« le large », un autre régime du désir

texte du 31 octobre 2006


l’aspiration au « large » : avec Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, Catherine Millot, après « Abîmes ordinaires » nous conduit à « La vie parfaite »...


Bien chère Magdelaine,

Jouissance, disions-nous.
A l’énoncé de ces noms : Guyon, Fénelon et autres Hillesum, Weil ou encore Zambrano, clair qu’il ne s’agit pas de « ramener la mystique à des affaires de foutre » [1].

De réhabiliter plutôt un des plus beaux mots de notre langue dans lequel j’ouïs sens, s’entend. Ainsi entends-je, mais comment dire l’active passivité ?
S’écrit, se lit, se vit aussi, se partage.

Alors, pour distinguer, comme Augustin, uti et frui, voici les livres :

— La vie parfaite, de Catherine Millot, chez Gallimard, collection L’infini, juillet 2006.
— Le Gnostique de Clément d’Alexandrie, Fénelon, Arfuyen, juin 2006.
— Madame Guyon, colloque de Thonon, aux éds Jérôme Millon, 1996
— Le silence des prophètes, de Serge Margel aux éds Galilée, octobre 2006.
— Le pur amour de Platon à Lacan, Jacques Le Brun, Seuil, 2002.

Seras-tu plus riche d’un savoir ? oui de celui qu’il t’a été, te sera donné d’expérimenter : « Hacia un saber sobre el alma » nous dit Maria Zambrano, d’autres parleront de « science des saints » ; de gnose comme Clément d’Alexandrie, ces mots pourraient mettre au recul, mais non, « duc in altum », avance en eau profonde, gagne le large, le large te gagnera, car il s’agit de gagner en liberté ; je sais : rien de plus redoutable, aujourd’hui comme hier.

Et bien des prophètes de « liberté » ne sont que des haut-parleurs, c’est à dire ne font que parler haut de ce qui touchera imparablement [2], mais ne mettra pas en mouvement, et surtout pas en mouvement intérieur..., je les appellerai volontiers prophètes de maintenance, du maintenant et du maintien — : du désordre établi faussement subverti à coup de mots comme autant de« paroles verbales », faisant leur fonds de commerce et les « délices » (?) médiatiques.

Mais il ne faut pas que la colère, toute sainte qu’elle soit, m’égare à mon tour. Parlons plutôt de nos ami(e)s, de l’écriture, Madame Guyon, Novarina, Louis-Combet, de Catherine Millot et de bien d’autres, mais aujourd’hui d’abord de Catherine Millot.

Tu sais à quel point j’ai apprécié ses« Abîmes ordinaires » [3] il y a cinq ans. Oui il y a cinq ans. Voilà quelqu’un de très doué pour l’écriture, la pédagogie (chez elle c’est la même chose), et qui donne un livre cinq ans après le dernier publié ! Autant dire que la maturation est parfaite ! à l’image de ce titre « La Vie parfaite », un mixte de Vida et de Chemin de perfection ?

Je ne crois pas inutile de revenir à l’incipit d’un de ses précédents livres, La Vocation de l’écrivain :

Lire me tint longtemps lieu de tout. Aussi me suis-je interrogée sur le destin de ceux qui furent, entre tous, marqués de cet « échange fatidique » par où la lettre vient à se substituer au désir, héritant de sa puissance jusqu’à s’imposer sans partage et conduire parfois à la réclusion volontaire (Flaubert, Rilke) ou forcée (Sade, Proust). De quelle jouissance l’acte d’écrire est-il donc le recel de pouvoir être ainsi préférée à toute autre [4] ?

En effet, si Catherine Millot est psychanalyste et donne en ce sens de remarquables contributions (livres, ou articles, à apprécier ce fantasme de Foucault [5], ou encore cette profession d’amour : Lacan me manque [6], dans laquelle elle rappelle qu’au sentiment d’exil dont elle lui faisait part, il lui répondait « Vous n’êtes pas la seule, ça ne vous fait pas moins seule »), l’auteur de Gide, Genet, Mishima, L’intelligence de la perversion [7], est une essayiste de talent, dont l’argumentation est soutenue, la réflexion probe, et qui possède l’art de rendre accessibles des problématiques élaborées sans qu’il soit besoin de disposer de sa documentation, de sa culture approfondie, pour jouir pleinement de ce qu’elle nous donne à lire.

