« la volonté de trouver une forme pour l’informe »

19/03/2013 — Tiphaine Samoyault¹ ; Marcel Cohen²


D’un mot à un mot,
vide possible,
au loin,
irrésistible.
Le rêve en est l’acompte ;
le petit, le premier
acompte.
From one word to another,
possible void,
far,
irresistible.
Dream the instalment ;
the small,
the first one down
 [1].


Voici deux livres que La Quinzaine littéraire m’aura apportés en les signalant dans son dernier numéro, de manière très visible pour le premier, toute une page lui est consacrée, celle du « Journal en public » de Maurice Nadeau [2], et pour l’autre les cinq/six lignes inscrites dans les pages « Bibliographie », ne m’ont pas moins sauté aux yeux.

De Tiphaine Samoyault, j’ai appris à apprécier la rigueur intellectuelle [3], à connaître l’engagement en faveur de la lecture de livres exigeants, à la Quinzaine en particulier [4], à la rencontrer aussi comme auteur [5]. Quand à Marcel Cohen, l’annonce, fût-elle très succincte, d’un nouveau livre suffit à me le prescrire [6].

Tiphaine Samoyault, née en 1968, part en 1995 enseigner à Sarajevo [7] pendant la guerre de Bosnie. Elle n’y retournera qu’en 2010. Le livre qui paraît, revient sur cette implication, et témoigne du désarroi d’une génération. Marcel Cohen, né en 1937 échappe aux convois de la mort en 1943. Il écrit : « Un écrivain n’accepte pas l’idée que ces petites stèles, adossées les unes aux autres dans les bibliothèques, puissent perdre toute signification. Il suffit même de promener le regard sur le dos des livres pour comprendre que la volonté de trouver une forme pour l’informe reste un message clair, quand bien même les volumes seraient devenus inaudibles. »


Tiphaine Samoyault, Bête de cirque [8]

Déclarer : « revient sur cette implication, et témoigne du désarroi d’une génération », est un peu court, assurément. Joignons-y :

« Mais, dis-moi, nous sommes en 2013, tu es revenue de Sarajevo, tu t’es remise à chercher d’autres asiles, tu cherches de nouveaux engagements, en auras-tu jamais fini d’« être née blanche, catholique, bourgeoise, bien dotée et bien douée » ?
À moins qu’avec ce livre audacieux et poignant tu donnes à chacun de ceux qui vont te lire l’occasion de se prendre lui même à bras-le-corps et, à ton aune, de mesurer sa vie. »

C’est Maurice Nadeau qui parle [9]. Le lecteur de Maurice Nadeau, Le chemin de la vie, (Entretiens avec Laure Adler [10]) n’aura pas manqué d’y remarquer au chapitre V (« Découvreur »), une élection mutuelle. Aussi le « recadrage » que l’on aura pu percevoir dans ces quelques mots, relève bien de l’estime indéfectible. Il ajoute d’ailleurs, et nous le suivons : « Ce serait ta fierté » [11].

Il en reste, à preuve ce passage (p. 59-60) que j’élis entre tous, et qui relève de la « scène intérieure » (ou « théâtre des opérations ») :

« Je me tenais sur mes gardes, réfugiée dans ce qu’il me restait de fierté et pourtant sans défenses. J’étais une lionne qui n’avait plus de dents et dont la course était ralentie par les enfants qu’elle portait, mais une lionne tout de même. Tous les êtres que je rencontrais, mes semblables, étaient assiégés par des douleurs latentes, fantômes ou morts prochaines. Mais peu d’entre eux connaissaient le siège, l’occupation du temps et du geste qui ne laissait aucune activité anodine, qui faisait de toute volonté une rébellion, passible de certaines mesures de rétorsion. Écrire, par exemple, était évidemment condamné comme l’expression d’un vain désir d’exister et ne pas écrire comme une impuissance dont on aurait l’unique responsabilité. La seule réponse que demandait l’assiégeant était la reddition sans conditions, c’est-à-dire sans qu’il reste en soi la moindre parcelle qui vous appartiendrait en propre. La preuve d’amour qu’il réclamait, c’était de n’être plus rien de ce qui vous faisait être vous et dont vous croyiez naivement que c’était sa raison de vous aimer. Il vous aimait de ne plus vous aimer. »

