1. "prendre l’autre au sérieux"
25/07/2011 — Annie Le Brun, Robert Desnos, Jean-Paul Michel, Claude Cahun, François Leperlier, Éric Chauvier, Alban Bensa, Jean Bazin, Delphine Naudier et Maud Simonet (dir.), Rose-Marie Lagrave
« On comprend sans doute mieux la nature véritable de la désolation présente (..) en s’en remettant à ses seuls sens, plutôt qu’à des systèmes d’interprétation, tous déroutés, qui n’apportent guère que des consolations : l’illusion d’une maîtrise, au moins intellectuelle. Se tenir ainsi à la perception sensible, s’y tenir sans pour autant en rester là, est de toute façon le passage obligé, pour quiconque veut reconstruire son intelligence sur le tas, sans le filtre des représentations : c’est le début, forcément individuel, de toute désincarcération, d’aller réveiller au fond de soi la sensibilité atrophiée. Que cela soit d’abord douloureux, comme toute désintoxication, montre seulement sur quels ravages intimes repose l’apparente adaptation de tous. » [2]
Pour ménager diverses susceptibilités, nous avions cru nécessaire de ne point révéler le mystère des amours et de la reproduction de l’omnibus. Disons seulement que ce phénomène suit le même processus que la reproduction de certaines plantes, dont le pollen est transporté de l’une à l’autre par les insectes qui ont pénétré dans l’intérieur. Oui, dussions-nous forcer les « voyageurs », ainsi nommés par euphémisme, à rougir du rôle peu honorable auquel ils se prêtent : les omnibus se reproduisent par correspondance. [3]
Annie Le Brun publie Ailleurs et autrement, et lit De l’Érotisme de Robert Desnos
Dans La Quinzaine littéraire du 16 au 30 juin dernier, Maurice Nadeau s’incline devant Annie Le Brun (ainsi est-ce annoncé en couverture [4] :
« Annie Le Brun, écrit-il, réunit les chroniques mensuelles qu’elles a tenues à La Quinzaine littéraire en 2001-2003 [5]. Elle y joint d’autres textes, préfaces et conférences [6], sous le titre général qui n’étonnera pas ceux qui la connaissent : Ailleurs et autrement [7]. Déjà, les chroniques de La Quinzaine littéraire paraissaient sous la rubrique : A distance.
[...] On connaît son intérêt pour quelques grandes figures du passé, fort mal à l’aise, elles aussi, dans le monde où elles vécurent : Jarry, Sade, Roussel [8]. Pour chacun elle a étudié « l’écart » qui nous les rend contemporains. De ce que le Surréalisme a laissé de vivant elle est l’ultime représentante. [9] »
Le lecteur, ancien ou nouveau, mesurera en effet une fidélité intacte à un mouvement qui s’était attaché à repenser l’homme dans sa globalité, à son énergie, à sa révolte, comme s’y était essayé le premier romantisme allemand. L’un de ces textes pourra peut-être en donner plus particulièrement la mesure, tant il reflète les intérêts de l’auteure, sa manière, tant l’écriture que la forme de la pensée. Je n’en livrerai que quelques éléments significatifs, alors que grande serait la tentation de le reproduire in extenso !
Il s’agit de : « Une maison pour la tête », écrit à l’occasion de l’exposition L’Art de la plume en Amazonie [10]. Annie Le Brun fait d’abord une magnifique description de la plumasserie indienne avec un "soleil de plumes de rapaces blanches et bleu sombre, redoublé par le rayonnement des longues baguettes qui les prolongent pour faire éclore des petites touffes de plumes rouge et bleu vif, [et qui] doit aussi sa force somptueuse à la sombre densité empennée qui en constitue le centre" [11] . Elle relève bien sûr, la menace qui pèse sur les sociétés d’Amazonie, la dévastation de la forêt naturelle allant de pair avec celle de la forêt mentale. Elle s’étonne de ce que Claude Lévi-Strauss n’aura retenu que “l’activité dépensée par de robustes gaillards à se faire beaux” alors que Daniel Schoepf voit bien que l’on ne naît pas Kayapo, Kamayaru, Bororo ou Wayapi, et qu’on le devient en s’appropriant la plume. Question d’être ou ne pas être, ajoute-t-elle, y voyant l’illustration de la negative capability dont Keats faisait la condition de toute entreprise poétique [12]. Capacité négative inscrite dans un ouvrage de John Edwin Jackson paru alors [13], auquel elle trouvera quelques mérites jusqu’à ce que parvenue à la page 168, et s’agissant de Rimbaud (Mauvais sang), religiosité et "trop de théorie" empêchent d’aller au-delà. Mais ce sont des fragments de Novalis traduits par Olivier Schefer [14] qui donnent de retrouver une maison pour la tête : "le monde des livres n’étant en fait que la caricature du monde réel", toute l’énergie mise à le romantiser, à poétiser le corps, comme une confirmation de l’enjeu de l’art de la plume pour les Indiens d’Amazonie.
Un crève-coeur, de résumer cette belle page où tout se tient, qu’habitent l’émotion, la vivencia de la poète, toute de présence, de discernement (et pourquoi ne pas le dire, de confondante intelligence), et qui créent l’appel d’air, l’appel à respirer autrement.
