En ce temps-là, je n’étais plus tout à fait une « monade heureuse », 68 et des événements privés avaient fini par me rempoter dans l’humus parisien, et j’avais troqué l’unique maison de la presse du pays natal, providente toutefois en livres de poche, pour la griserie en particulier de revues de toutes sortes, qui me faisaient écarquiller les yeux, désemplissaient régulièrement la bourse. Et d’un coup, d’un seul, ce fut, c’était son numéro 9, je découvrais Po&sie, Michel Deguy, et grâce à lui, à eux, Paul Celan, Georg Büchner, et jusqu’à l’exclamation de Lucile qui retentit de plus belle aujourd’hui.
En ce temps d’aujourdhui, Hélène Cixous fait resurgir la figure de Büchner, dans un séminaire où pour la troisième année il est question d’« aérer la chambre du crime » [2], tandis qu’à la Comédie de Reims est donnée à nouveau la trilogie par la troupe de Ludovic Lagarde, et que le toujours surprenant Laurent Poitrenaux incarne en une même soirée, Woyzeck, Danton, et le roi Pierre de Popo [3].
Il y a peu (en 2008) Erika Tunner ouvrait un numéro de la revue Europe, avec une exclamation « à la Lucile » : « Büchner nous manque ». Cette fois, je ne manquerai pas, pour commencer, de rendre hommage à son travail et à celui de ses invités.
« Büchner nous manque » [4]
En tout préalable, mention pleine de reconnaissance : la conférence-lecture de Jean-Christophe Bailly en 2011 à la BNF. Ce qu’il dit (intensif) de Büchner, la place qu’il tient dans sa vie de lecteur, quelques faits biographiques précis (les années « autonomes »), la lecture de l’inattendue, émouvante et belle tirade de Marion, celle de Lenz (traduit avec Henri-Alexis Baatsch : partez dans la montagne et flanquez-vous dans la fontaine de Waldersbach), l’évocation de la communauté seconde, leurs membres qui veillent jalousement sur leur auteur d’élection... (le tout avec la plus parfaite discrétion, c’est beau, c’est pur, je le dis purement, et si rare... [5])
Ainsi le jour vient où le lecteur de cette « communauté sans communauté » se fait plus tolérant avec les lectures réflexives (celles que Lenz ne trouverait pas vivantes), pourvu qu’elles n’altèrent pas la jeunesse de l’œuvre - magnifique preuve de celle-ci, rappellent-ils, rappellerai-je, on rappellera donc, l’avance formelle de Woyzeck : la traduction musicale devra attendre Alban Berg (et du côté de la folie, incestueusement littéraire, la rue Alban-Berg, devra attendre Anne Serre, cf. infra — c’était une incise, parfaitement inattendue —).
Aussi je reviens à l’exclamation d’Erika Tunner, ouvrant ce numéro d’Europe de la fin 2008. J’avais relevé dans « Büchner et la folie » la contribution de Fernand Cambon, préface à sa traduction de Lenz, en ce qu’elle mettait en lumière la possibilité d’articuler politique et psychiatrie — Büchner pleinement de son temps et déjà en avant de lui [6] —, sans omettre les écueils auxquels est soumise la traduction (les monosyllabes, l’impersonnel, le es, la finale : « So lebte er hin... ») ; outre Lenz, Fernand Cambon traduit ici le discours de Canetti, le texte de Lukacs (centenaire de Büchner en 1937).
Dans l’ensemble de ce numéro d’Europe, c’est Lenz qui a la part belle, avec des contributions qui se complètent particulièrement, insistant qui sur la littérarisation du rapport du pasteur Oberlin, qui sur les accointances entre les vies de Lenz et de Büchner, leurs « programmes » esthétiques, qui sur la dimension psychiatrique de l’événement de la folie de Lenz, et l’étonnante clinique qu’en fait Büchner. Cela demande lecture serrée, mais enrichissante, documentée et empathique la plupart du temps, qu’il s’agisse du « Chaos désolé d’un esprit » d’Alain Cozic, ou selon Clarissa Schoofs et Yasmin Hoffmann de « L’immense fissure qui traverse le monde de Lenz » qui, ajoutent-elles « anticipe donc aussi sur la crise de l’individu moderne : perte des repères d’identification traditionnels, illusion de son autonomie, fragilité de ses efforts et aliénation de son comportement. C’est sans doute pour cela que ce fragment littéraire continue à intriguer, à déranger, qu’il continue à provoquer par le froid glacial permanent qu’annonce son paragraphe final ».