Qui parle ? femme [qui s’insurge, qu’à l’invention de « nouveaux pères », ne se soit pas (sur)imposée celle de « nouvelles mères »], intellectuelle engagée [avec le sentiment que sa génération n’est entrée dans l’histoire que par effraction], écrivain [refusant qu’une phrase contienne une chose et son contraire] ne font qu’une assurément, dans un combat non moins « brutal que la bataille d’hommes ». Ici sourd une souffrance, qui peut surprendre, au regard d’une réussite attestée. Guetteraient la « bête de cirque », le « singe savant » évoqués au chapitre 6 (un souvenir d’enfance).

« Image » que l’on espérera fuir ainsi :

« Si je ne tiens pas en place, c’est que je ne sais pas de qui tenir ou à qui tenir, qu’on ne m’a pas appris à mettre en cercle autour de moi l’ordre des années et des mondes. Alors je cherche à en avoir le plus possible à ma disposition pour me donner une raison. Je voudrais ne pas abandonner ces mondes comme on laisserait derrière soi des instruments obsolètes ou des meubles démodés. J’écris pour dire ce que ces visions, ces étendues barrées ou non me donnent comme souvenirs et comme avenir. J’écris comme je voyage pour réinventer une communauté avec mes « moi » possibles, la maman éthiopienne et le soldat de Bosnie, la petite Américaine et l’étudiant d’Haïti, la grand-mère russe et l’apatride à Montreuil - une communauté qui n’inclut ni le narcissique ni le bourreau car elle est formée de ceux qui ont besoin d’autres « moi » pour survivre. »

Elle ajoute : « Je quitte la France pour dépasser la pauvreté de l’expérience, pour que l’imagination déborde, pour retrouver mon enfance. Je quitte la France pour ne pas mourir endeuillée, ou déjà morte ».

De la « bête de cirque » on ne gardera pas toutefois une image négative, après avoir lu les pages (90-107) qui s’écrivent à partir de l’évocation du Rapport pour une académie [12], et trois variantes de Peter Le Rouge, dont la figure de Gérard Bobillier [13], et une forte "leçon" sur l’ironie [14] : la dernière page du livre tend à montrer qu’elle ne s’est pas perdue :

« Je suis rentrée de Sarajevo. C’était presque Noël. J’ai emmené mon fils au cirque pour la première fois. À l’entracte, le grillage circulaire qui isole les grands fauves des spectateurs a été installé. Nous étions au premier rang, un lion a rugi vers nous et Salomon s’est mis à pleurer. J’ai trouvé le lion tout petit, je n’étais plus une bête, bête quand même de voir mon fils pleurer. Il s’est consolé, sans doute grâce au lion qui a entrepris de traverser un cerceau en flammes sans brûler sa crinière. Nous étions de l’autre côté des barreaux, proches de l’animal mais séparés de lui, quasiment libres. » (154)


Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits [15]

Dans l’Avertissement, page 8, Marcel Cohen écrit : « Ce livre est donc fait de souvenirs et, beaucoup plus encore, de silence, de lacunes et d’oubli. L’espoir secret serait qu’un usage de ces faits s’impose néanmoins, et en premier lieu à moi-même, comme chaque fois qu’il y a accumulation, rangement, volonté de mettre au net. Une seule certitude : c’est bien l’ignorance, la ténuité et les vides qui rendaient cette entreprise impérative. Aux monstruosités passées, il n’était pas possible d’ajouter l’injustice de laisser croire que ces matériaux étaient trop minces, la personnalité des disparus trop floue et, pour utiliser une expression qui fait mal mais permettra de me faire comprendre, trop peu « originale » pour justifier un livre. À la scène III de l’opéra de Richard Wagner L’Or du Rhin, la formule magique d’Alberiche qui rend invisible est la suivante : « Seid Nacht und Nebel gleich » (« Soyez semblables à la nuit et au brouillard »). On sait l’usage qui fut fait ultérieurement de ce Nacht und Nebel. »