Et toutes les pages de ce recueil d’articles que l’on peut prendre dans tous les sens, index des noms et table [15] y invitent, sont autant d’autres appels d’air (et aussi quelquefois quelques coups de pied) comme par exemple la radicale nouveauté de Juliette qui est « d’établir que la quête de la liberté est d’abord une affaire physique, en ce que, pour Sade, les idées finissent toujours par être mises à l’épreuve du corps. Ainsi est-il le premier sinon le seul à avoir perçu la nécessité de faire passer les idées par le labyrinthe du corps, et cela jusqu’à faire ce que personne n’avait fait, tout simplement mettre la philosophie dans le boudoir. » Ceci au détour d’une question relative au Don Giovanni et de la place dévolue aux femmes dans l’opéra de Mozart, où si Annie Le Brun note bien que la soudaine égalité devant le désir n’est pas le moindre atout de Don Juan, aucune de ses conquêtes n’est à la hauteur de ce désir-là et ce sera Sade qui déploiera toute l’énergie qu’il faut pour aboutir au personnage de Juliette, en lequel elle trouve « l’être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, et qui au dire d’Apollinaire, renouvellera l’univers. » Un "féministes, encore un effort..." en quelque sorte... [16]
Incidemment Maurice Nadeau, toujours dans le Journal en public dont il a été question plus haut, révèle :
« “Voici venir l’amour du fin fond des ténèbres”, cette citation de Robert Desnos est un nouveau prétexte à Annie Le Brun de revenir encore et toujours sur la conception qu’elle se fait de l’érotisme et dont elle a trouvé la vraie nature, en l’occurrence chez Desnos, et avant tout, (comme Desnos) chez Sade, qui « sera toujours admiré par ceux qui se plaisent aux beaux exemples de lois morales et de liberté d’esprit » (Robert Desnos). N’a-t-elle pas elle-même et plusieurs fois qualifié Sade de “moraliste” ? »
Précieuses lignes, qui incitent à se procurer L’étoile de mer, le cahier Robert Desnos, de mai 2011 [17], dans lequel Annie Le Brun retrouve la voix d’un poète de 23 ans, répondant à l’invitation de Jacques Doucet. Ainsi déclare-t-elle d’emblée :
« Bien sûr, il y a l’admirable « voix de Robert Desnos » qui, avec les mots les plus simples, n’a pas fini de nous ramener à nos ténèbres. Mais il y a d’abord les yeux de Robert Desnos, ses yeux de ciel emporté par la mer, ses yeux de vague naufrageant les nuages, ses yeux d’océan à la dérive, pour nous faire voir l’éperdu, au jour le jour. Jamais lumière n’aura été si tremblée et si juste, si bouleversante et si proche, à même de nous révéler le jeu infini des frémissements qui font nos destinées. » [18]
A prendre, avec elle, avec lui (corps et biens) le steamer AMOUR :
« Comme toujours Desnos part en voyage les yeux fermés et avec Sade plus que jamais. Et pourtant dès la fin du premier chapitre, il y a, “précédé de son étrave invincible”, le “steamer AMOUR” qui se profile, splendidement conçu pour renaître “sans cesse de ses naufrages”.
On le voit Sade à nouveau, cher au coeur d’Annie Le Brun, tel qu’on ne l’a pas lu avant elle, avant eux pourrait-on dire, puisque Desnos a su y discerner un avant et un après de la question de l’érotisme [19], mais aussi la relecture de quelques textes des Nouvelles-Hébrides, dont Confession d’un enfant du siècle qui exalte tant l’imaginaire que la liberté, la vie double : « L’amour n’a pas changé pour moi. J’ai pu me perdre dans des déserts de vulgarité et de stupidité, j’ai pu fréquenter assidûment les pires représentants du faux amour, la passion a gardé pour moi sa saveur de crime et de poudre ». A (re) découvrir aussi les pages dans lesquelles Desnos s’émerveille du cinéma, de la liberté nouvelle qu’il offre à l’imaginaire, au gré de laquelle apparaîtra « la présence transparente » de l’être aimé au détour d’un vers des Ténèbres [20] et qu’Annie Le Brun est « prête à tenir pour le secret de l’immensité lyrique de Desnos ».
Avec fac-simile du manuscrit, iconographie, références précises — et quel enthousiaste emportement ! cet opuscule révèle la poésie (de Desnos, comme celle d’Annie Le Brun [21]) comme érotique du discernement. Comme l’inscrit Annie Le Brun à propos d’un autre passage des Ténèbres (« Je vous convie à un grand festin/tel que la lumière des verres sera pareille à l’aurore boréale. ») :
« La conséquence en est un formidable appel d’air, au cours duquel - toute la poésie de Desnos en témoigne - les innombrables processus de glissements, dispersions, décalages, ruptures, permutations, répétitions ... dont les mots — qui "font l’amour", indéfiniment, et cela peut avoir quelque importance — servent alors à dessiner de leur empreinte la splendeur de cette “présence transparente” qui n’est autre que le “corps d’amour” toujours à réinventer. » Appel donc à se faire cadeau de ce texte et de tout ce à quoi il appelle !
Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire & quelques lectures associées
Le quatrième chapitre d’Anthropologie de l’ordinaire, d’Éric Chauvier [22] se clôt par ce paragraphe :
« L’anthropologie de l’ordinaire serait dans une certaine mesure une activité non divisée, qui ne concevrait plus ce cloisonnement systématique entre les lieux de notre souffrance quotidienne et les moyens de l’endiguer, généralement par la thérapie ou le divertissement. Ce serait une alternative heuristique, consistant à prendre la tangente et à considérer que tout ce qui se vit est bon à examiner, en bref : une discipline de vie. Il ne s’agit cependant pas de conclure, de façon démagogique, que tout le monde peut pratiquer une anthropologie de l’ordinaire. Par contre, tout le monde peut se spécialiser dans l’étude de son ordinaire. Je ne suis ni plus petit ni plus grand que le cadre de mon observation. Ma compétence première réside dans ma capacité à ajuster ce cadre à ma taille, à trouver les outils adaptés. »
Le dernier chapitre, par ce quasi-slogan :
« Be your size, small men ». [23]
