03/11/09 — Didier Eribon, Eve Kosofsky Sedgwick, avec Jean-Louis Giovannoni, la revue Rue Descartes
Pour résumer, je dirai que la simplicité est une manifestation de la complexité. Mon travail d’écrivain ne consiste pas à chasser la simplicité, je revendique même celle-ci comme point d’accroche immédiat, mais ce que j’aime, et d’ailleurs, je ne peux pas faire autrement, c’est faire remonter toute la complexité de cette simplicité. Ce qui est donné à voir est simple, mais on sait très bien que ce simple-là procède aussi d’une opération psychique, qui est une opération d’hyper-condensation et concentration d’une chose. Ce qui m’intéresse, c’est précisément cette opération de condensation et de concentration, j’ai envie de faire sentir tout le travail qui mène à cette simplicité, d’en rendre compte par l’écriture, pour mieux montrer toutes les strates à l’intérieur de ces choses qui apparaissent simples. D’ailleurs, je n’y crois pas trop, à la simplicité ...
Jean-Louis Giovannoni [1]
« À peine eus-je prononcée [cette conférence], que l’idée s’imposa à moi de reprendre là où je l’avais laissé le livre mis en chantier peu après la mort de mon père - et auquel j’avais d’emblée donné comme titre Retour à Reims [2] et abandonné quelques semaines plus tard, tant il m’avait paru impossible de poursuivre ce travail. Je me mis à lire avec frénésie tout ce qui pouvait se rapporter à ces thèmes. Je savais qu’un tel projet - écrire sur le « retour » - ne peut se mener à bien qu’à travers la médiation, je devrais dire le filtre, des références culturelles : littéraires, théoriques, politiques ... Elles aident à penser et à formuler ce que l’on cherche à exprimer, mais surtout elles permettent de neutraliser la charge émotionnelle qui serait sans doute trop forte s’il fallait affronter le « réel » sans cet écran. »
Ainsi commença donc véritablement, comme le mentionne cet extrait de la page 246, la rédaction de Retour à Reims, le dernier livre de Didier Éribon, aux éditions Fayard. La conférence, The Dissenting Child : A Political Theory of the Subject », fut donnée le 9 avril 2008, à l’occasion de la remise à l’université de Yale [3] du James Robert Brudner Memorial Prize.
Décrivant la préparation de cette conférence : retour sur les livres écrits [4], sur la redécouverte de l’univers dans lequel il avait autrefois vécu, Didier Éribon indique :
“Je citai un passage qui m’avait beaucoup touché dans une interview d’Annie Emaux : interrogée à propos de l’influence que l’œuvre de Bourdieu exerça sur son travail, elle raconte que, s’engageant très jeune sur les chemins de la littérature, elle avait noté dans son journal (de l’année 1962) : « Je vengerai ma race ! » C’est-à-dire, précise-t-elle, le monde d’où elle était issue, celui des « dominés ». Elle hésitait encore sur la forme à adopter pour mener à bien ce projet. Quelques années plus tard, poursuit-elle, « dans la mouvance de 68, la découverte des Héritiers, sur fond de mal-être personnel et pédagogique », constitua pour elle « une injonction secrète » à « plonger » dans sa mémoire pour « écrire la déchirure de l’ascension sociale, la honte, etc. ».”
Quant à celle-ci, rendant compte du livre [5], elle écrit :
« Mais pourquoi, alors qu’il a subi deux formes de domination, l’une sociale, l’autre sexuelle en tant que gay, Didier Eribon a-t-il tant écrit sur celle-ci, jamais sur celle-là ? Il doit avouer : « Il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale », plus facile, en effet, au sein du monde intellectuel et journalistique dans lequel il est entré, de se dire gay que fils d’ouvrier.
