Partages des voix

23/02/10 — Didier Ayres, Michaël Larivière, Sylvain Santi, Bernard Baas, Jean-Luc Nancy, François Jullien,
Marc Augé, Giovanni Dotoli, Hermann Melville


Mon prix : rien.
Didier Ayres [1]

Il faut parfois, dans le respect le plus strict de son éthique, se risquer sur de nouveaux chemins, rarement empruntés, pour que de l’analyse ait lieu. On ne sait pas toujours jusqu’où il est possible d’aller ; le pari est celui de la création. C’est le mot de Rimbaud : les inventions d’inconnus réclament des formes nouvelles.
Michaël Larivière [2]

Une fois le mythe et la communauté interrompus, le grand surréalisme commence en effet avec la passion d’être en commun qui, plus concrètement, est celle d’une écriture et d’une lecture que nous pouvons décrire de la manière suivante. D’une part, en dépensant sans compter et en se niant en tant qu’individu, celui qui écrit atteint sa singularité et la partage avec le lecteur auquel il s’adresse et qui, nié lui-même dans sa particularité, lui apparaît à son tour dans sa singularité. D’autre part, le lecteur, en devenant à travers la lecture, et par-delà son être isolé, communication, atteint sa finitude, expose sa limite qu’il partage avec la singularité de l’auteur qui s’expose dans l’œuvre en l’espèce de ce que Bataille nomme « un instant solidifié ». La communauté interrompue aurait ainsi lieu chaque fois sous la forme d’une écriture ou d’une lecture qui aurait le sens d’un même partage, d’un même contact entre deux êtres qui, une fois transgressées les limites de leur être isolé, viendraient l’un et l’autre en s’exposant l’un à l’autre dans leur singularité.
Sylvain Santi [3]


Le titre de la lettre  [4]

En ce triple exergue, trois approches d’un même centre : en toute forme de communication, qu’il s’agisse de l’échange ordinaire, ou de la relation entre un auteur et son lecteur, ou encore un analyste et son patient, quel prix ?

Je ne sais rien de la thèse que Didier Ayres a consacrée à Bernard-Marie Koltès [5] , mais qu’elle soit, ne peut que me faire songer au début fameux de "Dans la solitude des champs de coton" [6]. Et ce questionnement ne me semble pas étranger au livre qui vient de paraître chez Arfuyen : Monologue depuis le refuge, dans lequel la transaction s’établit de soi à soi par l’écriture. Psychanalyste, Michaël Larivière, dit, lui, à quel prix, s’opère dans l’analyse la réduction de soi à soi en vue d’un être sinon neuf du moins changé, au risque de chemins non tracés. Quant à Sylvain Santi, en inscrivant l’expression « Vers une communauté poétique », pour avoir mis en lumière chez Georges Bataille la poésie au sein de la littérature conçue comme communication majeure, il rejoint une des formulations de Jean-Luc Nancy : « Le poème est jouissance de la langue et langue de la jouissance », étayée sur ce propos : « Je le redis avec Celan, on s’imprime une brûlure de sens. La jouissance n’est rien qu’on puisse atteindre : elle est ce qui s’atteint et se consume en s’atteignant, brûlant son propre sens, c’est à dire l’illuminant en le calcinant. » [7]

Ces trois ouvrages auxquels il sera donné attention dans un premier temps, pour conduire à la grande problématique du déliement de la voix, des voix, voix appelante comme voix chantante, comme la trace Bernard Baas en un parcours philosophique traversé par l’objet-voix, précisons de suite l’une des formes majeures de l’objet a selon Lacan.

A la suite de quoi, quelques ouvrages moins épais, mais de quelque importance pour notre présent, feront l’objet de quelques éclairages pour en rendre compte. Leurs auteurs : Jean-Luc Nancy, François Jullien, Marc Augé et Giovanni Dotoli.

Enfin l’envoi sera donné par une nouvelle traduction assortie de notes très développées de Derniers Poèmes d’Herman Melville, complétées par de courts essais très suggestifs.

En manière d’introduction

   Didier Ayres, Monologue depuis le refuge, suivi de Le petit livre de patience

C’est par un commentaire de son éditeur, Gérard Pfister (éditions Arfuyen), un propos amical de Jean-Yves Masson, qu’il m’a été donné de connaître les premiers livres de Didier Ayres (voir note 1).

Celui qui vient de paraître tient les promesses des précédents. Il est en fait composé de deux livres, le premier pouvant apparaître au premier abord comme un ensemble de notes, aphorismes (le mot joli d’apophtegmes lié aux "pères du désert" pourrait convenir), croquis, pensées pour soi-même, le second avec ses moments de prose liée pouvant apparaître comme sa reprise réflexive, le nouage des sensations, perceptions, en directions de vie sous la dictée du poème. Le poème étant pris ici comme une entité générique et pour ainsi dire comme formule de vie, une poétique comme forme d’existence, les traits hölderliniens ne sont pas loin, philosophiquement, quelque chose comme du Mitdasein, l’être-avec dans son exposition, tel que le poète en recevrait la dictée.

Monologue depuis le refuge exige une lecture lente, parfois très lente, avec reprises, arrêts, et aussi fulgurations nées de l’apposition de deux groupes nominaux, unis et séparés par le signe deux points, sans que cela soit jamais du procédé - Didier Ayres ne se prend certainement pas pour un maître zen décochant ses satoris, c’est lui même qu’il interroge :

« Ai-je la force de quitter ? C’est à dire, au propre, répondre. »

C’est ainsi qu’il plie, se pliant lui même, avec une douceur inexorable le lecteur à la lecture, lui redonnant le prix de la lecture.
De l’écriture, comme ascèse.
Soit ces quelques mots venus de la confiance :

« Je ne sais rien, et toi, tu sais déjà plus que moi. Tu as de l’avance en toi sur moi-même. Je suis déjà constitué et reconstitué en toi, par cette part qui m’est, à moi, intransmissible, mais que toi, tu sais transmettre, parole de l’écho qui vaque aux airs légers de ce printemps. La clarté est donc tienne. Bien sûr, je te suis plus clair à l’avancement de ce cahier. Mais, qu’importe, nous sommes ».

Voilà donc un livre consubstantiel à son auteur, à la mesure de l’exergue repris des Essais pour le Monologue, et pour lequel « La mort est une hyperbate », ce que souligne la référence à Artaud (L’Art et la mort) en ouverture de la seconde partie.