Le livre en comporte cinq. Soit après l’introduction : Le Nuer shakespearien, I. La « désinterlocution », II. Retour à l’ordinaire (dont en particulier : Ce que disent les anomalies), III. Dissonance de l’ordinaire, IV. Quand dire c’est classer (Les chapitres III et IV, sont l’occasion d’un retour réflexif sur des publications antérieures), V. Écritures de l’ordinaire, avec centralement, Geertz, apport et limites, et pour Conclusion : Un nouveau malaise dans la culture, dont la proposition d’Outiller une anthropologie à taille humaine. En 170 pages, dont huit d’une solide bibliographie, il a pour ambition de « recentre[r] l’ambition anthropologique autour de l’écoute et de la transmission de l’ordinaire éprouvé sur le terrain » (quatrième de couverture). Ce que formulent nettement ces lignes :
« Cette façon de pratiquer l’anthropologie implique cependant un changement d’épistémologie important puisqu’il s’agit de concevoir le processus de l’enquête comme objet même de l’enquête. Ce choix ne va pas sans s’opposer à quelques réticences liées aux débats autour des notions de « subjectivité » et d’« objectivité » du chercheur. C’est ce clivage radical que prétend surmonter l’anthropologie de l’ordinaire en définissant le cadre ethnographique comme une communication située, dont les positions d’« objet » et de « sujet » ne peuvent rendre compte du caractère phénoménal. » [24]
Manière de faire, qui inscrit bien le livre dans la collection d’ouvrages anthropologiques des éditions Anacharsis, parmi lesquels celui d’Alban Bensa, La fin de l’exotisme (un recueil d’essais liés aux recherches et à l’enseignement de l’auteur) [25]. Parenté confirmée à la fin d’un entretien (conversation, dit le sous-titre) avec Bertrand Richard, publié par Textuel : Après Lévi-Strauss, pour une anthropologie à taille humaine [26] :
« En France, Éric Chauvier, Élisabeth Claverie, dans la voie tracée par Jeanne Favret [27], et quelques autres l’ont compris. Ces chercheurs réintroduisent la dimension intersubjective de situations en construction et font de la relation interpersonnelle le support d’une compréhension plus profonde. Cet éloignement qu’instituait l’exotisme, doit être résorbé pour passer de l’altérité à la différence. Soyons modestes, il nous faut accepter aussi d’être dans une communication partielle, car il est vain de penser tout comprendre. L’écriture de l’anthropologie pourrait ici beaucoup se renouveler de contacts réfléchis avec l’écriture littéraire (je souligne). Pour parvenir à une adéquation plus grande à la réalité sociale que les discours en termes de modes de production ou de structures de parenté. Pour cela... au fond, il faut, comme le disait Jean Bazin “prendre l’autre au sérieux” » [28].
Il est heureux à cet égard que Delphine Naudier et Maud Simonet [29], éditrices (au sens anglo-saxon) de Des sociologues sans qualités ?, sous-titre : Pratiques de recherche et engagements, aux éditions de la Découverte, comptent Alban Bensa parmi les contributeurs [30] de leur séminaire au long cours aujourd’hui publié.
Je note tout spécialement au paragraphe La réflexivité comme nouvel impératif ? :
« Bien au-delà des travaux des féministes, mais en partie sans doute grâce à elles, ce retour réflexif s’est peu à peu imposé depuis quelques années dans les sciences sociales en France, à commencer par la veine de l’ego-histoire, suivie d’un ensemble de récits d’auto-analyse auxquels se sont livrés quelques sociologues de renom : Elsa Dorlin, Pierre Nora, Claude Fossé-Poliak, Gérard Mauger, Gérard Noiriel, Pierre Bourdieu, Florence Weber, Julien Ténédos, Rose-Marie Lagrave [31] etc. »
Difficile réflexivité, comme le soulignait Alban Bensa :
« Le risque est grand pour les chercheurs dits « de terrain » de montrer moins ce qu’ils ont vu que ce qu’ils pensent devoir donner à comprendre à leurs lecteurs au-delà des apparences. Parce qu’ils subsument sous les gestes et les échanges verbaux l’existence d’un sens du sens, d’une langue des langues qui, dans sa généralité, contiendrait toutes les virtualités de la pratique, ils en arrivent à glisser de ce qu’ils ont vraiment expérimenté à des synthèses figées de situations très diverses. Un œil sur le visible, l’autre sur l’invisible, l’oreille distraite par une attention flottante à ce qui se trame derrière les paroles effectives (pourtant en elles-mêmes déjà si diificiles à comprendre), ces observateurs distraits par l’abstrait oublient qu’au moment de leur enquête ils figuraient parmi les acteurs du tableau de genre qu’ils veulent écrire à leur retour. C’est à ces conditions de cécité et de surdité partielles qu’est possible la fiction exotique, cette élaboration narrative qui pose l’existence d’une cellule dormante de significations, indépendante de la successivité des choses vues et entendues et de l’enchaînement des actes. À rebours de cette utopie, il ne peut y avoir d’éveil au réel que par retour au temps du monde. » [32]
On la verra mise en oeuvre tout particulièrement dans la contribution de Patricia Bouhnik : Intimité et couleur des choses : du corps à corps au mot à mot, où "l’ethnographie des expériences intimes liées à l’usage de drogues en milieu précaire" donne lieu de toucher à ce qui resterait indicible, sans engagement personnel d’une part, et, inséparablement, sans clarification des positions de chacun dans l’espace social considéré (de leur réaménagement en situation). Ce "rapport" aux "autres" devient à ces conditions rapport sur soi [33] qui colore en effet ces “moments of being.” Il en va de même chez Éric Chauvier dans sa relecture/récriture tant d’Anthropologie que Si l’enfant ne réagit pas au chapitre IV Dissonance de l’ordinaire, concluant : « Il s’agit, pour faire simple, de savoir si l’on peut appréhender le monde social comme un objet distant de soi - ce qui est le plus simple - ou par le vécu insondable où l’anthropologue est partie prenante. » Le terme dissonance qui peut ici renvoyer à la voix fantômatique de « l’héroïne » du second livre, ne manquera pas d’avoir des résonances pour le lecteur qui peut y être sensible en anthropologie de la santé, voire de la psychanalyse (« l’intelligence à deux »), et c’est presqu’une invitation à la relecture de ces deux petits livres à la lumière des démarches de l’anthropologie et de la sociologie d’aujourd’hui, du moins celles dont il aura été question ici, et qui appellent à « une conversion du regard ».