Il entreprend alors, lui, le seul « miraculé » scolaire de sa famille, un véritable voyage mental et social de retour dans le monde des siens pour les comprendre, c’est-à-dire pour comprendre quelle violence sociale s’est exercée sur son père. »
Ces quelques citations de l’épilogue du livre, où l’auteur nous dit qu’à la lecture d’un livre dont il s’était abstenu avant de finir le sien [6], il sent les larmes lui monter aux yeux, traduisent ce regret « d’avoir, en fait, laissé la violence du monde social l’emporter sur [lui], comme elle l’avait emporté sur [son père]. » tandis que l’écho donné par l’auteure de La Place résonne de la charge émotionnelle jusque là contenue.
Je ne savais pratiquement rien de la trajectoire, personnelle, professionnelle, éditoriale de Didier Éribon, hormis le remous suscité par la première publication des éléments d’auto-analyse de Pierre Bourdieu [7], auquel je ne pouvais être que sensible [8], tout comme je ne pouvais l’être qu’au titre de l’ouvrage, pour des raisons, elles, purement conjoncturelles, résidant désormais dans la ville où s’effectue ce « retour ».
Il y aura vraisemblablement plusieurs manières de lire et de parler de l’ouvrage ; de par les lectures qu’il aura à son tour suscitées, la plus respectueuse et la plus fidèle à la trajectoire décrite me paraît de ne pas la sortir du courant d’idées auquel elle se rattache, voire dont elle se fait le porte-drapeau, les gender ou queer studies, incompréhensibles sans, pour ce que j’en connais, les travaux de Judith Butler [9], Eve Kosofsky Sedgwick [10], George Chauncey [11] ; en tous cas ceux-ci me paraissent suffisamment éclairants pour ne pas dissocier identités sexuelles, identités sociales et mouvements politiques.
En ce sens ce « retour à Reims » est assez comparable à l’esquisse d’auto-analyse de Pierre Bourdieu, fournit des moments d’auto-compréhension (et en même temps de compréhension au lecteur) n’en constituant pas une autobiographie au sens classique du terme, mais un document d’analyse en première personne : lorsque Didier Éribon projette de relire de façon critique les livres qui l’avaient mené jusque la cérémonie de Yale, la part théorique n’est pas moindre que la passion militante.
Si Didier Éribon ne fait pas ici littérature — l’ouvrage toutefois est construit, composé, équilibré en ses parties, de bonne facture et se lit comme un roman — il ne lui apporte pas moins ailleurs une appréciable contribution en tant, par exemple, que traducteur de Michaël Lucey : Les ratés de la famille, sous-titre : Balzac et les formes sociales de la sexualité [12]. Un Balzac « queer » ? Et comment !
Le livre de Lucey a suscité des commentaires divergents : mitigés de la part d’Éric Bordas [13], qui pointe bien les problèmes de distorsion dans la réception (de l’oeuvre de Foucault, de la psychanalyse, des études de genre) entre la France et les États Unis ; d’autres, enthousiastes de Judith Lyon-Caen [14]. Il est possible d’avoir une approche moins savante ou tendue, et de goûter l’humour en particulier de « L’Interlude » : Balzac et les relations de même sexe dans les années 1830 (pp. 127-170) qui aiguiseront la perception du simple lecteur. Reprenant un propos de Jean-Louis Jeannelle concernant l’analyse, dans L’Épistémologie du placard [15] de La Bête de la jungle, d’Henry James :
« Pour ceux à qui une telle interprétation paraîtrait excessive, Sedgwick rappelle qu’il n’est qu’un seul péché contre l’Esprit : lire des textes littéraires sans se mettre en danger, et écrire sans s’exposer soi-même. »
[1] Jean-Louis Giovannoni répond ici à une question de Gisèle Berkman, relativement à l’adage de Boileau, Ce qui se conçoit bien etc. Le contexte en est un entretien dans la revue Rue Descartes, n° 65, coordonné par Gisèle Berkman avec pour tire donné à l’ensemble : Clair/Obscur.
