« une lecture pour... », une responsabilité accrue

16/10/2012 — Jacques Derrida¹ ; Étienne Balibar² ; Michela Marzano³ ; Paul Audi


Si la lecture derridienne est indissociable de cette question philosophique de l’autre (chez Derrida, il s’agit toujours moins d’une « lecture de… » que d’une « lecture pour… »), il est tout aussi indéniable que l’invention poétique est indispensable pour donner corps à ce désir d’hospitalité. C’est ce que laissent entendre plusieurs textes récents, où le motif politique et philosophique de l’hospitalité trouve sa pleine extension dans le poétique : « Un acte d’hospitalité ne peut être que poétique », déclare le philosophe, ajoutant ailleurs que « l’hospitalité doit être tellement inventive, réglée sur l’autre et sur l’accueil de l’autre, que chaque expérience d’hospitalité doit inventer un nouveau langage ». [1]

« Les livres en avaient assez de rester coincés sur les étagères ; peu à peu, le soir, ils prirent leur courage à deux mains et les lettres qui les composaient commencèrent à glisser vers le sol, dans un ordre bien précis, chacune gardant en mémoire la page à laquelle elle appartenait.

Elles donnèrent voix aux personnages dont elles racontaient l’histoire, jusqu’à ce qu’à force de les entendre, ceux-ci finissent par prendre corps. Des rencontres inédites et imprévisibles furent ainsi possibles ; il y eut même des passions, des trahisons, des luttes. Mais toutes ces histoires, nul ne pouvait les écrire (les connaître), parce qu’à la fin de chaque nuit, les lettres devaient reprendre leur place dans les livres, de la même manière qu’elles en étaient sorties. Tout le monde continuait de croire aux histoires racontées dans les livres, même si elles ne correspondaient plus du tout à ce qui se passait dans ce monde nocturne que l’ordre établi empêchait d’advenir » [2].


Cette lecture, ces lectures « pour », empruntent à « Derrida lecteur », mais aussi à ce titre, H.C. pour la vie, c’est à dire... [3].


Jacques Derrida, Pardonner, L’impardonnable et l’imprescriptible  [4]

Pardonner parut d’abord dans le Cahier de L’Herne Jacques Derrida (Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (dir.), 2004), où il faisait partie d’un ensemble de textes inédits en français, réunis par Jacques Derrida sous le titre « Penser autrement - La possibilité de l’impossible » [5]. Cette publication séparée, dans un format plus maniable, devrait la rendre accessible à plus grand nombre de lecteurs, d’autant que ni la problématique, ni l’écriture, au sens où elle travaille, n’ont vieilli.

On en rappellera les "grandes avenues", à l’heure où le lecteur intéressé pourra également bénéficier du recul, de la mise en perspective apportés par un important numéro de la revue Les Temps Modernes (n° 669-670, juillet-octobre 2012) : « Jacques Derrida. Déconstruction et responsabilité [6]. »

Cela commence très fort, voyez, pp. 10-11 :

« “Expérience” du pardon ou du don, disais-je, mais déjà le mot “expérience” peut paraître abusif ou précipité. Le pardon et le don ont peut-être en commun de ne jamais se présenter comme tels à ce qu’on appelle couramment une expérience, une présentation à la conscience ou à l’existence, justement en raison même des apories que nous devrons prendre en compte ; et par exemple, pour m’y limiter provisoirement, l’aporie qui me rend incapable de donner assez, ou d’être assez hospitalier d’être assez présent au présent que je donne, et à l’accueil que j’offre, si bien que je crois, j’en suis même sûr, toujours avoir à me faire pardonner, à demander pardon de ne pas donner, de ne jamais assez donner, de ne pas assez offrir ou accueillir. On est toujours coupable, on a toujours à se faire pardonner quant au don. Et l’aporie s’aggrave quand on prend conscience que si on a à demander pardon de ne pas donner, de ne jamais donner assez, on peut aussi se sentir coupable, et donc avoir à demander pardon, au contraire, de donner, pardon pour ce qu’on donne, et qui peut devenir appel à la reconnaissance, un poison, une arme, une affirmation de souveraineté, voire de toute-puissance. On prend toujours en donnant, nous avions longuement, naguère, insisté sur cette logique du donner-prendre. On doit a priori, donc, demander pardon pour le don même, on doit avoir à se faire pardonner le don, la souveraineté ou le désir de souveraineté qui toujours hante le don. Et, poussant la chose, irrésistiblement au carré, on aurait même à se faire pardonner le pardon, qui lui aussi risque de comporter l’équivoque irréductible d’une affirmation de souveraineté, voire de maîtrise.

Ce sont là des abîmes qui nous attendent et nous guetteront toujours - non comme des accidents à éviter mais comme le fond, le fond sans fond de la chose même nommée don ou pardon. »

Ceci n’est pas un détour, mais bien une entrée, à la fois dans la manière, si reconnaissable, et dans la visée du propos, qui en est inséparable.

Chemin faisant, le lecteur rencontrera très vite, on s’en doute les livres et les réflexions de Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, L’Imprescriptible, la lettre qui lui est adressée (juin 1980) par Wiard Raveling ( Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille [...] et j’éprouve un mélange de honte, de pitié, de résignation, de tristesse, d’incrédulité, de révolte. / Je ne dors pas toujours bien. [7]), le poème de Paul Celan, Todtnauberg, le propos de Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, on se souvient : « La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable [8] ». Ces quelques points à peine esquissés suffisent cependant à dire que s’engage une réflexion qu’il y a lieu de suivre pas à pas, elle conjoint ce que je m’autorise à appeler la haute philosophie : Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Levinas [9] ajoutons avec Derrida, d’autres sans doute (et aussi, des excursus sur le fonds judéo-chrétien, et les formes juridico-politiques), — et cette réalité du plus quotidien qui interpelle ainsi :

« Dès que quiconque prononce le mot « pardon ! » - performatif du pardon comme acte de langage -, est-ce qu’une réappropriation n’est pas entamée ? un processus de deuil, de rédemption, de calcul transfigurateur qui, par le langage, le partage du langage (il faudra relire Hegel à ce sujet), précipite vers l’économie d’une réconciliation qui fait tout simplement oublier ou anéantir le mal même, et donc cet impardonnable qui est le seul corrélat possible d’un pardon digne de ce nom, d’un pardon absolument singulier, comme événement unique, unique mais nécessairement itérable, comme toujours ? »

Pardon ? Invitation à lire les "trois points de suspension" qui concluent (manière de dire) la conférence. Ajouter : merci.