En 2004, Éric Chauvier, concluait son Profession anthropologue, aux éditions William Blake & Co. par Pour une anthropologie impliquée sans guillemets, il y examinait les conditions de possibilité de professionnalisation du métier d’anthropologue, situation à la fois précaire et porteuse d’espoir, hors de la sphère académique : l’entreprise, le conseil, l’expertise professionnels, l’éducation. Le "dialogue" (avec guillemets) entre Cuol et Evans-Pritchard (Les Nuer), dont l’explicitation forme l’introduction du dernier ouvrage, faisait l’exergue du premier. Comme un rappel de Jean Bazin : « L’Échange comme pure règle ne paraît définir la spécificité du social que dans la mesure où l’on fait abstraction
des conditions non échangistes de l’échange. » [34]
En quelques mots, avec gratitude, avec admiration : Jean-Paul Michel
Pour célébrer le poète, voir l’édition récente de la “Somme de poésie” : « Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre. » [35], sans omettre l’éditeur : William Blake & Co (de Chauvier (Profession anthropologue) par exemple, comme des Chambres d’amour : Pontévia — cf. ce poème à lui dédié : "Nous avons voué notre vie à des signes /Eux seuls pourront, maintenant, nous sauver"—, Nancy, Bonnefoy, Des Forêts, Caproni [36]...) inciter à visiter l’atelier, au Préau des collines (2009) [37], les mots de l’ami :
« Je n’ai pas rendu entièrement justice aux ultimes heures passées en Corrèze. Au renouvellement des couleurs, des bruits, des odeurs, des usages s’ajoute la commotion cérébrale dont le responsable fut un gamin de seize ans, Jean-Paul Michel, dont nous avons déjà parlé. Après des études dans les collèges ruraux des environs, il nous rejoint en terminale. Il porte très visiblement aux mains, au front le feu. Si le terme de surenfance*** forgé par Bachelard à propos de Rimbaud s’applique à quelqu’un que j’ai connu, c’est à lui, avec ses traits asiates, dont la netteté, la finesse tranchaient sur nos mines sommaires, patibulaires, et surtout sa maturité flamboyante, sa révolte déclarée quand nous dormions toujours les yeux ouverts, dociles, hébétés. Il avait déjà un rapport vivant nourricier à la grande littérature. Il s’intéressait à la politique, écrivait des poèmes en prose, rendit visite à André Breton l’année de sa mort, à Saint-Cirq-Lapopie, où il passait ses vacances. Et comme la théorie et la pratique se tiennent notre petit camarade s’était procuré une antique presse à bras, une machine de 1850 qu’il était allé récupérer à l’autre bout du pays. C’est là-dessus qu’il imprima, dans sa cave, sur papier de boucherie, Le Roi de Khaïr Eddine, avec les polices en bois qu’on utilisait pour les affiches annonçant les fêtes votives. Tout un poème, si l’on peut dire. C’est sur lui que l’esprit du temps est descendu, lui qu’il a délégué parmi nous pour proclamer l’avènement d’un nouvel âge. Est-il tellement surprenant que, dominant la rumeur de cinquante mille manifestants massés, le 13 mai 1968, dans les rues de Bordeaux, sa voix me parvienne, démesurément amplifiée par le mégaphone, avant qu’il ne surgisse en tête de la phalange trotskiste pavoisée de drapeaux rouges, annonçant des lendemains sanglants aux flics et aux bourgeois ? Il était difficile, dans un tel contexte, d’examiner à tête reposée ce qui nous arrivait. Nous en avons parlé plus tard, lorsque le grand élan de ces années fut retombé. Nous nous croisons à intervalles réguliers, avec bonheur, avec le sentiment de venir de loin, de marcher de conserve par des voies séparées. »
***Ce que Breton appelait le "génie de la jeunesse" !
Pierre Bergounioux répond ici à Gabriel Bergounioux, au cours de leurs "rencontres" intitulées L’héritage, chez Les Flohic-éditeurs- 2002, p. 111-112 [38].
[1] Est ici désigné par sa (seule raison) Alfred Jarry, dans l’analyse que donne Annie Le Brun en postface de l’édition Ramsay/Pauvert du Surmâle (1990). A la page 170 de son essai : « Comme c’est petit un éléphant » (141-217), on lit, plus complètement :
« Ce pari de l’impossible, c’est très exactement ce que s’est proposé de faire Jarry, un an plus tôt, en misant du plus profond de sa révolte sur l’amour comme improbable tangente du désir. Sur l’amour dont il a su impitoyablement décrire les misères, les contrefaçons, les équivoques dans L’Amour en visites. Sur l’amour dont il déjoue toutes les illusions pour en jouer absolument dans L’Amour absolu. Sur l’amour dont il cherche enfin à savoir la capacité ou non de “transformer” la force du désir qui nous “mène”. Pari insensé, Jarry le sait mieux que tout autre : que l’amour soit à l’évidence “une solution imaginaire”, c’est bien sa seule raison pour en faire une course à mort contre la force des choses. »
Je souligne, renvoyant par là-même, aux pages qui précèdent et qui évoquent la roue d’Ixion (l’analogie : le désir tourne en rond, et l’amour en est le masque scandaleux) : s’il voilait sa roue, Ixion, ses liens rompus, se libèrerait par la tangente qui serait l’éternité développée... (169).
Paul Audi, naguère éditeur de Sylvain-Christian David ***, approfondira more psychanalytico, ce qu’il a déjà abordé via Schopenhauer et Alfred Jarry relativement à la roue d’Ixion, in Jubilations (Bourgois, 2009, recensé ici) : Trois variations sur le désir (Le plan de l’amour (II) évoquant le Surmâle). Ce sera chez Verdier, avec pour intitulé connu à ce jour : Le théorème du surmâle ou Lacan selon Jarry. Au colloque de l’Aleph (Lille, mars 2010) Paul Audi présentait Le paradoxe du Surmâle en ces termes :
« Dans l’univers des contributions de la littérature à la psychanalyse, Le Surmâle d’Alfred Jarry, roman paru en 1902, devrait jouer un rôle de première importance, à condition toutefois d’en interroger la lettre dans la perspective des rapports entre le désir, la demande et l’amour. Ma communication entend présenter les grandes lignes d’un travail que j’espère publier à l’automne 2010, où la double question lacanienne du non-rapport sexuel et de sa suppléance par l’amour se voit recevoir de Jarry un éclairage décisif. »
*** Sylvain-Christian David, Alfred Jarry, le secret des origines, PUF, 2003.
[2] René Riesel, Du progrès dans la domestication, Éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2003.
