus-Asséo, Les plumes du quetzal, aux éditions encre marine, mars 2009.

De la même, contributions à « La petite bibliothèque de psychanalyse » (PUF), sous la direction de Jacques André :

— La sexualité infantile de la psychanalyse, avril 2007.

— La folie maternelle ordinaire, janvier 2006.

[6Jacques Derrida, Demeure, Athènes aux éditions Galilée, Photographies de Jean-François Bonhomme, mars 2009, première édition bilingue, Editions Olkos (Athènes), 1996.