Les lecteurs du Méridien, 1960, rappelons-le, sauront gré à Dietmar Goltschnigg, de sa contextualisation précise de la remise du prix Büchner à Paul Celan, des difficultés de sa réception alors que tout en étant un manifeste poétologique propre à l’auteur, le discours rédigé en cette occasion prend particulièrement en compte ce que l’œuvre de Büchner pouvait signifier pour le poète : contre-parole d’un temps, elle le demeurait comme utopie de la rencontre, quelque chose qui revient (nécessite retour) sur soi comme un méridien.
Je m’attarderai pour terminer sur la contribution de Pierre Silvain — ne méconnaissant pas les éclaircissements bienvenus sur Léonce et Lena (Erika Tunner), les réflexions de metteur en scène de Stéphane Braunschweig, ou encore le rôle de Karl Gustzkow par Michel Cadot [7]. Dans la collection « L’un et l’autre », Le Brasier, le Fleuve (2000) [8] a marqué l’attrait de l’auteur de Julien Letrouvé, pour l’œuvre de Büchner.
Le propos critique dans « De l’obscénité dans La mort de Danton », c’est le titre de l’article, est remarquable. Obscénité du langage, en dépit des édulcorations -faible mot- apportées par l’éditeur, pour lequel chemin faisant, nous apprenons (une lettre), que Büchner avait pour projet d’écrire « deux drames cochons », il est ajouté : (sic). Selon Ludwig, le frère de Büchner, il se serait agi d’une pièce sur L’Arétin. Et Pierre Silvain d’imaginer, que « la langue au fil acéré de scalpel » des Sonnets luxurieux, mettait du cœur au ventre de qui rédigeait un mémoire sur le système nerveux des barbeaux [9] ! De rappeler aussi : « Rien qu’il n’ait emprunté, à travers ses lectures, à la langue plébéienne que l’on parle dans les rues et les prisons de la Terreur, ou encore à Shakespeare qu’il lit avec admiration : l’obscénité langagière est de son cru. Si elle participe d’un goût profond, sans doute jamais élucidé par lui de crainte de courir le risque stérilisant d’une autocensure, elle échappe cependant à celui de la gratuité scabreuse, car il est remarquable qu’elle soit toujours “en situation” ». Et c’est le cas pour l’exemple choisi de la scène 2 de l’acte II (Un mail. Des promeneurs — grisettes et soldats), dans laquelle n’est pas fortuite l’apparition de Danton. Mais pour ma part, de cette scène je retiens cette adresse à Camille (Desmoulins) :
« Surtout n’exige de moi rien de sérieux. Je ne comprends pas pourquoi les gens ne s’arrêtent pas dans la rue pour rire au visage l’un de l’autre. Ils devraient à mon avis éclater de rire à leurs fenêtres, à travers leurs tombes, le ciel devrait crever et la terre se convulser de rire. » [10]
Anne Serre, « Petite table sois mise ! » [11]
Dois-je l’avouer ? j’ai ri aux larmes dès les premières pages de Petite table sois mise !, y retrouvant la joyeuse férocité d’Histoire de l’œil, l’alacrité du Surmâle, et me demandant bien où l’auteur voulait m’emmener. Connaissant quelque peu ses livres, cette hénaurmité (quel incipit !) ne devait pas être gratuite et devait donner à penser c’est à dire écrire. Magique est la table d’écriture, lorsqu’à force de tourner, s’en échappe un esprit un peu fort. Incestueuse est la lalangue, bifide, empoisonnée. La petite épée du cœur — Anne Serre a emprunté cette très belle expression à Patrick Maury [12] — tranchera, voir comme les père et mère de ce conte d’un genre spécial, sont réduits à rien après avoir été tout. Bref comme dans bien des contes (ici allusion à une formule de Grimm), voilà un récit de formation, d’émancipation, initiatique donc.