Jean Maison a eu le redoutable privilège du premier lecteur. Il vaut de citer ces quelques lignes de sa postface :

« Monologue depuis le refuge m’a fait vivre la chance du premier lecteur.
Depuis Lafage-sur-Sombre, Didier Ayres est venu avec ses cahiers à l’écriture serrée. Auprès d’un feu, j’ai déchiffré les manuscrits, retrouvant d’emblée cette hésitation intelligente, cette sincérité sans complaisance ni intimidation de l’âme.
Ce poème vital délivre une parole contenue avec douceur, ouvre la cage aux fauves, pour les rendre à leurs forêts primitives. L’heure donnée est celle de l’élévation qui traverse les chagrins les plus installés. Certains secrets n’ont pas à être révélés, ils sont comme des rêves qui ne demandent pas la parole. »

Ici une réminiscence, vitale : « Mais quelle est donc cette douceur, cette terrible douceur ? »

   Michaël Larivière, Que font vos psychanalystes ?

« [ ... ] et s’il y avait de la crypte ou du fantôme dans le Moi de la psychanalyse ? Si je dis que la question aura été posée, d’elle-même, en pierre d’attente, ce n’est pas pour présumer le savoir de ce que « pierre » veut dire./ Ni pour décider de l’intonation avec laquelle vous diriez dans la fausse intimité aux déclinaisons si multiples du Je-me : Moi - la psychanalyse - vous savez ... »
Sans doute, n’est il pas difficile de reconnaître le style de Jacques Derrida. [8] La dédicace [9] du livre de Michaël Larivière, fait également référence à l’auteur de Circonfession [10] , qui a lisiblement impressionné l’auteur (p. 98 sq.), elle insiste sur la dimension d’écriture, et le confirment bibliographie et index des noms, que l’on aura affaire autant à un style de psychanalyste qu’à la réponse à « un Moi -la psychanalyse -vous savez ... ».

Façon de recadrer un titre d’ouvrage censément grand public ; il ne s’agira pas de vos psychanalystes, mais d’un psychanalyste, et pas davantage d’un livre de recettes genre trucs et astuces pour bien choisir son psy par les temps qui courent ... [11] Comme l’indique la quatrième de couverture, il s’agit bien du pari que quelque chose qui se passe dans les lieux où s’exerce la psychanalyse, a priori et de fait intransmissible puisse se transmettre, et c’est précisément lorsque ce "quelque chose" se fait écriture que cela se produit. Le court chapitre : Abandonner son âme (pp. 81-82), est un véritable "petit traité", qui fait bien plus qu’administrer la preuve que Michaël Larivière lit assidûment l’ermite de Sens, et établir des connivences lettrées. Car les histoires de divan qu’il nous narre sont plutôt éprouvantes, et on imaginera que le recours à la littérature n’a rien d’ornemental mais rejoint la donne existentielle de l’auteur. De Certeau, plusieurs fois cité, aurait pu l’être avec cette formule de Heidegger qu’il affectionnait : nicht ohne, pas sans cela (sans quoi impossible de vivre). La notice fournie par les éditions Stock [12] donnera au lecteur informé un indice précieux : Michaël Larivière a codirigé la revue Etudes Freudiennes ; il est toujours possible de (re) lire le maître-livre de Conrad Stein, L’enfant imaginaire [13] ; qui a aimé ce livre verra qu’il infuse un certain nombre des portraits, et que ceux-ci ne sont pas brossés à titre d’anecdotes, mais pour inciter à cette forme de courage qui consiste à aller vers soi (et que la psychanalyse, quand elle a lieu, nous y aide - je souligne) [14]. Le lecteur pourra aussi s’apercevoir, cela est loin de faire l’essentiel de ce livre, c’est l’objet d’un autre qui paraît en même temps, [15], des perplexités de l’auteur face au dernier Lacan (celui des noeuds), qu’il ne mésestime pas pour autant : « J’aurais pour ma part préféré [écrit-il] qu’il persévérât dans l’effort d’accroître les ressources latentes de la langue envers laquelle il était redevable, qu’il continuât de reconnaître l’imprescriptible dette qu’il avait comme tout un chacun contractée avec elle. L’effort de donner à lire reste à mes yeux ce qu’il y a chez lui de plus grand. »

Que font vos psychanalystes ? est effectivement un livre de questions, celles-ci sont sans doute davantage présentes dans la seconde partie, Envois, que dans la première , Retours d’analyse. Parmi celles-là, j’adresserai volontiers le lecteur à celle-ci : « S’il se tait le plus souvent, pour qui l’analyste écrit-il ? », elle s’affronte à un propos de Derrida : l’invention de l’autre, soit inventer de l’autre à sa place et plus encore au dilemme établi par Quignard : « Ou l’amertume ou le désert » [16]. Un chapitre, intitulé Lettre — pp. 98-108 — tâche de répondre à celle-ci : « How dare you say I ? ». J’en recommande la lecture, vivement.

   Sylvain Santi, Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie

J’ai mentionné rapidement ce livre de Sylvain Santi, qui enseigne à l’université de Savoie, à l’occasion de la parution du numéro 152 de la revue Littérature, consacré à « Georges Bataille écrivain » [17].

Les mots d’introduction sont on ne peut plus clairs :
« A l’heure où l’œuvre de Georges Bataille a acquis une nouvelle dimension avec la publication de ses romans et de ses récits dans la Pléiade, il nous a semblé qu’il était enfin temps de reconnaître toute son importance au mot qui, dans son œuvre, éclaire le mieux le rapport complexe que cet auteur entretint avec la littérature, tous genres confondus. Ce mot, c’est le mot de poésie. Bien que le temps soit révolu où les études critiques consacrées à Bataille se contentaient, quand elles prenaient la peine de le faire, de reléguer la poésie au rang de question mineure, force est de constater que celle-ci reste encore marginalisée et mal comprise dans les études les plus récentes.
Cette marginalisation persistante ne rend cependant pas justice à une question qui permet de revisiter les grands thèmes chers à Bataille sous une lumière nouvelle, et d’offrir ainsi un regard nouveau sur son œuvre et la place qu’elle occupe dans son siècle. »