[3] Alfred Jarry, post-scriptum à Barnum, in La Revue blanche (1. 1. 1902) ; v. O. C. (Pléiade), t. 2, pp. 331-334. Les lecteurs de la postface donnée par Annie Le Brun au Surmâle, seront à ce titre sensibles à :
[Barnum] Ce n’est qu’un grand cirque, a-t-on dit. Soit ; mais imaginez une arène dans laquelle vous en versez trois autres de dimensions respectables. [...] Dans chacune de ces trois pistes, vous lâchez quelques troupeaux d’éléphants, et alors vous commencez à entrevoir ce que c’est que l’énorme, à moins que vous n’aimiez mieux vous dire : « Comme c’est petit, un éléphant ! »
[4] Dans le Journal en public (à la suite de l’hommage à la mémoire de Michel Boujut).
[5] Annie Le Brun reprend en Avant-propos à la réunion de ses articles, la réponse donnée à l’enquête du Journal, lors de ses 40 années d’existence (QL n° 919, ) : « Ne croyant guère à la littérature, j’ai toujours eu un rapport ambigu à La Quinzaine littéraire. Il n’empêche que longtemps je l’ai lue régulièrement, lui reconnaissant d’être le seul journal à rendre compte de livres lisibles. Ce qui est déjà beaucoup.
Je m’en suis désintéressée quand, autour des années 70-80, y ont participé certains restes du surréalisme dont je me tenais à distance. Je n’aime pas les recyclages.
De toute façon, je suis d’une grande distraction pour ce qui ne me passionne pas et je pense aussi à une bienséance intellectuelle qui sévit parfois dans La Quinzaine littéraire. Trop de beaux esprits.
Mais, à l’opposé, il y a, cher Maurice, votre non-résignation qui tient toute l’affaire, sans en avoir l’air. Une façon de défendre encore et toujours, entre le rire et le grave, une liberté qui vient de trés loin. Et c’est le plus important. »
[6] Ils s’ajoutent en contrepoint à la vingtaine d’instantanés liés à la collaboration avec la Quinzaine.
[7] C’est le titre de la préface, pour la réédition de Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, Sandre, 2010. La quatrième, résonne de « l’appel à la désertion ». Le texte est donné en seconde partie du livre, p. 243 sq.
[8] Cf. « Corps unique, corps mortel, corps irremplaçable parce que mortel, c’est lui en fait, toujours, qui revient inquiéter la pensée pour l’entraîner parfois hors des repères de l’espace littéraire, et évidemment artistique. La poésie lui doit ses plus bouleversantes révolutions, se produisant très loin des limites qu’on lui assigne. Ainsi, en va-t-il de Jarry, Sade, Roussel... mettant en jeu leur existence entière pour s’aventurer en pleine jungle mentale. Notre chance est que d’avoir ainsi tout risqué pour aller au-devant de leurs propres fantômes, ils ne nous laissent rien, seulement un passage que rien ne peut refermer. À nous, de savoir ou non utiliser ces appels d’air. S’ils ne sont pas nombreux, ils aident à tenir. » ( De l’inanité de la littérature, Jean-Jacques Pauvert, 1994, p. XIV.)
Faut-il rappeler que la postface du Surmâle, Soudain, un bloc d’abîme : Sade, Vingt mille lieues sous les mots, ont fait date par leur extrême profondeur, leur originalité ?
Un récent entretien, pour le Magazine littéraire avec Benoît Legemble, donne largement écho à l’« insurrection sensible », qui anime les écrits, les préoccupations d’Annie Lebrun.
[9] Quelques uns qui figurent dans l’index des noms : Radovan Ivsic, le dédicataire, Breton, Péret, Toyen, Picabia, etc., sans oublier Maurice Nadeau, premier historien du mouvement.
L’avant-propos indique que seront prochainement réunies les interventions d’Annie Le Brun concernant de près ou de loin le surréalisme.
[10] Revue N° 826 parue le 01-03-2002. L’Art de la plume en Amazonie, sous la direction de Daniel Schoepf, a été édité la même année chez Somogy.
[11] Et aussi : « A chacun de pénétrer les frémissements de rêves et de mythes qui accompagnent ces coiffes, visières, couronnes, labrets, parures nasales, brassards ... pour nous ramener directement à la source du merveilleux dont en 1960 Benjamin Péret rappelait, justement à propos des Mythes, légendes et contes populaires d’Amérique, que “c’est, ce devrait être la vie elle-même, à condition cependant de ne pas rendre cette vie délibérément sordide comme s’y emploie cette société”... »
[12] « I had not a dispute but a disquisition with Dilke, on various subjects ; several things dovetailed in my mind, & at once it struck me, what quality went to form a Man of Achievement especially in Literature & which Shakespeare possessed so enormously - l mean Negative Capability, that is when man is capable of being in uncertainties, Mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact & reason. »
« J’ai eu non pas une dispute, mais une interrogation prolongée sur divers sujets avec Dilke ; plusieurs choses s’harmonisèrent dans mon esprit, & ce qui me frappa d’un coup, ce fut la qualité nécessaire à former un homme accompli, singulièrement en littérature, & que Shakespeare possédait à un si énorme degré - je veux dire la Capacité négative, c’est-à-dire quand un homme est capable de tolérer les incertitudes, les mystères, les doutes sans chercher tout de suite à se rassurer par des faits ou par la raison. »
John Keats, lettre à George et Tom Keats du 22 décembre 1817.
L’expression capacité négative connaît une certaine fortune auprès des psychanalystes : Bion eut à coeur de s’approprier la notion dans son champ clinique. André Green y fut lui aussi attentif (v. Le travail du négatif), tandis qu’Adam Phillips, a fait paraître par les soins (et la traduction) de Michel Gribinski, Trois capacités négatives, aux éditions de l’Olivier (2009) : être un embarras, être perdu, être impuissant, capacités négatives éprouvées dès l’enfance et qui selon le psychanalyste britannique fondent notre singularité.
[13] John E. Jackson, Souvent dans l’être obscur, (Rêves, capacités négatives et romantisme), éditions José Corti.
[14] Le monde doit être romantisé chez Allia. Olivier Schefer donne la mesure de sa pénétration de l’oeuvre d’un de ses auteurs de prédilection avec la biographie qu’il vient de publier aux éditions du Félin.