Les italiques de faits, que l’on retrouve dans le sous-titre, indiquent une manière de faire, celle des trois ouvrages précédents dont c’était le titre, ainsi que leur matière. « Sur la scène intérieure » correspond très simplement aux attendus de la collection l’Un et l’Autre : « Les uns et les autres : aussi bien ceux qui ont occupé avec éclat le devant de la scène que ceux qui ne sont présents que sur notre scène intérieure, personnes ou lieux, visages oubliés, noms effacés, profils perdu. »

Sur la couverture du livre, un coquetier en bois peint, d’autres « documents », ainsi l’auteur les appelle-t-il, en fin d’ouvrage : un petit chien confectionné avec de la toile cirée, un violon, un sac confectionné dans de la toile à matelas, un porte-cigarettes en simili-cuir, une résille, un ours en bois brun sculpté. On en saura l’histoire dans diverses pages du livre, et plus particulièrement celles consacrées à Jacques, le père. Pour chacun des chapitres, l’indication, en page de droite, des nom et prénom, date et lieu de naissance, et la mention du n° du convoi ainsi que la date, et, à la page suivante une photographie. Comme des stèles commémoratives. Quant à l’honneur rendu à chacune et chacun des disparus, c’est indissolublement (même si des italiques tâchent à les distinguer) celui de l’enfant qui échappa à la rafle du 14 août 1943 et de l’écrivain qu’il devint par la suite, collectant auprès des proches survivants, tous les renseignements qu’il pourra obtenir. Il est singulièrement frappant que c’est parce que le grand-père qui engage une bonne bretonne la réinscrit à l’école, que l’enfant aura la vie sauve. Il y a là une puissance symbolique immense que je laisse au lecteur de la recevoir. Cette force de la transmission irrigue bien sûr l’écriture, une écriture dont on sait à quel point elle s’abstient de toute recherche de l’effet, et qui n’en saisit pas moins qui l’accueille.

Ainsi chacune des évocations est-elle particulièrement poignante, quelle que soit la quantité de faits qui auront pu être réunis, qu’il s’agisse des quelques pages consacrées à Monique, le bébé qui sera emmené avec sa mère, après un bref temps en sa compagnie à l’hôpital Rothschild (l’enfant n’ayant pas « l’âge requis pour la voyage à Auschwitz, via Drancy »). Pages bouleversantes où Marie, la mère la gaîté personnifiée, incarne en un rien de temps la plus grande déréliction. Pages stupéfiantes, où l’on voit tous les risques pris par un oncle qui fait en sorte que l’enfant (Marcel) qui fait partie des « personnes recherchées » puisse rendre visite à sa mère. De même, l’élaboration d’un stratagème pour qu’elle quitte les lieux et qui n’aboutit pas, par crainte des représailles envers l’enfant. Et que dire des pages, où seront mis à l’épreuve les souvenirs d’enfance, avec le dévoilement d’une plaque à la mémoire des jeunes mères et des nourrissons internés à l’hôpital Rothschild, le 23 mai 1996 ?

L’observateur attentif des deux photos côte à côte de la page 58 trouvera dans le chapitre qu’elles ouvrent de quoi comprendre qu’il y a un violoniste jouant sous ses yeux, mais aussi une technique (l’école franco-belge) d’un temps et d’un espace bien précis, celle de Jascha Heifetz, David Oïstrakh, Nathan Milstein. Violon perdu et retrouvé, ayant survécu à sept déménagements, et n’ayant pas été joué depuis soixante-dix ans. L’auteur ajoute, instrument entendu pour la dernière fois sur la rampe de Birkenau. Pour rassurer les arrivants, car « dans cette usine à haut rendement qu’était Birkenau, tout mouvement de panique aurait été contre-productif » [16].

Faut-il insister ? il y a dans ces pages un immense amour confronté à la brutalité insensée d’un temps, et confié à la scène intérieure de chacun [17].

*

« Un livre dont le centre serait à la périphérie, et qui n’offrirait rien sur quoi prendre appui, serait-il un pur non-sens ? Et pourquoi réunir des matériaux qui n’ont rien d’exemplaire et ne nous apprennent rien, quand bien même ils résumeraient l’obsession et le travail de toute une vie ?