Le livre se décline en huit chapitres qui sont autant d’entrées, et autorisent des parcours de lecture variés : Influence du surréalisme, Dépasser les notions infiniment, Poésie et expérience, La haine et l’image, L’oeuvre sacrifiée, La poésie et la nuit, Se mettre en jeu, Vers une communauté poétique.
C’est ce dernier qui retiendra ici l’attention, en ce qu’il se propose, de reprendre les réflexions de Maurice Blanchot et Jean-Luc Nancy (v. note 4) relativement aux tentatives de Georges Bataille concernant la communauté, mais également car on y trouve énoncées les conditions, selon Bataille, de ce qui fait de la littérature une communication majeure, souveraine, dans laquelle tant l’auteur que le lecteur échappent à la servilité [18] :

“Tout comme il l’a toujours fait s’agissant de l’écriture, Bataille exige de la lecture des effets réels. Ces effets sont aux antipodes de ceux que sont susceptibles de produire des œuvres comme celles, qu’il juge trop froides, de Genet, ou encore comme « les éblouissements, écrit-il, que prodiguait Aragon dans les premiers temps du surréalisme » (IX, p. 305) :
« Je ne crois pas que ce genre de provocation cesse un jour de séduire, mais l’effet de séduction est subordonné à l’intérêt d’un succès extérieur, à la préférence pour un faux-semblant, plus vite sensible. Les servilités dans la recherche de ces réussites sont les mêmes chez l’auteur et chez les lecteurs. Chacun de leur côté, auteur et lecteur évitent le déchirement, l’anéantissement, qu’est la communication souveraine, ils se bornent l’un et l’autre aux prestiges de la réussite. »
Il y a sans aucun doute dans cette manière d’exiger une lecture qui déchire, anéantit et supprime la particularité, des accents qui ne sont pas sans rappeler la haine dans laquelle Bataille tient l’écriture poétique. De fait, il est à parier que, si ce dernier avait poursuivi plus avant sa réflexion sur ce point, il aurait pu évoquer une haine de la lecture visant à en imposer le sens véritable et exigeant. Le lecteur qui lit « pour se supprimer » (IX, p.301) répond certainement à une nécessité non moins obscure que celle qui pousse à écrire [19] : au même titre que ces auteurs que Bataille dit contraints (Cf. l’avant-propos de Le Bleu du ciel (III, p. 381) à l’écriture, le véritable lecteur, qui ne lit pas par simple plaisir ou louable curiosité, semble également contraint à la lecture.” (pp. 335-336)

***

Bernard Baas, La voix déliée

“Kierkegaard pose [...] cette étrange question :
« Leur fièvre philosophique rend-elle les philosophes si oublieux d’eux-mêmes qu’il leur faille une épouse pleine de bon sens à qui s’adresser, comme le libraire Soldine, dans l’enthousiasme et l’oubli de soi, se laissait engloutir par l’objectivité de la conversation et s’adressait à son épouse en ces termes : "Rébecca, est-ce bien moi qui parle ?" ».
Comme l’explique la note du traducteur (P.-H. Tisseau), cette histoire de Soldine et Rébecca renvoie à une historiette du folklore de Copenhague : « Soldine était un libraire de la rue Verte ; un jour qu’il était grimpé sur une échelle pour chercher un livre, un client, entré dans la boutique parla à sa femme Rébecca avec un timbre et une intonation si semblables à sa propre voix que Soldine se retourna vers Rébecca et lui demanda : "Rébecca, est-ce bien moi qui parle ?" ».
Même si elle intervient à titre tout à fait marginal, cette allusion au libraire Soldine ne peut pas ne pas être rapprochée de la logique par laquelle Kierkegaard expliquait la voix entendue par Adam. Certes la logique est ici inversée : le libraire Soldine croit entendre sa propre voix dans la voix d’un autre, alors qu’Adam croyait entendre la voix d’un autre dans sa propre voix. Mais, malgré l’inversion, l’enjeu de la confusion est le même dans les deux cas : c’est l’étrangement du propre qui advient dans et par la suspension de la teneur sémantique du discours, dans la soustraction du sens à la parole - c’est-à-dire : dans la voix séparée de la fonction discursive, dans la voix déliée de la parole.”

Cet apologue que l’on trouvera aux pp. 193-194 de La voix déliée [20], sera une introduction toute personnelle à ce livre de Bernard Baas, pour lequel les superlatifs me manquent pour décrire l’effet, les effets de sa lecture. La pudeur m’en garde ! Disons a minima que l’on trouvera dans ce livre un talent d’exposition rare, une guidance parfaitement respectueuse du lecteur, une documentation précise et adaptée, et une joie de transmettre, qui en font dans sa catégorie d’ouvrages sinon un modèle du moins un exemple auquel se mesurer. L’auteur, professeur de philosophie en classes préparatoires, a déjà publié un certain nombre d’ouvrages, dans lesquels se poursuit, s’élabore un dialogue serré entre philosophie et psychanalyse [21] L’histoire de Soldine et de Rébecca est convoquée à la toute fin du chapitre III, intitulé La voix de la dette, et en ce qui me concerne, l’éclaire rétrospectivement, ne s’y inscrit pas comme en passant. C’est un chapitre extrêmement riche où viennent s’articuler les concepts d’angoisse tant selon Heidegger que Lacan, que bien sûr Kierkegaard à raison de son ouvrage, et deux récits de la Genèse (le « péché » d’Adam, le sacrifice d’Abraham). Mais c’est la voix de la dette, de la dette au symbolique, qui se fait plus particulièrement entendre électivement dans l’angoisse. La voix de l’Autre. Page 145, ceux qui sont peu familiers du lexique lacanien se verront tendre la main (« Là ci darem la mano ») à partir de ceci (« ecco la ») :

“Si [...] l’angoisse n’est pas sans objet, cet objet n’est toutefois pas un objet empirique ; mais c’est l’objet a.
Bien qu’il soit toujours un peu singulier que le philosophe se risque à expliquer ce que la psychanalyse revendique - à juste titre - comme son objet propre, il est toutefois nécessaire de préciser ici - ne serait-ce que pour se garder des fausses évidences d’un lexique plus convenu que compris - le statut conceptuel de cet étrange objet a.”

