Qui cherche Hortense la trouve

lettre du 5 octobre 2008


« Donner le jour à ce qu’on ne sait pas, et qui lui-même s’ignore : filiation. »
« Qui me lira en train de les lire, de les voir, saura l’intime et peut-être tout de moi »


En premier lieu, citation de Bernard Simeone par Claude Burgelin éclairant :

« Plus le professeur de littérature se sait traducteur infidèle […] mieux sans doute il se met en position de transmettre. […] Moins des savoirs que des demandes.

Relancer. Lancer à nouveau les dés, les mots, les récits, les explications. […] Mais ce trésor de signifiants, le remettre en jeu, le dépenser. Introduire dans ce talmudisme sans cesse réélaboré du désir neuf, de la variation, des inquiétudes inattendues ou en reformuler de très archaïques. Faire repartir. » [1]

En second lieu, ce que nous livre Martine Bacherich, lectrice s’il en est, dans les cinq portraits de La Passion d’être soi.[2]

Nouons ces deux-là à cette troisième :

Le Pillouër y cherche lui aussi un langage « vrai », c’est-à-dire une langue victorieuse de l’arbitraire du signe, une langue remotivée, une langue de part en part somatisée […]. Mais il sait aussi que cette visée est un leurre. Et la « poésie », dressée comme un défi contre toute réduction de la parole à sa « vase communicante », est pour lui cette mise en scène goguenarde et sombrement comique où le triomphe somatique […] et la dispersion joyeusement catastrophique des pesanteurs charnelles alternent sous les coups d’un rythme « poétique » carnavalesque, pensé comme une sorte de cruelle charcuterie syllabique.

[…] Chirurgie et rhétorique échangent leurs coups symboliques, anagrammes, écholalies, paronomases et apocopes, conçues comme des « liaisons dangereuses » ou des « affections contaminantes », s’agitent ou prolifèrent sur des énoncés joyeusement défigurés.

On aura reconnu Christian Prigent : Une Erreur de la nature [3]. Si celui-ci ne manque pas de tendresse pour l’« abstrus » Jarry, pour Pierre Le Pillouër, l’« illumination » se sera produite un beau jour de 1994, et nous vaut aujourd’hui Trouver Hortense, un Journal de lecture à la lettre des Illuminations.

Il s’agit d’une lecture à nouveaux frais, d’une lecture qui dit beaucoup du lecteur, d’une lecture qui précise en quoi consiste l’amour des grandes irrégularités du langage, mais aussi comme une manière de se « roussir au feu du transfert », d’entrer dans le jeu du duende.

Ainsi que l’écrit Patrick Lacoste à propos des schibboleth du colloque Les fins de l’homme :

Chacun se targue volontiers d’une singularité, on l’admettra. Mais de la singularité acquise par transfert et résistance, transmise par interprétations et filiations, qui en revendiquerait paisiblement, au point d’en arborer les signes, la contamination ? [4]

Je m’essaierai donc à me faire « l’heureux pollueur » d’un texte qui appelle la dissémination. Le voici :

H

Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hor¬tense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. - O terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense.

Le corps du dé-lit ! Pierre Le Pillouër est un TXTien sinon de la première heure, en tous cas des plus fervents. Irrégularités du langage, sexualisation du lexique, carnaval de figures de rhétorique, jeux de sons n’ont pas de secrets pour lui, le tout conjugué, car ce n’est pas pour rire qu’on fait poète, à la plus haute conscience de la fragilité humaine, et l’ardeur toujours recommencée de faire remonter de la pente autodestructrice de l’(in)humain la pierre alchimique du verbe (qui nous roulera la pierre ? demande la magdelaine) pour lucidité garder (autant que cela peut être donné et reconduit : filiations).

L’aventure est passionnante, elle provoquera des refus : il n’est que de comparer avec les notes de l’édition de poche, ou celles de la Pléiade. C’est une invitation . Cf. :

Je vous propose donc, pour la semaine prochaine, l’exercice suivant : sans disqualifier totalement l’interprétation de ce monsieur, vous lui enverrez, en dégageant toutes les possibilités des mots soulignés par nous, votre traitement le plus scabreux du double-fond de cette petite phrase :

"Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages". (p. 77)

Si le Rimbaud de Le Pillouër n’est pas celui de l’Université (cf. sa note récente sur les Reconnaissances de Jean-Luc Steinmetz) ; il ne s’agit pas pour autant de dédain : Gleizes, Riffaterre et quelques autres sont dûment consultés, mais de restituer à la lecture « [s]a liberté libre », sinon, le poète se retrouve plus souvent qu’à son tour les semelles devant.

Certes il est terrible de tomber entre les mains du Rimbaud vivant ! (je ne puis m’empêcher de penser ici à l’échange final entre Bataille et Daniélou dans la fameuse Conférence sur le péché)

Alors ce double fond ? trobar culs, troubader (bordeluchette sait), et c’est très beau. Si Rimbaud proclame la fin de l’idylle (poisseuse) entre les mots et les choses (Hermès passe), il n’en fait pas moins surgir dans la collusion (collision) du trivial et du scatologique avec la sophistication la plus extrême, la langue de poésie, verbalisation de l’impossible (Prigent). Et Pierre Le Pillouër de se faire le témoin halluciné de ce que ce verbe fait …

Pour cela il a adopté la forme-journal (conseillée par Prigent), confié la mise la mise en pages (typographie, jeu avec les notes) à J. Demarcq, soumis le texte à des premiers lecteurs attentifs (parmi les non-cités : M. Desbiolles, N. Caligaris, N. Quintane, J. Barbaut). Avec cela, la couverture et le frontispice de B. Pagès, le recours à la collection Ulysse fin de siècle, aux éditions Virgile (j’entends d’ici des commentaires très ouverts sur les églogues et des allusions à des vergers qui n’ont rien de rilkéen) ont donné à l’objeu la forme appelée par la citation de Ponge (Pour un Malherbe) en exergue :

« Peut-être est-il naturel que ceux qui pratiquent le langage ne laissent pas les maîtres qu’ils aiment et admirent - ces pères, ces frères : leurs prédécesseurs en cette pratique - à la merci des professeurs et des annalistes ; qu’ils donnent, eux aussi, leur sentiment.
« Voilà une des raisons de ce livre. »

Notes

[1] Claude Burgelin, Enseigner, transmettre : le devoir d’illusion , revue l’inactuel, n°5 automne 2000, pp. 166-167

[2] Martine Bacherich, La Passion d’être soi, Cinq portraits, L’Un et L’Autre, Gallimard, 2008, p. 13 : "En composant un petit inventaire de caractères majuscules, pourquoi avoir choisi tel ou telle, Maney, Karen Blixen, Catherine Pozzi ou Nabokov (ajouter Oblomov), parmi les grandes personnes, vraiment très grandes. En commun, furieusement, elles possédèrent la passion d’être soi."

[3] Christian Prigent, Une erreur de la nature, POL, 1996, pas pris une ride, à lire, relire, conseiller

[4] Patrick Lacoste, Psychanalyser quand même, éditions Campagne-Première, 2006, recueil d’articles de la revue l’inactuel (p. 213) :

Lors du colloque sur les Schibboleth (Les fins de l’homme, Cerisy, 1980), il revenait à Robert Pujol de formuler l’argument central. Sous le titre « Un nom à l’œuvre », l’auteur se réclamait « d’une myopie qui triture dans le détail, épingle l’accessoire, déporte le sens et décrit sans écrire », pour s’attaquer au lien indissociable entre l’oeuvre fondatrice de la psychanalyse et le nom propre, Freud.

© Ronald Klapka _ 5 octobre 2008