Au-delà des réponses convenues sur le témoignage, ce livre devait être écrit. » (7)

© Ronald Klapka _ 19 mars 2013

[1Edmond Jabès, Le Livre des Questions, Gallimard, coll. L’Imaginaire, p. 47. Rosmarie Waldrop cite ce passage pour indiquer comment elle traduit Jabès. In d’Absence abondante, contrat maint, 2009, traduction d’un extrait de Lavish Absence : Recalling and rereading Edmond Jabès (Wesleyan University Press, 2002. Traduction collective de l’américain dirigée par Pascal Poyet, au Centre Dickinson, Toulouse, 2008.

[2La Quinzaine littéraire, n° 1080, 16 au 31 mars 2013, p. 27.

[3Naguère professeur à Paris 8, Tiphaine Samoyault enseigne désormais à Paris 3, un article de la revue Romantisme : « La reprise (note sur l’idée de roman-monde) » donnera une idée du champ de recherche initial.

[4L’article « Sur la critique littéraire… », du numéro 1001, p. 15, n’a pas laissé de m’intéresser, de m’interroger, d’autant qu’"à part" du numéro 1000 « Pourquoi ils aiment la Quinzaine ». J’en extrais ceci :

« Pourquoi alors s’intéresser à notre contemporain en tant que contemporain alors même qu’on ne lui reconnaît pas toujours une valeur de présent ? Est-ce une façon de compenser le sentiment qu’on éprouve en écrivant d’être étranger à sa propre époque ? Est-ce le désir d’être plus près des préoccupations du monde dans lequel nous vivons ? La peur du dégagement et de l’indifférence ? La réponse se situerait sans doute dans une zone intermédiaire entre toutes ces propositions, dans la considération d’une part qu’il y aurait une injustice à ne pas s’intéresser à son présent alors même qu’on lui demande de s’intéresser (au moins un tout petit peu) à nous, dans le sentiment, d’autre part, que se taire est impossible quand on écrit, que nous avons le devoir de savoir ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas pour notre temps. »

[5Bibliographie, en dehors du livre qui vient de paraître, sur le site des éditions Verdier.

[6Marcel Cohen est un écrivain très discret, mais qui l’aura lu, ne pourra plus que le lire ! « Que » les faits en attestent, ou cette lettre à Antonio Saura, ou encore la montre Doxa.

[7On retiendra la figure de Francis Bueb, de l’association Paris-Sarajevo-Europe, qui deviendra Centre André-Malraux.

[8Tiphaine Samoyault, Bête de Cirque, Seuil, Fiction & Cie, 2013.

[9La Quinzaine, n° 1080, article. cité. Qui aura lu le 1001° numéro de la Quinzaine aura appris :
"Quand j’aime un film, dit Godard dans Histoire (s) du cinéma, on me dit : - oui, c’est très beau, mais ce n’est pas du cinéma ... Alors je me suis demandé ce que c’était." C’est un peu ce qui s’est passé pour moi avec les livres. J’ai voulu savoir ce qu’étaient les livres que j’aimais. Et comme je n’ai jamais commencé par penser que c’était en moi-même que je pouvais trouver des réponses, je voulais que les livres eux-mêmes me répondent.
J’ai alors écrit à Maurice Nadeau. J’avais un peu plus de vingt ans. [...] Ainsi faire de la critique littéraire, au début, c’est tout simple. C’est répondre d’une ou de plusieurs admirations, pour des livres d’abord mais aussi, dans mon cas, pour un lieu et pour un homme qui ont su se montrer à la hauteur de l’admiration que l’on a pour les livres. Tout s’est donc passé très simplement. Maurice Nadeau a répondu à ma lettre, m’a proposé de venir rue du Temple choisir quelques livres et, quelques semaines plus tard, de reioindre le comité.

[10Maurice Nadeau, Le chemin de la vie, (Entretiens avec Laure Adler), éditions Verdier, 2011.