Qu’ils poursuivent jusqu’à la page 153 incluse, verront d’une part leur peine bien récompensée, mais saisiront aussi la démarche de Bernard Baas, celle d’une recherche, d’une élaboration conceptuelle, dans la lignée des travaux de Michel Poizat [22] envers lequel il reconnaît précisément sa dette (le livre lui est dédié). De là c’est mon point de vue, s’éclairent les différentes parties de l’ouvrage dont l’assemblage n’a rien de fortuit, il s’agit moins de noms d’auteurs que d’élaborations conceptuelles d’époques diverses (Platon, Rousseau, Kant, Kierkegaard, Leibniz, Hegel, au regard de Lacan et Heidegger) convergeant vers ce finale splendide qui les rassemble toutes : Don Giovanni et les voix du désir, qui se clôt - se prolonge indéfiniment, s’accomplit dans la voix absolument déliée de la parole : le cri. [23]

Pour en parvenir là, pour y amener le lecteur (l’auditeur), ces quelques lignes d’une démonstration qui court sur quelques soixantes pages où Kierkegaard, Lacan, Michel Poizat sont convoqués tour à tour dans une effervescence toute vocale, opératique pour tout dire, ces quelques lignes des pages 394-395 qui m’en apparaissent un vivant écho :

« En effet, ce qui fait que Don Juan désire et aime la femme - ce qu’on peut donc bien appeler l’ objet-cause de son désir -, c’est la voix. La voix est ce qui reste de Don Juan dès lors qu’il est dépouillé de tous les déguisements identificatoires. Cette logique soustractive est évidemment analogue à celle que suivait Michel Poizat [24] dans son propre commentaire : la voix est ce qui reste de la parole dès lors que l’énoncé n’a plus aucune valeur d’engagement (du reste, le déguisement est l’équivalent visuel du mensonge). Mais ici on touche véritablement à cette essence musicale de Don Juan, dont parle Kierkegaard. Qu’est-ce donc en effet que ce personnage qui ne s’identifie ni à ses paroles (toujours sans valeur d’engagement), ni à son apparence (il se déguise), ni à son statut social (il s’en moque) ... , si ce n’est une simple voix ? [...] Don Juan n’est qu’une voix ; il est voix. Et c’est cette voix que Mozart nous donne à entendre.
Mais, que sa voix soit cela-même dont se soutient sa passion amoureuse pour les femmes, Don Juan n’en sait rien et ne peut rien en savoir. Tant qu’il court d’une dame à l’autre, la seule voix à laquelle il ait affaire est la voix des femmes auxquelles il s’adresse. Certes, chacune de ses dames a sa propre voix, son timbre, sa tessiture, ses accents propres. Mais, comme Don Juan ne vise en chacune d’elles que la féminité abstraite, cette singularité de leur voix ne saurait l’intéresser. »

Ce rythme se retrouve dans les différents chapitres du livre divisé en deux grands ensembles : la voix appelante d’une part, la voix chantante d’autre part, et tout aussi symétriquement chacun d’eux comporte trois études. Toutes sont passionnantes ; il est excitant de revenir aux origines avec la première et La voix de Socrate, plus précisément son daimôn, dont Bernard Baas souligne, que comme démon apotreptique, il ne le pousse à rien. Il l’abandonne seulement à la multiplicité des voix singulières, c’est-à-dire à ce que Jean-Luc Nancy appelle « le partage des voix ».

Parmi celles-ci, un régal ! « La voix perverse de la moralité », avec Rousseau, Kant, et non loin, en embuscade le Kant avec Sade de Lacan (et sa "voix de la nature"), mais surtout un épisode des Confessions (Livre VII), où désirer à tout prix voir les « Anges de beauté » peut contribuer à dé-chanter. Au registre leibnizien (IV) on croisera tout particulièrement Jean-Sébastien Bach (spécialement pp. 242-248), et le rôle de la barre de mesure, pour repérer dans une polyphonie la concomitance des différentes voix. Quant au chapitre Hegel et le chant du signe, on devine qu’il en appelle tout spécialement à L’Esthétique, il exige une lecture serrée : les sous-parties : La voix chantante, L’antinomie hégélienne du mélos et du logos, La jouissance musicale sont une impressionnante illustration de la dialectique à l’oeuvre dans la pensée de Hegel. Les dernières pages (348-350) de ce chapitre en sont comme la reprise synthétique, prenons-en juste ceci :

“Ce que Hegel n’aura pas vu - ou plutôt ce qu’il n’aura pas voulu admettre, peut-être parce que son sens esthétique exigeait que le sublime se résolût toujours dans la belle forme -, c’est que la jouissance puisse précisément advenir dans le déchirement, et plus précisément encore à cette pointe extrême du déchirement où la voix, se déliant de la parole, et allant même jusqu’à excéder les exigences artistiques du chant, jouit d’elle-même dans ce que Michel Poizat appelait« le cri de l’ange » [25] . Est alors accompli le procès qui, partant du cri de l’animal, a conduit à la logique sacrificielle qui fonde la parole, puis au retournement sacrificiel du signe dans le chant, pour s’achever enfin dans la jouissance lyrique qui s’accomplit ultimement comme jouissance vocale. Mais ce « cri de l’ange » n’est pas retour à l’animalité ; il n’est pas régression en deçà du discours, mais accomplissement du cercle qui, partant de la voix, revient à la voix, en traversant l’ordre discursif essentiel à cet accomplissement. C’est le cri proprement sublime de la voix absolument déliée de la parole. Ce qui a commencé avec la voix s’achève - s’accomplit - par la voix.”

Donner la Stimmung des 416 pages du livre de Bernard Baas est une gageure ; puissent ces quelques lignes en avoir fait percevoir la tenue. La lecture de l’ouvrage requiert une endurance certaine, elle rend attentif et ce n’est pas son moindre mérite. Communiquer, vraiment, a son prix.

***

En forme de questions

Les ouvrages qui seront plutôt rapidement examinés ci-après n’en appellent pas moins l’attention, leur centre commun, la ou les questions liées à l’identité, au débat, qu’elle peut susciter, de manière posée, réfléchie.