Le sentiment sexuel pour emprunter à Nathalie Quintane [13] y est prégnant, mais souvenons-nous de Pascal Quignard, plus que le sexe, c’est le récit qui crie : Encore, encore ! Bref, avec les mots, c’est meilleur encore. Et l’art de conter d’Anne Serre est ici à son meilleur. Quel bonheur, au détour d’une page, en manière de pause, encore que, de retrouver Eva Lone [14] dans la description de la maison, car Anne Serre aime à décrire (« Je la décrirai pourtant, car je l’aimais » (18)), et ici se mêlent avec une grande placidité quelques allusions aux désordres intimes, cette maison étant « pareille à un corps, pareille à une âme ». Autant dire que l’auteur tient son lecteur, sa lectrice, serré(e) contre le texte, et ne lui procure de relâche que de l’avoir conduit(e) à l’acmé de l’écriture, voyez comment s’y heurte l’assistante sociale à la recherche du « dysfonctionnement » :
« Le corps que nous formions avec nos parents et leurs amis était si compact, la circulation qui existait entre nous si lumineuse, si ordonnée, que les propos de l’assistante paraissaient se heurter à une paroi lisse, bombée et douce : elle ne savait comment la percer. »(24)
Et c’est au beau milieu des champs que les deux flèches d’une cathédrale en feront l’office : « Pendant que nous nous occupions, je pouvais, lorsque je relevais la tête, distinguer au loin les deux flèches noires d’une cathédrale. Et pour la première fois, quelque chose naquit en moi. Non pas l’amour, j’en étais bien loin encore, jeune comme je l’étais, et dans une situation tout de même si inextricable, mais un début d’amour, un début d’espérance, un début de douleur pour quelque chose de plus haut, de plus fin, de plus mystérieux que le plaisir familial qui n’était ni haut, ni fin, ni mystérieux, mais qui n’était pas son contraire non plus. Qui était large, doux, glacial et puissant. » (28)
Reliez ceci à : « Villa d’Este, elle montait l’escalier de pierre, je montais derrière elle, j’étais triste de l’avoir transportée dans ce jardin, d’y avoir passé plus de trois heures sans rien trouver en elle ni en moi, quand soudain, à son manteau blanc se substitua une robe blanche, à sa chevelure blonde une autre chevelure, et je fus transportée d’un coup dans le vestibule glacé, sur la table noire et miroitante, et ce que je sentis alors, à ma plus grande surprise, fut un désespoir si violent qu’on aurait dit un séisme en mon cœur, comme si ses deux parties étaient soudain séparées, déchirées, arrachées l’une à l’autre, comme si c’était cela qui s’était passé rue Alban-Berg sans que je le susse jamais, comme si cette table au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions avait été celle d’un sacrifice, comme si l’on m’y avait amputée, torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais. » (53)
Outre que c’est magnifiquement écrit (imparfait du subjonctif compris), à sa place, qu’on y pressent davantage pour quoi Alban-Berg est le nom de la rue, la soudaineté de la révélation (et ce n’est pas l’institution en la personne de l’assistante sociale qui perce le secret), l’amour, c’est l’écriture, qui demande de sacrifier l’édredon des conventions, quelles qu’elles soient, et il est épais, moelleux, confortable ! L’intrépidité des héros (des héroïnes bien sûr) de contes n’aura pas failli à Anne Serre, pour nous donner un récit auquel on adhère avec le plaisir, la jubilation des situations impossibles, secrètement désirées, les épreuves (il est bon que ce mot dise aussi celles du texte) auxquelles il soumet : « attraper les poissons fuyants du réel » (33), pas facile, dit-elle ; reconnaissance donc, de rendre « extrêmement attentif, pour que vivre vous procure une joie terrible » ! (59)
Revue Europe, Cahier François Lallier [15]
François Lallier, Les Archétypes [16]
Il est heureux que simultanément paraissent au Temps qu’il fait Les Archétypes de François Lallier, et les vues que donnent de son œuvre des lecteurs attentifs dans un récent numéro de la revue Europe. Le poète, l’essayiste [17], mais aussi l’éditeur [18] ne ne font qu’un, en marge des courants dominants [19]. La double fenêtre ouverte par un court recueil (mais dense ô combien), et une approche réflexive tant d’un parcours affirmé que de moments choisis de l’œuvre, sera l’occasion de mettre en lumière la contre-parole d’« une poésie de haut langage ».