[11Le sentiment de honte est en effet très présent, tout au long du livre, ainsi les lignes consacréées à Annie Ernaux, ou ces propos, p. 150 : « Je comprenais que chacun, un jour ou l’autre, pouvait être pris dans cette honte inguérissable d’exister. Ce qui me retenait désormais, c’était ce moment où la honte de l’humanité se substituait d’un coup à la honte de soi, la honte du juste devant l’acte injuste ».

[12Franz Kafka, Rapport pour une académie, Récits, Romans, Journaux, Le Livre de poche, La Pochothèque, 2000.

[13In memoriam, l’hommage du Banquet des générations.

[14« Je pense aujourd’hui que l’ironie au moyen de laquelle il déplaçait les faits et les discours, transformant ainsi la comédie de la vie en grande farce sensible, dessinait avec précision la forme de la survie, c’est-à-dire de la vie inverse, relevant le marquant et le mémorable, abandonnant la matière à la terre et aux vers. L’ironie met le monde à l’envers. Elle piétine la bêtise et les manquements, allège les choses vraiment graves, dramatise les petitesses de chacun. L’ironie fait de celui qui la pratique avec un art extrême un qui est déjà mort, non parce qu’il serait emmuré dans l’absence ou réduit à des mouvements presque imperceptibles, mais parce qu’il porte un savoir de la mort que rien - ni l’amour, ni l’art, ni la politique - ne vient conjurer. C’est d’ailleurs cela qu’il transmet. Avoir connu quelqu’un qui le savait rend à jamais inconsolable. Je ne puis être consolée de sa mort car la mort est sans ironie et si la vie ironique est bien porteuse d’un savoir de la mort, la mort ne porte pas inversement avec elle un savoir de la vie. Et je suis inconsolable tout court car ce savoir-là, même s’il pousse au rire et à l’ivresse, il ne ménage aucune échappée au désespoir ni n’offre de moments parfaits. » (Bête de cirque, op. cit., 102-103)

[15Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Gallimard, L’un et l’Autre, 2013.

[16Je recopie ce qui suit : « La grande mezzo-soprano Hedda Grab-Kernmayr, internée à Theresienstadt de 1942 à 1945, et qui fut tenue de chanter en de nombreuses occasions devant un parterre de SS, répondit à sa façon à un tel dévoiement de la musique. Son attitude n’est pas à prendre à la légère. Pascal Quignard (dans La haine de la musique) rappelle qu’après la libération du camp par l’Armée rouge, la cantatrice eut la chance de pouvoir émigrer aux États- Unis. Dès lors, et en dépit de toutes les sollicitations, elle refusa obstinément de chanter. Avec la même constance, elle ne voulait plus même entendre parler de musique autour d’elle. Elle n’était pas seulement morte à la musique : la musique, lorsqu’on revenait de tels parages, semblait avoir perdu tout son sens. » (73)

[17Et de relire ici les pages 78-79 : « Au milieu des années 50, j’ai voulu revoir cette boutique [rue de Clichy, où Jacques finit par s’installer, peu avant la guerre]. Le nouvel occupant n’avait rien changé aux lieux et vendait les mêmes articles. l’ai donc retrouvé mes moindres souvenirs, y compris l’odeur de naphtaline : les mites affectionnaient indifféremment les chaussettes en laine et en fibranne. l’ai pourtant fait une découverte que Jacques se serait bien gardé de me faciliter pendant la guerre : un petit placard, dissimulé dans le lambris, abritait un lavabo. Au dos de la porte, une affiche montrant le général de Gaulle, d’environ soixante-dix centimètres par cinquante, était punaisée. Le général porte le képi d’apparat orné de feuilles de chêne. Je me suis toujours demandé où l’on pouvait bien se procurer une telle photo pendant la guerre. Le nouveau locataire des lieux avait bénéficié de l’ordonnance du 26 avril 1941, interdisant toute activité commerciale aux Juifs. Apparemment, il ne nourrissait aucune haine à l’égard de ces derniers, ni d’ailleurs du général de Gaulle. Il n’était pas non plus le moins du monde gêné d’avoir devant lui le fils d’un homme qu’il avait entièrement spolié. Il est vrai qu’il n’y a là aucune contradiction. »