   Jean-Luc Nancy, Identité

Dans un entretien récent avec Antoine Perraud [26] Jean-Luc Nancy déclare : « Une identité a la consistance et la vérité de son mouvement. » On ne s’étonnera pas que l’auteur de Vérité de la démocratie [27] ait eu le désir de réagir à une entreprise où du mal-pensé se trouve être plaqué sur un mal-être, en y répondant franchement [28], comme ceci par exemple :

« Le nom « France » et l’adjectif « français » porteraient [...] un bien beau privilège : car le mot franc, comme nom de peuple et comme adjectif, a été généreusement chargé des valeurs de l’indépendance, de la non-inféodation ; le franc, avec et sans majuscule, porterait le nom même de ce que requiert une identité : non d’abord ses attributs mais la franche disposition de son statut et de là la franchise de sa déclaration. On pourrait dire : l’identité est nécessairement une franchise aux deux sens du mot (exemption, véracité). Et ce double aspect de la franchise ouvre immédiatement l’identité comme telle : c’est-à-dire dans sa différence à soi et au reste. De la distance où je me suis affranchi, je dis franchement que je m’y tiens. Ainsi peut s’ouvrir un rapport. » (p. 31)

Ajoutons, et ici, Jean-Luc Nancy, se situe dans le droit fil de la pensée de Claude Lévi-Strauss :

« Je ne suis pas en train de déclarer l’humeur d’une corporation intellectuelle. Je suis en train de dire que ce dont environ deux générations de savants, de penseurs, d’artistes avaient fait un terrain de travail privilégié-la relativité des « identités », le tressage intime de cette notion avec une différence interne, l’impossibilité d’assigner des repères d’identité infrangibles aussi bien à un « territoire » qu’à une « culture », à une « personne » qu’à une « langue » et, pour finir, à quelque chose comme un « sens » tout autant qu’à la position d’une particule - tout cela ne procédait pas de fantaisies et de spéculations. » (p. 47)

Se déclarent donc dans ces 72 pages déclinées en courts chapitres clairs et denses un style et un travail de pensée, qui sont bien davantage qu’un mouvement de simple humeur, mais l’invitation à la réflexion argumentée, à ce qui pourrait être un vaste programme de recherches et non une consultation de circonstance.

   François Jullien, Le pont des singes

À la suite de la publication de De l’universel de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, [29] François Jullien fut amené à donner une conférence au ministère de la culture du Vietnam dont est issu ce court mais très dense ouvrage. [30].

De l’avant-propos à cette publication, ce dialogue : « Et vous, ne défendez-vous pas l’identité de la culture française ? » « Non », répondis-je ; et de m’expliquer : en France aussi, on parle de défendre l’identité nationale, et cela même au sommet de l’État ; voire, on veut la mettre en musée, etc. Or, si bonnes que puissent être ces intentions, je crois qu’on se trompe d’objet, et d’abord de concept. Car une culture ne cesse de se transformer, sans quoi c’est une culture morte. Ou, dit autrement, une culture est plurielle en même temps qu’elle est singulière - ne masquons donc pas cette contradiction qui la maintient en tension et fait sa « vie » : de la culture est toujours en train à la fois de s’homogénéiser et de s’hétérogénéiser ; de se confondre et de se démarquer ; de se désidentifier et de se réidentifier ; de s’imposer (de dominer) et d’entrer en dissidence, en résistance - les deux sont inséparables : l’extension jusqu’à l’abrogation des frontières, d’une part, le travail de la négativité, de l’autre.

C’est en prenant l’exemple de la disparition des ponts des singes remplacés par des ponts en ciment que François Jullien est amené à mettre en évidence ce qui pourrait être la défense non de l’identité, mais des ressources d’une culture. Et d’opposer à partir de l’exemple significatif des ponts dans leur environnement, le concept de connivence à celui de connaissance : « Tandis que la connaissance construit son savoir et l’explicite, la connivence (connivere : « cligner des yeux pour s’accorder ») le maintient tacite. » (p. 34)

Ce qui se précise de cette façon :

« Ce qui néanmoins est peut-être plus propre à ce moment et à ce lieu-ci est le caractère brutal de la rupture (plus elle est tardive, en effet, plus elle est brutale). En quelque six mois peut-être, voilà que tout un mode de civilisation, à l’échelle de tout un territoire, a basculé, et cela du seul fait qu’on a changé la façon de faire les ponts. Sans même qu’on y prenne garde et qu’on commence à songer aux conséquences. Car j’insiste sur ce qui se trouve engagé là, qu’on peut analyser et qui n’a rien d’anecdotique. On est passé soudain d’une raison par intégration, proprement écologique, à une raison par effiaction : normative, imposant un modèle, se fiant au standard, calculant et décidant a priori des solutions. S’y trouve de ce fait enfoui et sans doute oublié à jamais - « perdu » ce que j’appellerai une forme de connivence plutôt que de connaissance [...]. » (p. 24)

Exemple propre à susciter une réflexion à l’heure de la mondialisation, telle qu’elle articule le local au global, la connivence à la connaissance, l’entretien du divers au maintien d’un universel.

A cet égard, l’opposition du touriste et du voyageur en tant qu’explorateur de l’écart peut s’avérer féconde, en faisant paraître de nouveaux embranchements et en en exploitant les ressources. Soit en s’écartant, ouvrir un autre possible. (V. la méditation sur le paysage des pp. 62-63)

   Marc Augé, Carnet de route et de déroutes

Le Carnet de route et de déroutes de Marc Augé [31] tenu de septembre 2008 à juin 2009 est un journal au mois le mois de cette année scolaire là.
Il se lit avec un plaisir certain, celui que l’on a pu avoir autrefois de la découverte d’un Ethnologue dans le métro, des livres qui ont suivi, ou encore de passionnantes émissions de radio consacrée à l’urbanisme parisien. Vivacité, humeur, mais aussi prise de recul qui déplace les objets de la réflexion en leur donnant une autre consistance.
Ce carnet ne déroge pas à la règle, d’autant que les fréquents déplacements de l’auteur : colloques conférences ne manquent pas de donner un point de vue original sur les événements (la crise), et de réajuster la perception qu’en donnent les medias, plus à la recherche du fracas que de la réflexion de long.

Si le thème de l’identité n’apparaît pas tel qu’un débat l’a lancé, il est bien présent, en particulier au travers du thème de la laïcité, qui, c’est le mot, ne lui est pas étranger. Aussi apparaît-il à plusieurs reprises ; je note en particulier le rôle de l’article défini, dans des emplois que je relève dans leur circonstance.