Lequel repose, indique Patrick Née en ouverture du cahier d’Europe, « moins sur un type de lexique, appartenant aux grands signifiants de la poésie [...], que sur une sorte savante de prosodie, où un certain rythme fondamental rejoue la grande partition lyrique d’Occident telle que nous l’a léguée l’après-romantisme, débarrassée de ses conventions (poèmes à forme fixe, isométrie ou régulière hétérométrie des vers, ritournelle de leurs rimes) ; mais non pas de la scansion d’un vers qui n’est « libre » qu’à raison d’une rythmicité plus savante dans son absence de pattern. »
Tout ou presque sera dit lorsque j’aurai ajouté : « On est plongé, à la lecture de François Lallier, dans une réflexivité inverse de celle à laquelle on a si souvent affaire avec la veine ludique des jeux sur le signifiant puisque c’est toujours sur l’ouverture à ce qui excède la capacité d’expression du langage qu’il réfléchit en en montrant sur la scène du poème la guette, la prise ou la déception ; c’est dire qu’on doit parler, à son propos, d’une métapoétique de haute exigence, se situant sur la ligne de crête de l’ambition métaphysique en poésie - dans l’héritage des grands prédécesseurs qui ont fait l’objet d’études critiques de sa part. »
Ce propos si net de Patrick Née dénote à la fois une connaissance précise de l’œuvre, de sa parenté (dans sa diachronie comme dans sa synchronie), d’analyses textuelles très fines. Elle se déploient dans un entretien de haute volée : « Le retournement de la mélancolie », et dans un article critique « D’une voix au-delà de l’angoisse » dont j’aime à rapporter la conclusion :
« Une autre perspective s’ouvrirait alors aux yeux du lecteur, celle du travail du poète intégrant la dimension de l’Insconscient (sur son versant lacanien), non intellectuellement mais à même le nouage des images qu’il donne à déchiffrer : disciple en cela de Jouve, qui ne cessa d’entrecroiser en une tresse magistrale la leçon reçue de Freud (via Blanche Reverchon) et sa propre élaboration symbolique de poète. Une mention particulière devrait aussi être faite de l’héritage du « Je est un autre » et du narcissisme brûlé qui me semble caractériser le rapport de François Lallier à l’expérience de poésie qui le traverse, où l’humilité très réelle n’empêche pas la conscience des moments de décollage (Didier Anzieu) qui élisent tout poète anthentiquement inspiré. »
Cette fois, c’est le grand lecteur d’Yves Bonnefoy, le lisant avec la psychanalyse, qui s’exprime [20]. Voilà une étude rare autant que convaincante, qui n’emprisonne pas dans une grille analytique, qui au contraire exalte les potentialités des deux langages : le poétique, et l’analytique ici quasi-métapoétique. Il y a lieu d’être admiratif devant cette maïeutique stricto sensu, ou l’angustia se révèle la condition nécessaire de l’accouchement d’une authentique parole de poésie, d’où s’ensuivent des remarques sur la dimension matricielle du processus d’écriture, j’inscris encore : « c’est-à-dire né au cœur d’un creux central qui ne serait jamais dénié par ce qui a pu y prendre forme et qui s’en trouve issu. Aussi ne saurait-il rallier jamais les tenants de la réussite du poème autotélique, fermé sur lui-même dans son autosuffisance - selon une approche du processus de création qu’on pourrait à bon droit qualifier de phallique, chaque « texte » s’érigeant alors en fétiche chargé de dénier le creux matriciel qui lui a donné naissance, en refoulant ainsi toute reconnaissance d’un processus féminin en lui. »
On lira aussi de Michèle Finck, « La fusion du visuel et du sonore », ainsi introduite par la hantise du son ironique et noir :