Alors, me diras-tu pourquoi m’avoir d’emblée cité tous tes livres ? C’est que je vais aussi t’en signaler d’autres :

L’Etty Hillesum de Sylvie Germain (Pygmalion, 1999) [8], L’Intelligence et l’amour, de Domenico Canciani (Beauchesne, 2000) [9].

Pourquoi ? pour dire encore combien Catherine Millot a de respect pour son lecteur, quel travail sur elle-même doit être le sien pour cette écriture si tenue qui communique « la joie de penser », le goût de travailler, avec un usage si discret de la référence que celle-ci ne pèse jamais, ne joue pas à la connivence érudite ou "mode", mais établit l’intelligence du partage... [10]

Dans la quatrième de couverture, elle nous dit sa découverte que ce qui l’attirait chez les mystiques, c’était une liberté inconnue, peut-être perdue, et qui consiste à "prendre le large".

Je ne puis m’empêcher de penser aux dominicaines de Béthanie (alias dominicaines des prisons, ô Bresson !) définissant la vie contemplative comme "atelier de liberté où l’on apprend à aimer", où la première règle d’accueil est la discrétion car d’expérience elles savent qu’il faut des années pour se dire en vérité et que la grâce autre nom de ce "large" a son prix (il n’y en a pas à bon marché, Boenhoeffer) : Jeanne Guyon connaîtra la prison, le dénuement, Simone Weil mourra d’épuisement, Etty Hillesum périra à 29 ans en camp de concentration.

Je note en passant l’importance d’un correspondant masculin qui révèle, conforte, autorise, permet ce passage dans "l’autre état" [11] : Fénelon pour Madame Guyon, le père Perrin pour Simone Weil, Julius Spier pour Etty Hillesum, et d’affirmer que toute sublime qu’elle soit, la sublimation est bien sexuée, et d’évoquer Julien Green : « La sexualité est partout, dans toutes les manifestations de la vie, de la production, de l’activité littéraire et artistique. Jusque dans les mains jointes d’une religieuse, il y a de la sexualité ». [12]

Comme une clé de lecture, deux citations pour donner la mesure de la place de Madame Guyon, tant dans l’histoire de la spiritualité (celle du pur amour) que de l’écriture (son anima) :

La première, de Claude Louis-Combet, cela t’étonne ? :

« L’inquiétude lui vient seulement du sentiment de mêler sa part obscure à l’oeuvre de Dieu, de n’être pas suffisamment absente dans le projet du texte, et d’être toujours Jeanne et de ne cesser d’être femme tandis que la parole s’accomplit en elle. Ce qu’elle nous offrira à lire sera donc une parole voilée, tremblée, compromise dans la temporalité humaine et toute cousue de féminité. Si le texte n’est pas conforme à l’orthodoxie, avec laquelle nous n’avons plus guère affaire, du moins s’impose-t-il par sa beauté de langue et son originalité de forme. De cette grâce d’écriture, nous ne serons jamais lassés. »

La seconde de Valère Novarina -qui découvrit Madame Guyon, par l’intermédiaire de Jean-Noël Vuarnet :

« Écrire est tactile, provient d’une certitude touchée, comme si l’organe de la parole était la main. Aux Ursulines de Thonon, en 1682, elle commence : d’un trait, continûment, jusqu’à ce que le bras lui enfle, sans repentir et comme sous la dictée, d’une écriture spirale, en volutes respirées, en marche, en déséquilibre : comme si la matière du langage était le souffle. Le langage n’est plus l’instrument d’une pensée préexistante, mais comme un outil devant soi et qui ouvre. Le langage est en avant.
Écrivant, elle invente : c’est une exploratrice de l’esprit, une aventurière du dedans qui s’en va par les voies intérieures, avance dans l’exploration parlée ; elle est de ces écrivains qui quittent l’homme, brûlent les images humaines répertoriées : non seulement les idées reçues mais aussi les sentiments reçus. Elle sait qu’être homme, ça se voyage, ça se franchit, ça se traverse, c’est étrange et ça nous surprend : que ça se réinvente en écrivant, en avançant, en allant par le langage hors du langage, dans le non-parlé, dans le pas-encore dit.. ».