Aux pages 22-23 : « Monsieur Guaino, auteur, dit-on, du discours prononcé à Dakar par le président de la République, n’a certainement pas voulu écrire un discours raciste, mais il a écrit un discours du XIXe siècle, celui des premiers ethnologues qui ne résistaient pas à la tentation de l’article défini et collectionnaient les ethnies comme d’autres, les papillons ou les herbes rares. L’Africain, avec article défini, n’est pas entré dans l’histoire pour la bonne raison que l’Africain avec article défini n’existe pas, pas plus que l’Européen, le Parisien, le Dogon, le Bambara ou le Je ne sais qui. L’ennui avec les aspirants penseurs qui parlent au nom de l’autorité politique, c’est que ce sont en général, pour reprendre la formule de Pascal, des « demi-habiles », des demi-cultivés qui mitonnent des restes de culture oubliée ou empruntée : du réchauffé intellectuel, en quelque sorte. L’article défini, c’est le parfait instrument des généralités creuses : celles qui se profèrent au café du Commerce à l’heure de l’apéro, quand la femme, le jeune ou le fonctionnaire en prennent pour leur grade. »

Et page 24 : « L’expression « laïcité ouverte » a donc été employée dans un contexte bien particulier, encombré de fantômes ringards et tout dégoulinant de guimauve intellectuelle. Le bon public n’a pas trop bronché lorsqu’il a vu les membres du gouvernement assister à la messe papale et se signer ; seuls quelques-uns ont fait mine de s’offusquer lorsque la parole présidentielle a prétendu dénier à l’instituteur la vocation morale du prêtre (l’article défini, une fois encore, prêtait son concours à l’offensive du juste milieu). »

Selon toute vraisemblance Marc Augé aurait dénoncé « cette même précipitation de la pensée qui se retrouve dans l’emploi intempestif de l’article défini », à propos du débat fumeux sur l’identité nationale.

   Giovanni Dotoli, Le français, langue d’Orient ?

Le petit livre (128 pages) de Giovanni Dotoli [32], tout assorti d’un point d’interrogation qu’il soit en son titre — prudence, probité de savant — apporte à sa façon une très belle contribution au dit débat.

Quel que soit le lieu où on le prenne, il est passionnant, dans « l’index des paroles, expressions, noms propres, suffixes et préfixes venus d’Orient » (pp. 87-110) comme dans chacun de ses chapitres (9), au hasard (mot arabe) : Le français, langue arabesque (6), Babel vient de très loin (2) ou encore Le français, langue mobile (9). Mais c’est du chapitre 8, Le dictionnaire ou la mémoire de la langue française en mouvement, que j’extrais une citation à mon gré des plus parlantes :

« Ma thèse <i<orientalisante de la langue française n’est pas neutre.
Elle ouvre des perspectives inattendues, sur le même chemin que le dernier livre d’Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue [33]. J’ai la confirmation que le français, comme toute langue, est lié à son « corps social ». La langue française se révèle comme un corps éthique et politique, comme une matière ayant une longue aventure, dont je ne donne que quelques aperçus.
Tout un « procès de civilisation », se met en marche, qui concerne la langue, la littérature, la pensée, la politique, le commerce. Les propos suivants d’Henri Meschonnic me paraissent essentiels . « A partir de là on pourrait mieux comprendre que pour défendre une langue, il ne faut pas l’enseigner en la coupant de ses textes littéraires, de ses inventions de pensée, pour privilégier le communicationnel. Parce qu’une langue, à part sa fonction de communication, où toutes les langues sont égales, linguistiquement, est aussi fonction de ce qu’en ont fait et continuent d’en faire, ou non, les œuvres de pensée. Mais aussi, tout autrement, le sens éthique et politique qui s’est manifesté, à telle ou telle époque, et continue ou non de se manifester, dans telle ou telle langue, et qui en fait un symbole éthique et politique, dans son universalité. » (p. 65)

***

En guise d’envoi, Herman Melville, Derniers poèmes

En premier lieu, utile sans doute de souligner : « Connu de ses contemporains comme le marin qui écrivit un exotique roman d’aventures polynésien, Taïpi (1846), Herman Melville (1819-1891) doit aujourd’hui sa renommée à Moby-Dick (1851) - peut -être le grand roman américain par excellence. Mais à côté, ou plutôt à la suite, de l’ œuvre en prose, marquée au double sceau de l’échec commercial immédiat et de la reconnaissance critique posthume, Melville, alors qu’il occupe un poste d’inspecteur des douanes à New York, se consacre à une intense activité poétique dont témoignent les quelque 18 000 vers du monumental Clarel publié en 1876, ainsi que trois recueils en « vers mineurs ». Parmi eux, John Marr et autres marins en 1888 et Timoléon, etc. en 1891 » (quatrième de couverture).
Ce sont deux suites de pièces tirées de ces derniers ouvrages qui constituent Derniers poèmes, édition d’Agnès Derail et Bruno Monfort [34], avec la collaboration de Thomas Constantinesco, Marc Midan et Cécile Roudeau [35]. Le texte est donné dans les deux langues. Une préface de Philippe Jaworski souligne en évoquant le rôle naguère d’Emmanuel Hocquard à Royaumont, les vertus de la translatio collective anonyme et il ajoute dans le cas d’espèce : « Pour aborder les baroquismes, allusions, jeux de registre, acrobaties grammaticales, archaïsmes dont sont émaillés ces vers, les traducteurs de ce Groupe des cinq d’un genre nouveau disposaient d’une incomparable familiarité avec l’idiome melvillien, dense et complexe, son lexique composite, sa syntaxe boitillante, sa musique rauque. À lire attentivement leur version, on entendra, au plus près, la langue du poète. »

Écoutons-la, entendons-la dans l’envoi : The return of the Sire of Nesle qui clôt "Fruits de voyages d’antan".

   My towers at last ! These rovings end,
   Their thirst is slaked in larger dearth :
   The yearning infinite recoils,
     For terrible is earth.

   Kaf thrusts his snouted crags through fog :
   Araxes swells beyond his span,
   And knowledge poured by pilgrimage
     Overftows the banks of man.

   But thou, my stay, thy lasting love
   One lonely good, let this but be !
   Weary to view the wide world’s swarm,
     But blest to fold but thee. [36]

© Ronald Klapka _ 23 février 2010

[1Didier Ayres, Monologue depuis le refuge, éditions Arfuyen, 2010, p. 64.

[2Michaël Larivière, Que font vos psychanalystes ? éditions Stock, 2010, p. 49.

[3Sylvain Santi, Georges Bataille, A l’extrémité fuyante de la poésie, Rodopi, 2007, p. 339-340.