Si rien avait une forme, ce serait cela, naguère chroniqué, ne manquait de faire sa part à l’auteur des Hymnes à la Nuit.
[15] Quelques titres : Langue de stretch, De la noblesse d’amour (qui évoque Éric Jourdan), Sauver l’inaccaparé, Les transparences du secret (Pierre Louÿs), Un théâtre intranquille, Du trop de théorie, Une leçon de ténèbres (les travaux de Sylvain-Christian David, sur les fils reliant Lautréamont et Jarry) Nouvelles servitudes volontaires ou domestication réussie ? (colloque Hassoun de mémoire), Éclipse de liberté (Jean Benoît, Jaime Semprun)
[16] A l’occasion de questions d’Alain Perroux et de Charles Decroix, festival d’Aix, juillet 2010, ici aux pp. 254-268.
[17] Présentation sur le site de l’Association des Amis de Robert Desnos.
[18] Prolongeons :
« Que cela vienne de l’enfance, chacun y reconnaîtra quelque chose de la sienne. D’une enfance où « les lames du parquet imitaient à loisir les vagues tumultueuses » et où les plus beaux navires s’abîmaient « dans une mer de chêne encaustiqué », comme Robert Desnos se le rappelle dans Confession d’un enfant du siècle. Mais aussi d’une enfance, passée au carrefour de Saint-Merry et de 1900 à entendre la nuit de Paris bruire des amours, des crimes, des révoltes, des passions ou des combats qui, siècle après siècle, en étoilent la profondeur. D’une enfance enfin où, dans la solitude du jeu, tout s’érotise à mêler « le rêve et la réalité, le désir et la possession, le futur et le passé ». »
Prolongeons encore : comment ne pas songer plus encore ces temps-ci aux yeux de Robert Desnos, alors que se tient au Musée du Jeu de Paume une exposition Claude Cahun. En effet l’artiste réalisa plusieurs photos du poète (l’une d’elles figure sur le diaporama proposé par le site du musée, comme celui de Libération. Je leur préfère, celle, de trois-quarts profil de la p. 258, de la première monographie de François Leperlier chez Jean-Michel Place (1992), qui jouxte, celles, admirables, d’Henri Michaux, de Jacqueline et André Breton, ou encore Sylvia Beach.
L’on ne s’étonnera guère de voir François Leperlier comme l’un des commissaires de l’exposition (l’autre étant Juan Vicente Aliaga, voir leur présentation) : la monographie de 1992, épuisée, a été enrichie, publiée cette fois chez Fayard, elle a été commentée par Agnès Lhermitte ; quant à Aveux non avenus, dont il s’est fait l’editor, ils ont été finement lus par Andrea Oberhuber, à qui l’on doit la direction de Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Montréal, Université de Montréal. Enfin les Écrits, chez Jean-Michel Place, sont offerts aux passionnés, de l’oeuvre et de la personne.
Je ne m’étendrai pas sur la riche documentation consultée (En sus des ouvrages mentionnés, Mireille Calle-Gruber, Créer à la proue de soi-même, ou encore Yi-lin Lai, Les impossibles autoportraits de Claude Cahun, pour le site Sens public. Pour rester dans le cadre de cette lettre, la conversion du regard, pourrait en être le fil rouge qui réunirait ces fils-là : écriture de soi, existence artiste, genre ou pourquoi pas hors-genre, et non moins le courage-la passion d’être soi (cf. les années de guerre jersiaises), tout cela doublement. Cette page de scrapbook pour en attester (Écrits, p 651), dédiée à Suzanne Malherbe, compagne d’une vie, co-auteure des Vues et visions et de bien plus encore...
[19] De l’érotisme, considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne, in Les Nouvelles-Hébrides, Gallimard, 1978, pp. 105-146.
À (re)lire, d’Annie Le Brun : Sade, allers et retours, Plon, 1969, notamment “Les surréalistes, Sade et Minotaure” :
« Cela dit en précisant que. ces rapports passionnels, je les ai, et avec le surréalisme, et avec Sade. Ce qui n’arrange pas les choses mais permet d’être de plain-pied avec cette constatation de Ferdinand Alquié, à propos de Sade, dans sa Philosophie du surréalisme, « nul ne peut encore se flatter d’avoir découvert la clef de ce message, et les surréalistes cherchant, comme Sade, le sens de la révolte dans l’intensité du désir, ont sans doute vécu la vérité de Sade plus qu’ils ne l’ont comprise ».
Ce qui est incontestable, même si Breton et ses amis ont, maintes fois, insisté sur l’apport irremplaçable de Sade à la connaissance de l’homme ; même si, compte tenu de la provocation célébrer un personnage alors maudit de tous, les raisons de leur immense déférence à son égard sont très claires. Puisque, à l’instigation d’Apollinaire, n’hésitant pas, dès 1909, à présenter Sade comme l’« esprit le plus libre qui ait encore existé », ils ont reconnu d’emblée, ainsi que l’écrit Desnos en 1923 dans son essai De l’érotisme que « l’œuvre du marquis de Sade est la première manifestation philosophique et imagée de l’esprit moderne ».
Et Desnos précise : « Toutes nos aspirations actuelles ont été essentiellement formulées par Sade quand, le premier, il donna la vie sexuelle intégrale comme base à la vie sensible et intelligente. » (118-119)
[20] Corps et biens, XX, Dans bien longtemps : « Dans bien longtemps je suis passé par le château des feuilles /Elles jaunissaient lentement dans la mousse /Et loin les coquillages s’accrochaient désespérément aux rochers de la mer /Ton souvenir ou plutôt ta tendre présence était à la même place /Présence transparente et la mienne /... »
[21] Cf. Ombre pour ombre, le recueil des textes poétiques d’Annie Le Brun aux éditions Gallimard en 2004, et son prologue, déjà devenu fameux, avec sa finale quasi desnosienne :
« Est-ce le fil du langage qui retient le cerf-volant de ce que nous sommes ou est-ce l’envol du cerf-volant qui donne au fil sa tension particulière ? Reste que quelque chose tient et emporte jusqu’à faire apparaître une forme qui n’est pas plus de moi que de l’autre. Mais sûrement en deçà de ce qui s’expose.