« Choisissons d’entrer dans la poésie de François Lallier par le demier poème du livre Le Silence et la vision (1995) : « À la fin de l’été je ne pouvais voir le ruisseau [...] //sans que s’interpose aussitôt [...] la hantise d’un son ironique et noir, maculant l’intouché du fracas dérisoire de ses phonèmes, au seuil du grand silence pressenti » (SV, 48). Au cœur de l’œuvre, il y a cette « hantise d’un son ironique et noir », angle mort énigmatique. Mais le parcours initiatique de ce poème clé, comme de l’ œuvre tout entière, est tendu vers un arrachement à la fascination de cette ironie et de cette noirceur, dans un dynamisme qui a pour centre la fusion de l’œil et de l’oreille, des catégories visuelles et sonores, et s’ouvre sur l’espoir d’une « lumière du sens, indéchiffrable » (Tissu du temps, 29). » Ici encore, une étude, qui fait place aux extraits de l’œuvre, pour en montrer la cohérence de la poétique.
Dans ses "Quelques mots pour François Lallier", après avoir évoqué des compagnonnages : Baudelaire, Jouve, Pierre-Albert Jourdan, Yves Bonnefoy indique qu’il aimerait aller plus avant avec François Lallier sur la notion de kénose, ainsi que sur sa conception de la parole, où dit-il, comment il se risque en lui aux confins du projet poétique et religieux, qui se verrait là transgressé.
Reste alors à écouter les quelques poèmes donnés à la revue : « Les temples de la mer et autres poèmes. » :
Ne deviens-tu pas ce que tu regardes ?
Un rythmne dans le visible — ce qu’on appelle une forme —,
Voici qu’il éveille l’âme,
Tu prends forme de cette âme qu’il éveille en toi,
Et ton âme devient visible aussi pour toi, dans ce que tu regardes.
Elle habite jusqu’à son fond de blancheur ou de nuit.
Un arbre, un nuage, le corps pourpre de la danseuse,
Posant ses pas sur la pierre, pour qu’on photographie secrètement sa beauté,
Le soleil même, qui tient avec simplicité son rang panni les images suprêmes,
L’éléphant, ou la vache, ou le serpent,
Ou la mendiante édentée, qui est la même que la danseuse,
Très haut, par-delà les années,
Dans le grand espace qui monte, vertical,
Sur le sable, près des temples de la mer.
Et nous voici tout proches des Archétypes, on lira comme les Temples de la mer s’accorde à cette quatrième explicative : « Une femme qui passe, un arbre dans la campagne, la neige vue d’un train, la forme d’une montagne, ou les rectangles de couleur qu’on voit sur l’asphalte des routes : autant de figures qui parfois, comme au hasard, et dans l’instant, semblent des archétypes. Non la trace d’un unique modèle idéal transposé dans la matière, mais des figures, fugitives, multipliées, qui nous atteignent sans qu’un souvenir, ou quelque qualité extraordinaire, en expliquent l’emprise, venues à notre rencontre comme d’un dehors absolu. Le poème qui s’en saisit et en procède les éclaire, traversant avec eux l’expérience du langage et sa part d’inconscient, pour émerger avec eux, renversement du rêve, sur « l’unique face de la vie ». » On trouvera aux pages 29 à 32 le poème qui aura donné son nom au recueil, proses poétiques et poèmes en vers ; celui qui s’inscrit « En mémoire », même si précédé par « Le plus ancien souvenir », et « Aux sources du temps » pourrait commander l’ensemble (Ligne des voix confondues /Par la perte, qui est apparition /Tourbillonnante de la matière du temps, dont la saveur / Point comme une joie là même où elle s’efface...), dont la cohérence se dessine au fur et à mesure. Le lecteur du Cahier d’Europe, se retrouvera en pays dont quelques voies auront été frayées, qu’il s’agisse du « retournement de la mélancolie » et de « la fusion du visuel et du sonore » particulièrement illustrés par l’ultime poème, dont on citera les derniers mots :
« Le violet, le velours, ponctuent l’insondable du corps nouveau, tandis que l’incessant désert assèche toutes les larmes un instant lumineuses et qui dessinent le chiffre de la nuit. »
[1] Paul Celan, Le Méridien, Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner, Po&sie n° 9, 1979, p. 70. Et sans "la permission des supérieurs" je renvoie à cette note, et à Stéphane Mosès de très chère mémoire.