[4Le Partage des voix, au singulier, est cité par Sylvain Santi au même titre que La Communauté désoeuvrée, pour commencer un article de Jean-Luc Nancy en 1983 dans la revue Alea de Jean-Christophe Bailly, auquel répondra la même année Maurice Blanchot avec La Communauté inavouable (Minuit) ; Jean-Luc Nancy publiera en 1986 une version achevée de La communauté désoeuvrée chez Bourgois ; il reviendra sur cette thématique avec La Communauté affrontée à l’occasion d’une préface à l’édition italienne du livre de Blanchot. Il m’a été donné à l’occasion de la réalisation Duras (dixième anniversaire de sa mort) de revenir sur ces livres qui signent leur époque : article Duras lue par Blanchot : la communauté, une approche.

Le titre de la lettre, est le premier livre jamais lu de Jean-Luc Nancy, rédigé en collaboration avec Philippe Lacoue-Labarthe, ouvrant la collection « la philosophie en effet » aux éditions Galilée. Il s’agit d’une lecture de Jacques Lacan (de quelques uns des Écrits). Le psychanalyste y fera référence dans son séminaire Encore. Il est des livres qui font leur chemin.

[5Si ce n’est ce titre fourni par le Sudoc : De l’étrangèreté dans le théâtre de B-M. Koltès.

[6Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi.
Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, éditions de Minuit, 1987, p. 9.

[7Jean-Luc Nancy, L’« il y a du rapport sexuel », Galilée, 2001.

[8Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, éditions Galilée. Cité par Ginette Michaud en exergue de Lui — la psychanalyse, Cahier de l’Herne, 2004, pp. 416-421.

[9« On pense, ensemble, à la psychanalyse. On se dit, ensemble, que la psychanalyse, quelque part, effectue le même travail que l’écriture. » — Catherine Clément (retranscrivant l’entretien que lui avait accordé Jacques Derrida en 1973 pour le numéro 54 de L’Arc)

[10Circonfession, Jacques Derrida avec Geoffrey Bennington, Seuil, 1998.

[11La collection L’autre pensée dirigée par Anne Dufourmantelle ne mange pas de ce pain-là, on y trouve des livres de Françoise Davoine, d’Heitor O’ Dwyer de Macedo, un collectif sur Jacques Derrida, Michel Deguy, Antonio Negri ...
Ce sont les toutes dernières lignes qui éclairent le titre : « Que font vos psychanalystes ? J’ai essayé de répondre, à ma manière. Mais je sais que les livres ne nous touchent que dans la mesure où nous avons l’expérience de ce dont ils parlent ; lorsqu’ils n’évoquent rien dont nous ayons fait l’épreuve, par corps, ils restent lettre morte. J’espère ne vous avoir pas écrit de trop loin. » Elles en restreignent l’adresse.

[12La notice de l’éditeur nous renseigne ainsi : Michael Larivière est philosophe et psychanalyste. Né au Canada, il a vécu aux États-Unis et exerce la psychanalyse à Strasbourg. Ancien codirecteur avec Conrad Stein de la revue Études freudiennes, chargé d’enseignement à la clinique psychiatrique du CHU de Strasbourg de 1981 à 1992, fondateur de la revue L’Artichaut (1981-1986),membre de l’Academy for the Psychoanalytic Arts (États-Unis) et codirecteur des Sunland Seminars à Los Angeles jusqu’en 2006, il a dirigé des séminaires en France, Italie, Canada et États-Unis.
Le lecteur angliciste trouvera dans Writing cures (a letter to the disenchanted), une approche de la démarche, de la manière et du ton de l’analyste.

[13Conrad Stein, L’enfant imaginaire, 2e édition, Paris, Denoël, 1987.
Le site d’Etudes freudiennes donne quelques textes à télécharger

[14Cf. ce passage :
« L’analysant se met devant les mots de son histoire. Il recueille le précipité des années. Il se fait l’apprenti de ce qui l’a jeté puis maintenu au monde. Il garde le silence des voix qui l’entouraient dans l’enfance. Il recherche parfois, par un goût de l’épouvante, le contrecoup de ses mensonges. Il dit vouloir partager, transmettre, alors qu’il ne cherche qu’à se défausser. Il parodie la vérité en travestissant les mots de la honte. Il cherche à céder les moyens de veiller sur sa vie. Il cherche à subjuguer le pire. Il rend hommage. Il radote. » (p. 191)

[15Le site des éditions Payot-Rivages, où il est publie, donne connaissance de la quatrième de couverture de Imposture ou psychanalyse ? Masud Khan, Jacques Lacan et quelques autres.

[16P. 141-142. Michaël Larivière se réfère à Pascal Quignard et Chantal Lapeyre-Desmaison, Quignard le solitaire, Les Flohic, 2001, p. 155. Une seconde édition de ce livre a paru aux éditions Galilée en 2006.
Chantal Lapeyre-Demaison a rendu compte de l’expérience, l’épreuve de la rencontre de Pascal Quignard, telle qu’elle se dit également dans Mémoires de l’origine, dans le numéro 721-722 de la revue Critique (juin-juillet 2007). Intitulé Éloge de l’aube, c’est un texte précieux entre tous.

[17Lettre du 15 février 2009, de l’article L’oeil d’Edwarda, on pourra aussi avoir idée avec la contribution de Sylvain Santi : Trois scènes de lecture : la soumission, l’errance, la solitude partagée, (ce dernier point) à la revue Europe, dans sa publication : Actes des journées d’études organisées en novembre 2003 par l’ŒIL (Observatoire de l’Écriture, de l’Interprétation et de la Lecture) .

[18Il me semble que les propos tenus par Christian Prigent en réponse aux questions de Roger-Michel Allemand, pour le compte de la revue @nalyses, relèvent de cet esprit. Pour l’éprouver, lire La distance et l’émotion.

[19Sylvain Santi avait préalablement noté à cet égard que : A la lecture des premiers chapitres parus de Jean Santeuil , « il était difficile, avoue Bataille, de ne pas être déçu par des ébauches très maladroites, où nous retrouvions bien des éléments formels de la Recherche, mais sans rien qui opérât, qui ouvrît un infini de perspectives mouvantes, en un mot sans que s’établît la "communication" ». (Notes, IX, p 462.) Alors que Jean Santeuil déçoit précisément dans la mesure où il ne permet pas d’établir une véritable communication, toute autre est la Recherche qui retrouve le sens profond de la lecture : « De la Recherche au lecteur, passe un courant furtif, intime et doux, qui gagne la complicité : Jean Santeuil nous informe parfois des mêmes faits, mais n’agit pas : ces faits, nous les apercevons maintenant tels qu’un écrivain froid et pressé les étale, ils ne nous touchent jamais, nous n’en tirons qu’une évidence pénible, celle de l’impuissance de l’auteur. Il y avait dans la divulgation de ces premières pages, de quoi justifier la réaction de ceux qui demandèrent : "fallait-il publier cette œuvre abandonnée, selon l’apparence destinée à la destruction ?" » note 18, p. 334.