Ombre pour ombre. »
[22] Éric Chauvier, Anthropologie de l’ordinaire, Une conversion du regard, Anacharsis éditions, 2011.
Depuis Anthropologie chez Allia, en passant par les ouvrages publiés chez William Blake, le propos d’Éric Chauvier, outre qu’il croise des (p)références en philosophie, anthropologie, sociologie, ethnologie, linguistique, en ce qu’il se rapporte constamment aux usages de la langue en situation, fait très souvent appel à la littérature, surtout contemporaine, par exemple Thomas Bernhard, Nathalie Sarraute, en ses « dissonances » : d’où ce programme d’une phénoménologie de la dissonance, dont a été relevée naguère une esquisse.
Pour illustrer la dissonance, donner de repérer la manière d’Éric Chauvier, deux « photos de famille » qui rencontrent le travail de Frédéric Nauczyciel, exposé lors de l’été photographique de Lectoure 2009 : Demeure intime, et où on lira :
« C’est ainsi que le diptyque est bien plus qu’un objet décoratif ou un agencement de photographies. Si nous sommes effectivement contenus en lui sur ces deux images, c’est avant tout parce qu’il ne cesse de commémorer ce qui rend si expressif notre vivre-ensemble : notre dissonance. En montrant que nous rejouons la scène et comment l’image se fabrique, nous l’étirons jusqu’aux coulisses ; nous esquissons les non-dits du groupe, ses zones d’ombres, avec leurs lots de discordances et de malaises. Au-delà des clichés sur le bonheur familial, c’est sans doute le seul moyen pour réintroduire et exprimer la vie même de notre demeure intime. » ( (le texte intégral est téléchargeable).
[23] C’est le mot de la fin du livre d’Éric Chauvier :
« Un champ d’investigation illimité s’offre aujourd’hui à l’anthropologie de l’ordinaire. S’il faut bel et bien constater la prolifération d[’un] nouveau malaise dans la culture, il n’est pas trop tard pour réagir et faire sienne cette maxime d’Austin [John Langshaw] :
“Be your size, small men.” »
Ce qui peut se documenter comme suit :
— 1. La conception de la vérité défendue par Austin n’est en rien performative. [...]
La vérité devient alors une relation tout à la fois éminemment complexe et éminemment humaine, parce que totalement conventionnelle. Apparaît donc une vérité non-absolue - mais vérité parce que relative aux contextes dans lesquelles elle est dite et où elle peut être évaluée de façon objective.
C’est alors certainement une vérité à la mesure de nos capacités - qui se conforme au maître-mot de la philosophie du langage ordinaire : be your size.
Christophe Alsaleh & Bruno Ambroise, Le débat Strawson/Austin sur la vérité : Théorie performative vs définition contextualiste, in Propositions et états de choses, sous la direction de J. Benoist, Paris, Vrin, 2006, p. 230.
— 2. Chez Austin, la lutte avec la langue débouche sur l’injonction faite aux philosophes de se consacrer à quelque chose qui soit à leur taille, autrement dit à la taille de leur langue : Be your size, small men. Ce qui n’invite pas à l’insignifiant mais à changer radicalement de point de vue sur ce qui est insignifiant et ce qui ne l’est pas. [...] Je parle ici de surdité plutôt que de « cécité » qui rappellerait pourtant avantageusement la « cécité aux aspects » dont parle le tout dernier Wittgenstein, parce qu’il semble que la majeure partie de la philosophie du langage actuelle, embrayant sur toute une tradition, évidemment écrite, de la philosophie, soit parfaitement sourde à la prosodie et à l’intonation. Il y a des exceptions notables dans l’histoire de la philosophie. Il y a Montaigne, il y a Pascal. il y a Diderot — et il y a Wittgenstein et Austin, des philosophes dont il faut souvent intoner les textes pour en saisir la pointe.
Michael Soubboutnik, L’énoncé de l’ordinaire, in Antoine Culioli, un homme dans le langage, Ophrys, 2006.
[24] P. 156, paragraphe "Outiller une anthropologie à taille humaine".
[25] Pour un « saut en parachute hors du rêve », l’Avant-propos du livre, grâce à Contre-feux, revue littéraire de Lekti-ecriture.com ; pour un atterrissage en douceur, la recension de Claude Dubar, pour la revue Temporalités.
[26] Cf. cette recension de Sophie Blanchy, pour les Archives de sciences sociales des religions. Christian Descamps, pour les lecteurs de la Quinzaine (n° 1025, 1-15 nov. 2010, pp. 22-23, en a donné un fidèle compte-rendu. La forme adoptée, l’entretien en sa vivacité, en rend la lecture très agréable et éclairante. Le chapeau de l’article que Descamps intitule Fin du joug structuraliste :
« Anthropologue, spécialiste du monde kanak, proche de Jean-Marie Djibaou, Alban Bensa s’en prend - avec mordant et érudition - aux structures, chères à Lévi-Strauss, qu’il accuse de figer les comportements humains, de masquer les contradictions des conduites des individus incarnés. Ce droit d’inventaire - remarquablement informé - met à mal bien des idées reçues de l ’héritage structuraliste. De fait, réintroduire l’histoire effective au centre de l’ethnologie, c’est replacer les sujets au cœur du monde vécu, briser les barrières entre le « savant supposé savoir » et les populations observées. »
[27] A lire : glissements de terrains, entretien avec Jeanne Favret-Saada, réalisé par Arnaud Esquerre, Emmanuelle Gallienne, Fabien Jobard, Aude Lalande & Sacha Zilberfarb, pour la revue Vacarme. Et du livre qui la fit connaître, Les mots, la mort, les sorts (1977), cette présentation. Ne pas manquer Désorceler, éditions de l’Olivier, coll. Penser/rêver, 2009, « retour au bocage », à découvrir avec cette recension d’Arnaud Esquerre (revue Gradhiva). À écouter, la rencontre de l’anthropologue avec Suzanne Doppelt, philosophe, poète, photographe : « Désorceler : des cartes, des mots, des images ».