Mais il serait peut-être temps d’en dire un peu plus sur ces belles âmes, si l’âme veut dire le courage à supporter l’intolérable de son monde. « C’est à leur manière d’y faire tête que les amis se reconnaissent disait Lacan. »
Alors je passe les « grandes orales », et je dis ainsi OUI au livre de Catherine Millot [13], dont le finale aurait très bien pu être prière d’insérer, feuilles volantes comme on trouvait dans certains ouvrages publiés chez Galilée :

« Si Guyon arriva à bon port, au havre de la paix-Dieu qu’elle ne quitta plus jamais, je découvris avec peine le naufrage de Simone Weil. Elle eut le courage et la force de penser l’impossible, mais une faute obscure la navra. Peut-être ne sut-elle pas à temps quitter père et mère, comme il est écrit qu’on doit faire.
Etty Hillesum connut, quant à elle, une courbe parfaite, comme une flèche dont l’arc s’appelle vie, selon la parole grecque d’Héraclite. Mûrie si vite, au terrible soleil de la mort annoncée, pleinement épanouie cependant, dans son improbable bonheur. L’horreur du temps lui fût comme une Nuit obscure traversée en éclair. Que la mort réelle fût au bout n’infirme rien, n’objecte rien.
Toutes trois eurent cet instinct d’approbation dont parle Nietzsche. Elles savaient que la Vie parfaite, c’est maintenant, que la béatitude est un état du coeur et non pas une chose promise pour demain, lorsqu’on rasera gratis. C’est une disposition de l’esprit qui se tourne vers le réel. La Vie parfaite, c’est le réel, chacune le dit à sa manière.
Grandes affirmatrices. Elles savent dire oui à ce qui est, avec enthousiasme, même à la douleur, même à l’horreur. Cela les rend, certes, suspectes de nos jours où l’on pense que la souffrance est un scandaleux abus qu’il convient de dénoncer. Nos impuissances méconnaissent l’impossible. Dès qu’un malheur survient, il
faut un responsable, et nous prétendons décider de tout, de notre sexe comme de notre mort. Subir est à nos yeux le pire. Mais elles creusèrent infiniment la passivité jusqu’à ce qu’elle se retourne en liberté. Stoïciennes, toutes trois, et joyeuses aussi.
Grandes orales. Dans le langage des pulsions, le oui se dit avec la bouche. Dire oui, c’est prendre en soi, accepter à l’intérieur, recevoir, accueillir, c’est aussi être reçue, être accueillie, être prise. « J’ai besoin d’être prise », disait Simone Weil en parlant de Dieu. Elles se refusent à refuser, elles veulent être tout oui. »

Toutes, oui.

© Ronald Klapka _ 31 octobre 2006

[1Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse, ça ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ? II est clair que le témoignage essentiel des mystiques c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien.
Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de mieux. Tout à fait en bas de page, note - Y ajouter les Ecrits de Jacques Lacan, parce que c’est du même ordre. Ce qui se tentait à la fin du siècle dernier, au temps de Freud, ce qu’ils cherchaient, toutes sortes de braves gens dans l’entourage de Charcot et des autres, c’était de ramener la mystique à des affaires de foutre. Si vous y regardez de près, ce n’est pas ça du tout. Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?
Jacques Lacan, Le séminaire : Livre XX, Encore (1975), chapitre VI.

[2Pour le tri : Maïmonide, Le guide des égarés et Spinoza : Traité théologico-politique
Le livre de Serge Margel, Le silence des prophètes, qui vient de paraître aux éditions Galilée, m’en fournit, mutatis mutandis, une sorte de clé. La mise au pas du discours prophétique qu’il décèle dans sa déconstruction du Pentateuque, avec le "re-formatage" de la Loi par Esdras, est une belle illustration du battement Ordre / Mouvement, et du maintien de l’ordre par la falsification des écritures, ce qui nous vaut toutes les langues (et les gueules) de bois.

[4La « quatrième » nous dit :
L’art n’est pas la revanche de l’impuissance, mais la mise en ceuvre d’un désir qui rejoint sa source. Si chacun est écrit par ses rêves et ses symptômes, l’écrivain est celui qui ajoute l’acte à la lettre dont tous subissent la marque. Fils de ses oeuvres, il invente le chiffre de son origine.
C’est le travail de la lettre, de ce qu’elle dérobe à ce qu’elle restitue, que Catherine Millot, psychanalyste, s’est attachée à suivre dans les ceuvres de Proust, Colette, Flaubert, Sade, Hofmannsthal, Joyce, Mallarmé et Rilke, montrant comment l’écriture s’accomplit à donner corps par le style à des objets étranges, comme un regard ou une voix.
Regard dont A la recherche du temps perdu explore les facettes à travers les ravages de l’asthme, de la jalousie et du sadisme. Regard au coeur de l’expérience « mystique » du poète, épiphanies joyciennes ou Erlebnisse rilkéennes, ouvrant l’espace d’un monde où l’intime devient extime, là où seul l’écrit peut nouer, aux confins du langage, la jouissance du corps et celle des mots.