Gisèle Berkman a préfacé la réédition récente des premiers livres de Jean-Louis Giovannoni, dont a rendu compte cette lettre. Je ne peux m’empêcher de citer l’article de Richard Rand (on attend la suite) pp. 100-111, qui sous le titre Clair ? Obscur ? réexamine, après Bident, après Derrida, la conjonction de deux « crises » dans L’Arrêt de mort, de santé chez l’héroïne, de Munich chez le narrateur.
[3] « On me décerna un prix à Yale. Mes travaux sur l’histoire intellectuelle, sur l’homosexualité, sur la subjectivité minoritaire, m’avaient donc conduit là où mes origines de classe, situées dans les profondeurs du monde social, ne m’auraient jamais laissé espérer pouvoir venir un jour, et, de fait, m’avaient laissé peu de possibilités d’y parvenir. » Retour à Reims, p. 240.
Ce prix récompense une contribution éminente, à l’échelle internationale, dans le champ des études gays et lesbiennes, Didier Éribon a en particulier dirigé la publication du Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (Larousse, 2003), et avait organisé au Centre Georges Pompidou, en juin 1997, le premier grand colloque en France consacré aux études gays et lesbiennes et à la théorie queer. Les actes furent publiés en février 1998 par les éditions du Centre Pompidou.
[4] Voir bibliographie de Didier Éribon.
[5] Nouvel Observateur, 22/10/2009.
[6] Raymond Williams, Border Country, Parthian, « The Library of Wales », 2006
[7] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, éditions Raisons d’agir, 2004.
[8] Cf. Dans « La Marmite », trace de la rencontre professionnelle et personnelle.
[9] Si Trouble dans le genre - Le féminisme et la subversion de l’identité, est désormais accessible en poche à La Découverte, bien d’autres ouvrages de Judith Butler ont paru depuis.
On lira avec profit Une éthique de la sexualité, entretien avec Judith Butler, réalisé par Éric Fassin & Michel Feher, in Vacarme n° 22 hiver 2003.
Du côté de la psychanalyse, toute une série de contributions ont été réunies par Monique David-Ménard aux éditions Campagne Première, sous le titre : Sexualités, genres et mélancolie et le sous-titre de l’ouvrage invite, à S’entretenir avec Judith Butler.
Le récent numéro 4/5 de la revue Incidence, Foucault et la psychanalyse, « il faut être juste avec Freud », comporte deux textes de Judith Butler :
— Reconsidérer « les corps et les plaisirs »
— Retour sur les corps et le pouvoir
La présentation de cette revue par trois de ses contributeurs : Patrick Lacoste, Pierre-Henri Castel, Emmanuel Gripay, peut être écoutée en ligne ou podcastée via le site de la librairie Mollat.
[10] Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard, éditions Amsterdam, 2008. Cf. ce résumé (revue Rue Descartes, n° 40).
— article de Bruno Perreau Eve Kosofsky Sedgwick, Genre, sexualité & société, n° 1, printemps 2009
— article de Joseph Litvak : Le culot d’Eve Sedgwick, théoricienne queer.
— hommage à Eve Kosofsky Sedgwick par Mathilde Fournier.
Les premiers textes publiés en français furent :
— Construire des significations queer, in les études gay et lesbiennes, colloque Centre Pompidou, 1997, cité plus haut.
— Rythmes et formes discordants, entretien avec Robert Harvey, in revue Rue Descartes, n° 40, 2003, Queer : repenser les identités.
[11] De l’autre côté du placard, entretien avec George Chauncey, auteur de « Gay New York » avec Philippe Mangeot, pour la revue Vacarme, est accessible en ligne.
[12] Michaël Lucey : Les ratés de la famille, Balzac et les formes sociales de la sexualité, éditions Fayard, 2008.
[13] Éric Bordas, Ratés pour ratés, in Acta Fabula, août 2009
[14] Judith Lyon-Caen, Balzac queer, La vie des idées, 29-12-2008.
[15] Jean-Louis Jeannelle, Bienvenue dans le placard, Le Monde des livres, 30.05.08.