[28] En ce qui concerne Jean Bazin, lire le substantiel dossier réuni par ses amis, à l’occasion de la parution du recueil posthume Des Clous dans la Joconde, aux éditions Anacharsis, ou encore visionner cette conférence de l’Université de tous les savoirs : L’anthropologie en question : altérité ou différence ?.
De fait, lorsque je lis tel compte-rendu de Jean Bazin, par exemple « Six histoires de chefferies » à propos de Alban Bensa et Jean-Claude Rivierre Les Chemins de l’alliance, L’organisation sociale et ses représentations en Nouvelle-Calédonie (1982), c’est bien à une manière (sinon une leçon, un modèle) de lire que je suis provoqué, à une réflexion aussi sur ce que peut être la littérature :
« De ces récits Bensa et Rivierre ne nous proposent pas leur interprétation ; par un travail de décodage minutieux, ils en révèlent le sens pour les acteurs eux-mêmes, narrateurs ou auditeurs. Leur but n’est pas tant de produire un "savoir" à partir de données fournies par des "informateurs", que d’expliciter les conditions et les conséquences locales des narrations dont ils ont été témoins. Comme s’il s’agissait avant tout de restituer ces énoncés, une fois enregistrés et décryptés, à leurs auteurs, au titre de document élaboré d’un moment de leur propre histoire.
Ici les mythes ne "se pensent pas entre eux", c’est-à-dire en fait dans la tête, ou mieux dans le fichier, de l’ethnologie. Bensa et Rivierre ne nous livrent pas des textes morts qui puissent ensuite être soumis aux délices de l’analyse structurale ou sémiologique. Énoncés dans une conjoncture donnée, par des acteurs socialement situés, destinés à un public défini (quelle que soit la demande de l’enquêteur, on ne raconte pas n’importe quoi devant n’importe qui), ces récits ne signifient pas seulement leur propre code pas plus qu’ils ne renvoient à nos propres fantasmes. Leur sens est dans ce qu’ils font. Ce sont des actes de langage déterminés par leur situation et susceptibles de certains effets, des événements-discours à décrire en tant que tels. » (Quinzaine littéraire n° 434, 16 février 1985)
[29] Delphine Naudier, Maud Simonet, Des sociologues sans qualités ?, Pratiques de recherche et engagements, aux éditions de la Découverte
[30] La table des matières donne de manière précise une idée des travaux des chercheurs participants soit :
Introduction, par Delphine Naudier et Maud Simonet
— L’impossible neutralité : les féministes contre Raymond Aron
— La réflexivité comme nouvel impératif ?
— L’objectivation en pratiques : retour sur les engagements des sociologues
I / Engagements militants et recherche scientifique : quand les sociologues s’engagent politiquement
Une prise de position dans la socio-histoire du communisme et du militantisme, par Bernard Pudal
—Ethnographie et engagement politique en Nouvelle-Calédonie, par Alban Bensa
— Féminisme et syndicalisme : peut-on objectiver le savoir militant ?, par Anne-Marie Devreux — Travail militant et/ou travail sociologique ? Faire de la sociologie des mouvements sociaux en militant, par Xavier Dunezat II / Légitimié scientifique et relation au terrain : quand le sociologue est engagé par l’objet
L’acteur et le sociologue. La commission Stasi, par Jean Baubérot
—
Peut-on enquêter sur l’égalité professionnelle sans intervenir ? Retour sur une recherche en entreprise, par Cécile Guillaume et Sophie Pochic
— La grande bourgeoisie : un objet de recherche militant ?, par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
— Un fils de « bourgeois » en terrain ouvrier. Devenir sociologue dans les années 1980, par Stéphane Beaud
— III / Le double « JE » du sociologue : quand le sociologue engage sa personne sur le terrain
— L’expérience du sociologue comme voie d’accès au monde des autres, par Daniel Bizeul
— Ethnographie des expériences intimes liées à l’usage de drogues en milieu précaire, par Patricia Bouhnik
— La chair et le texte : l’ethnographie comme instrument de rupture et de construction, par Loïc Wacquant
— Sociologue et danseur, quand la vocation se fait double, par Pierre-Emmanuel Sorignet
[31] De celle-ci, je me fais une joie de recommander la lecture de : « Se ressaisir » (in Genre, sexualité & société, n° 4, automne 2010), et la conférence du 21 mai 2011 à l’Institut Émilie du Châtelet.
Avec, « Pour une lecture genrée des transfuges de classe », Rose-Marie Lagrave, met au jour cet impensé :
« Les dispositions associées à ma classe d’origine continuent à me situer parmi les transfuges de classe. Toutefois, ces entre-deux mal définis et labiles sont également clivés selon le genre. Les témoignages écrits par des universitaires transfuges de classe qui ont fait leur coming out social sont en majorité des auto-analyses masculines (Bourdieu, 2004 ; Éribon, 2009, v. Retour à Reims). Or, si elles restituent avec beaucoup de justesse et d’émotion les parcours ascendants, elles ne disent rien sur ce que cette ascension sociale doit au fait d’appartenir au genre masculin. » (GSS, n°4, op. cit.)
[32] Je souligne. in Alban Bensa, La fin de l’exotisme, éditions Anacharsis, pp. 141-143 (Pratiques et fabriques du temps). Pour une lecture « poétique » v. Tranströmer, Baltiques (Œuvres complètes 1954-2004) (désormais en Poésie/Gallimard), cité en exergue par Bensa ; outre le recueil, à lire et à relire, la postface de Renaud Ego, très justement intitulée : Le parti-pris des situations.
[33] Ce qu’a littérairement exprimé dans son registre propre le livre de Grégoire Bouillier, dont « les filles du loir », vous diront des merveilles et dont Annie Le Brun décrit « la force rare et paradoxale de fulgurance contenue » (Ailleurs et autrement pp. 102-108).
[34] « Le bal des sauvages », in Jean-Loup Amselle, ed., Le Sauvage à la mode, Paris, Le Sycomore, p. 198.
[35] A lire, la recension de Laurent Albarracin (chez Pierre Campion), et cet entretien avec Michèle Duclos (Temporel)
[37] En lire le sommaire sur le site de William Blake.