[5Catherine Millot, Le fantasme de Foucault, freud-lacan.com

[6Extrait de l’article donné au Monde dans l’édition du 13.04.01 : La logique et l’amour.
Bizarrement, je m’aperçois seulement aujourd’hui qu’il ne cessait alors de parler de l’amour. De l’amour et de la logique, titre qu’il donna à une conférence qu’il fit à Rome, et à laquelle j’assistai. L’enregistrement en fut perdu.
C’était tout lui que d’allier des termes apparemment si dissemblables, le pathos s’en trouvait désarmé, la logique elle-même devenait érotique. Ce qui l’intéressait, en effet, dans la logique était ses failles : ses impasses, ses indépassables paradoxes, là où se révèle son incomplétude, son inconsistance. En somme, les tourbillons où les logiciens eux-mêmes se perdent. Ce sont les mêmes paradoxes qu’il rencontrait dans l’amour, lorsque celui-ci devient sérieux et pousse la rigueur, comme chez les mystiques, jusqu’au point où l’on ne peut plus rien dire sans se contredire et où s’équivalent la perte et le salut. C’est là que l’on touchait, disait Lacan, à « ce que ça devrait être, l’amour, si ça avait le moindre sens ». Ces points faisaient comme un siphon par où s’évacuait le sens. Par ces trous-là disparaissait aussi l’espoir d’établir un quelconque rapport entre les hommes et les femmes. Lacan nous invitait à nous en passer pour réinventer les jeux de l’amour, c’est-à-dire peut-être une autre logique qui parte de l’impossible.
La logique de Lacan vous libérait de la compréhension, et de l’obsession de trouver un remède à tout. L’irrémédiable a ses vertus, immédiatement allégeantes

[8Une réussite d’écriture, pour un "ouvrage de commande", la sensibilité poétique (Rilke), la culture philosophique (Arendt, Stein, Weil) de SG jouent à plein.
Dans Le Monde du 30/07/99 Benoît Lobet concluait :
Le mérite, le très grand mérite de Sylvie Germain, c’est, entre-tissant ses mots et ceux d’Etty Hillesum, de faire comprendre que la conjonction d’une destinée singulière et d’un moment crucial de l’histoire collective conduit à des bouleversements considérables en matière de pensée, de foi, de religion. Comme toujours en théologie, l’expérience - en l’occurrence, une expérience mystique personnelle hors de toute problématique ecclésiale ou doctrinale - précède et fonde le discours, et plus encore le permet. Par la délicatesse de sa plume, grâce à sa propre sensibilité spirituelle, peut-être parce qu’elle est elle-même une femme et sans aucun doute parce qu’elle est un écrivain, Sylvie Germain a noué avec Etty Hillesum un dialogue où, au sein même des affres de la mort, frémissent à chaque page et rivalisent d’audace la joie de vivre et l’incroyable grandeur de l’homme.

[9Un ouvrage rare, au cours de l’été 1996, le P. Perrin, a accepté de revenir sur le thèmes de ses entretiens avec S. Weil, de relire lettres et textes qu’elle lui avait adressés

[10Expression de Dominique Janicaud

[11Je découvre sans véritable étonnement qu’un ouvrage intitulé Robert Musil, mystique et réalité, vient de paraître aux éditions du Cerf, alors que Catherine Millot donne en exergue de son premier chapitre :
Par Dieu, il entend ce sentiment tout autre, peut-être celui d’un espace où il aimerait vivre. (La Tentation de Véronique la Tranquille)

[12Entretien avec Laurent Greilsamer paru dans Le Monde, le 7 septembre 1993
Mercedes Allendesalazar, qui a approfondi L’image au féminin chez Thérèse d’Avila, souligne l’importance du corps dans cette spiritualité

[13Lecture recommandée : Le Nouveau Recueil numéro 69 : Encore l’amour, avec une contribution de Catherine Millot, on y retrouve celle de Martine Broda à propos de Vie secrète