[2] Séminaire d’Hélène Cixous, 2012-2013. Le texte : Marcel Proust, « Sentiments filiaux d’un parricide », Le Figaro, 1er février 1907, repris dans Pastiches et Mélanges.
[3] Dossier « Pièce (dé)montée » du Sceren.
[4] Erika Tunner, « Büchner nous manque », avant-propos de Europe, n° 952-953, août-septembre 2008.
[5] BNF, Salon de lecture du février 2011.
[6] Je me glisse dans ce paragraphe de la page 91 :
« Si Oberlin, si les pères de Lenz, de Friederike Brion étaient pasteurs, celui de Büchner était médecin. Et Büchner, lui, ne renia pas le sien ; il fit à Zurich des cours de zoologie ; son frère Ludwig fut matérialiste. On ne peut donc exclure un intérêt de sa part pour la psychiatrie comme telle. Et, si l’on a déjà exploré les résonances entre Büchner, Robespierre, Marx, Feuerbach et quelques autres, je serais pour ma part demandeur d’un travail de recherche qui permettrait de replacer Büchner dans l’histoire de la psychiatrie de son temps, puisqu’il fut -aussi bien contemporain des premiers pas de la psychiatrie positive en Occident, de la médicalisation de la folie. Il ne s’agirait nullement de jouer la psychiatrie contre la dimension politique, mais, bien au contraire, de les articuler ». C’est Fernand Cambon qui souligne.
[7] L’édition de poche Garnier-Flammarion (1997), a été assurée par Michel Cadot : introduction substantielle et notes abondantes.
[8] Pierre Silvain, Le Brasier, le fleuve. Georg Büchner, Collection L’un et l’autre, Gallimard, 2000.
[9] À lire : « Un ichtyologue à la Comédie française ».
[10] En réponse à l’obscénité de la mort prochaine, contenue dans les mots de Saint-Just à la convention et qui viennent de lui être rapportés : « N’est-il point naturel qu’à une époque où l’Histoire accélère son cours, le nombre de ceux qui perdent leur souffle augmente à son tour ? »
[11] Anne Serre, Petite table sois mise !, Verdier, 2012. Pour déplier la table, si besoin est, voir p. 42.
[12] Patrick Maury, Petites métanies du temps, aux éditions Obsidiane 1996. La citation d’Anne Serre : La petite épée du cœur, éditions Le Temps qu’il fait, 1995, pp. 49-50.
[13] Voir la recension de Crâne chaud.
[14] Anne Serre, Eva Lone, Champ Vallon, 1993, « Eve alone », écrit Jean-Pierre Richard, dans Essais de critique buissonnière, Gallimard, 1999, 153-172.
Il y attrape au lasso de sa plume un passage d’Un Voyage en ballon : « Si parmi le vocabulaire dont je dispose, j’ai minutieusement choisi les mots « arête d’or » pour la désigner, c’est qu’ils résument la vision que j’en ai. Ils la rassemblent et la déposent bien en vue, comme sur un écrin. Avec « arête d’or » je prends la ville au lasso, la corde siffle dans l’air, le nœud coule et hop, la voici déracinée, réunie, minuscule dans les airs comme un joyau. »(145) et commente ainsi :
« Arête d’or : c’est un peu le petit pan de mur jaune d’Anne Serre. Ces mots surgissent avec une évidence illuminante dans le double éclat d’une matière signifiée et d’une forme signifiante, toutes deux réunies dans les métaphores radieuses du joyau et de l’écrin (de l’écrire ?).