[20Bernard Baas, La voix déliée, éditions Hermann, 2010, 416 pages.

[21Le site personnel de Bernard Baas, qui recense ses publications, l’établit on ne peut plus clairement.

J’ai sur la table le dernier livre de Sophie de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, dont la quatrième de couverture m’avertit : « Le plaisir de pensée, quant à lui, se cisèle contre l’attirance autohypnotique de la méditation sur fond de mort. C’est un plaisir de théoricien avec son érotisme propre, donnant la main aux infinies questions de l’enfance et à la fantasmatisation qui accompagne toute spéculation intellectuelle. »

[22A lire : « Michel Poizat , la voix de l’extase », un hommage de Michel Plon, dans L’Humanité du 18 décembre 2003

[23Cf. « Voilà en quoi le Commandeur est aussi la figure de la face "prescriptive" du Surmoi comme impératif de jouissance : il est l’instance qui conduit Don Juan à la jouissance, c’est-à-dire à sa propre abolition. Et cela advient dans et par la voix. Par là se confirme aussi cette remarque de Lacan : « Il ne saurait y avoir de conception analytique valable du Surmoi qui oublie que par sa phase la plus profonde la voix est une des formes de l’objet a ». La voix du Commandeur est cette instance qui tout à la fois proscrit et prescrit la jouissance. Et c’est cette voix qui, ultimement, tombe sur Don Juan pour lui dire en quelque sorte : "tu dois maintenant payer ta dette". Ce qui ne doit pas s’entendre simplement au sens moral de la faute, des fautes commises ; mais au sens littéralement apocalyptique : "tu es maintenant exposé à ce qui t’a fait désirant". Ainsi, la vie de Don Juan se résout dans l’objet qui a toujours secrètement soutenu son désir, dans l’objet-cause de son désir : la voix. La vie de Don Juan s’accomplit dans la voix absolument déliée de la parole : le cri.
Kierkegaard ne s’y est vraiment pas trompé : la scène finale est une « situation absolument musicale ». Et tout l’opéra de Mozart l’aura confirmé : la musique est d’essence désirante. C’est aussi bien dire que le désir est d’essence musicale. Et c’est pourquoi le personnage de Don Juan, le désirant par excellence, est lui-même d’essence absolument musicale. »

[24Quelques pages d’un paragraphe intitulé L’imposture (379-387, mériteraient d’être croisées avec les réflexions de Michaël Larivière dans son ouvrage chez Payot à propos de l’assertion lacanienne, énoncée dès la page 17 :« Lacan fut, à notre connaissance , le premier à dire que nul analyste ne saurait échapper à un sentiment d’imposture » et qu’il développe au long de son livre.

[25Michel Poizat, L’Opéra ou le cri de l’ange, éditions Métailié, 1986, 2001 (poche) ; recommandé de parcourir le dossier.

[26Mediapart, 5 février 2010.

[27Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, 2008. V. cet entretien donné au journal Libération.

[28Jean-Luc Nancy, Identité, Fragments, franchises, éditions Galilée, 2010.

[29François Jullien, De l’universel de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Fayard, 2008 ; traduction en vietnamien sous la direction de Nguyen Ngoc, Hanoï, 2009.

[30François Jullien, Le Pont des singes (De la diversité à venir)
Fécondité culturelle face à identité nationale

[31Marc Augé, Carnet de route et de déroutes, éditions Galilée, 2010.

[32Giovanni Dotoli, Le français, langue d’Orient ?, éditions Hermann, 2010.

[33Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue, éditions Laurence Teper, 2008.

[34Ceux-ci livrent les essais suivants, John Marr : souvenirs de l’immémorial, par Agnès Derail Timoleon, etc., ou l’apoétique d’une beauté sans art, par Bruno Monfort, qui par delà les très substantielles notes qui sont comme le roman de ces poèmes, ouvrent des réflexions acérées sur la poétique de l’auteur de Billy Budd.
Par exemple, Agnès Derail conclut : « La Bête, c’est la mer, sans jugement dernier, sans châtiment, sans salvation. » En complétant par :
« Abandonnant l’orientation mémorielle vers un passé personnel pour lui substituer la totalité des directions du globe, le texte rend grâces à l’inhumanité du monde dans un hymne de laudes, également distant de l’exultation et de la résignation. D’un même mouvement, le poème célèbre la puissance figurative du langage par où la mer immémoriale et les souffles destructeurs apurent leur violence et la distillent en rosée marine, le ros marinus aux vertus salutaires. Cette dernière figure ne promet pas le salut, mais ouvre la possibilité d’une salutation, d’un acquiescement (« yea ») à l’inhumain qu’aucune langue ne peut dire. »

[35Ce livre est publié aux éditions de l’ENS, rue d’Ulm, dans la collection Versions françaises, dirigée par Lucie Marignac, qui en précise la ligne en ces termes : Rejoignant l’une des traditions les plus anciennes de l’École normale, ses élèves et anciens élèves, enseignants et chercheurs s’attachent ici à faire connaître « leur » texte, un auteur, une période, un mouvement d’idées, une forme d’écriture dont ils sont parfois devenus « spécialistes ». Texte important, souvent négligé, jamais traduit, inédit ou épuisé, indisponible.

[36Traduction :
Mes tours, enfin ! Terme de mes errances
Dont la soif s’étanche en pénurie plus grande :
Infini, le désir se replie,
  Car terrible est la terre !

Kaf perce le brouillard du groin de ses à-pics :
L’Araxe s’enfle et s’outrepasse
Et les pèlerinages déversent un savoir
  Qui submerge les rives de l’homme.

Mais toi, mon soutien, ton amour pérenne
Unique et seul bien - que cela seulement soit !
Lassé de contempler l’essaim du vaste monde,
  Mais béni de n’avoir à étreindre que toi.