Ce triomphe de nomination n’implique-t-il pourtant pas quelque violence ? Certes la matière signifiante séduit, avec dans arête d’or, la douceur d’un chiasme de vibrantes et de dentales sonores. Mais ce « résumé », ce « rassemblement » évoquent une concentration aussi, une contraction peut-être difficiles. Dans l’arête d’or elle-même il y a de la coupure : toute arête se donne comme forme tranchante, même si elle sert à distribuer les pentes, à faire couler à partir d’elle le grain lumineux des tuiles ou des briques. Or la même violence (rayonnante) qui frappe implicitement l’essence de l’objet perçu qualifie aussi, dans ces quelques lignes, le geste de sa nomination, de sa saisie en une parfaite expression signifiante. On y assiste, dans un registre ancien, celui de la prédation, qui caractérisait par exemple l’éros des gouvernantes, à une surprenante scène de chasse : jouissance de la corde lancée, du nœud qui glisse et qui enserre (qui Serre ?), et, pour finir, de l’arrachement libidinal, de l’envol, du détachement esthétique. Ainsi naît entre l’objet et son langage, par la force de cet étonnant lasso, à la fois lacet étrangleur et enlacement voluptueux, l’espace transitif, interactif, d’une genèse du mot juste : c’est aussi une vision cruelle, et neuve. La littérature, les histoires d’amour, sont assassines ; elles nous prennent au lasso dangereux de leurs fantasmes, nous captivent aux nœuds de leurs élaborations rêveuses - mais c’est pour nous apporter finalement, peut-être, la paix du cœur. » (Essais de critique buissonnière, « Histoires d’amour », pp. 171-172.
Comment ne pas recopier ?
Je trouve écho de ceci dans l’avant-dernière page de Petite table : « Parce qu’avec Ingrid, secrètement, nous avions déployé la carte de notre vie sur une table sombre et que j’avais pu y distinguer pour la première fois le tracé des routes, la configuration du paysage, j’attendis mon train au buffet de la gare avec confiance » (58). Jusque là , cette immense table (42)- un peu plus loin table immense (44), était trop grande pour [sa] vie.
Ne pas manquer Littérature 164, décembre 2011, qui célèbre un alerte nonagénaire.
[15] Europe, novembre-décembre 2012, n° 1003-1004, Katherine Mansfield, Clarice Lispector, Cahiers Claude Louis-Combet et François Lallier.
[16] François Lallier, Les Archétypes, Le Temps qu’il fait, 2012.
[17] En attestent les deux volumes de La voix antérieure aux éditions La lettre volée.
— le premier : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Rimbaud, pour les oeuvres fondatrices de la poésie moderne. La préface d’Yves Bonnefoy y souligne la « leçon » de Pierre-Albert Jourdan.
— le second : Jouve (auquel est consacrée la moitié du recueil), Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier, des écrivains qu’aura rencontrés François Lallier et dont pour la plupart il sera devenu l’ami.
Un troisième volume, sera consacré à Yves Bonnefoy.
Vita poetica, (L’Arbre à Paroles - résidences), faisant retour aux latins, Catulle, Virgile, Horace, fait aussi entendre de la poésie présente.
[18] François Lallier coédite avec Géraldine Toutain les éditions Poliphile à Dijon.
[19] Bio-bibliographie significative sur le site personnel de François Lallier.
[20] Renvoyons à Zeuxis auto-analyste, à Pensées sur la scène primitive (voir notre recension), à « De la critique poétique selon Yves Bonnefoy » (Littérature n° 150, p. 81-120) - un texte fondamental, « Poésie et psychanalyse » in Poésie, arts, pensée. Cartes blanches données à Yves Bonnefoy, « Yves Bonnefoy et Freud », Europe, n° 954, numéro spécial Freud et la culture, octobre 2008, p. 239-261.