Étienne Balibar, Saeculum, Culture, religion, idéologie [10]

S’il me fallait ne garder, pour en retenir la problématique d’ensemble, qu’un passage de la Anis Madkdisi Memorial Lecture d’Étienne Balibar, à l’Université américaine de Beyrouth (2009), je prendrai celui-ci au chapitre 4 :

« Plus que jamais il nous faut donc savoir reconnaître que le milieu social dans lequel nous tentons de donner forme « politique » à nos intérêts ou à nos croyances est le résultat d’un passé violent dont la trace engendre de nouveaux conflits. Il n’y aurait pas de société mondialisée s’il n’y avait pas eu un procès séculaire de « mondialisation du monde » dont les forces motrices ne furent pas seulement des processus capitalistes anonymes d’accumulation et de « marchandisation », mais des histoires d’empire, de colonisation et de décolonisation ou de néo-colonisation – donc des histoires de maîtrise et de servitude.[...] Cela suffirait à faire comprendre pourquoi ce qui nous apparaît comme cosmo-politique est aussi cosmo-politique au sens fort du terme : non seulement objet de qualification juridique et d’intervention étatique, mais dynamique de conflits sociaux et idéologiques, qui n’ont pas une signification univoque. Mais l’exemple dont je suis parti montre davantage : il attire notre attention sur le fait que dans une situation historique et sociale déterminée, lorsque des discours estampillés comme religieux rencontrent un contre-discours (par exemple celui de la laïcité ou du « sécularisme d’Etat »), celui-ci exhibe une tendance inverse à se voir lui-même sacralisé, c’est-à-dire qu’il se trouve surdéterminé par l’une des caractéristiques typiques du « religieux ».


— incise : il s’agit de la question du voile, que le chapitre précédent : « Doubles contraintes : Politics of the Veil » a minutieusement examiné, en critiquant l’ouvrage de Joan Wallach Scott [11], mettant en évidence l’interférence plutôt que l’articulation entre cosmopolitisme et sécularisme —

[...] « Allons-nous en conclure pour autant que les politiques de sécularisation (et particulièrement les politiques de « laïcisation » de l’éducation, de la vie publique, de l’espace social) relèvent elles-mêmes de la catégorie du conflit religieux ? Au contraire, il n’existe rien de tel qu’un conflit purement religieux dans le monde d’aujourd’hui, et tout affrontement entre des représentations et des communautés religieuses, ou entre elles et leurs antithèses séculières, est toujours fondamentalement politique. »

Nous somme en effet au cœur du sujet : malaise dans la sécularisation, et des questions posées par la mondialisation, l’apparition de syntagmes récents comme retour du religieux, choc des civilisations, ou encore mondialatinisation (Derrida), qui traduisent les complications de la question, les frontières, même lorsqu’elles demeurent, n’arrêtant plus les problèmes.

On lira sans doute avec le plus haut intérêt, le chapitre ajouté à la conférence, intitulé « Envoi », qui s’il évoque deux points sur lesquels l’auteur aurait souhaité avoir été plus complet : la question juridique d’une part, la question anthropologique d’autre part, celle des différences, et plus particulièrement celle des sexes, de son traitement différentiel par les différentes traditions religieuses, et par différentes réalisation du principe de laïcité, lorsque l’on veut étendre celui-ci à toute la société. De là : “problématiser le « malaise de la civilisation » tel qu’il s’exprime spécifiquement dans le rapport de divers ordres symboliques et des pratiques qu’ils favorisent en matière de rapport entre les sexes (et plus abstraitement, entre la « féminité » et la « virilité ») , en passant d’une « civilisation » à une autre.” Et corollairement, l’usage signifiant du corps, et l’auteur de retrouver Joan Scott et de souhaiter énoncer que : « ce corps, dont les dispositions et les réactions cristallisent toutes les différences idéologiquement codées, n’est jamais assignable à une seule conduite, à un seul des lieux « publics » ou « privés » que les cultures, les religions, le droit cherchent à délimiter. C’est pourquoi, voilé ou dévoilé selon divers modes, il ne cesse de changer les valeurs que lui attribuent ses « propriétaires », et ainsi d’exproprier les sujets des identités dont ils se croient maîtres, lorsqu’ils (ou elles) apparaissent côte à côte, puis face à face « sur la scène du monde » (i. e. saeculum).

Au final, le lecteur aura été confronté à un essai particulièrement dense, au terme duquel, il sera amené à retrouver la catégorie d’hérésie, mais cette fois associée à sécularisme, s’inspirant de la tolérance d’un Spinoza, ici lu comme « combinant la leçon de Lucrèce avec celle de l’Ecclésiaste »... une fiction philosophique, qu’il est convié avec d’autres à l’inventer ou la faire exister.


Michela Marzano, Légère comme un papillon  [12]

« L’amour s’achève quand on préfère la garantie de bonnes lasagnes au doute sur la fidélité ».

Je ne sais si Michela Marzano [13], qui avec Légère comme un papillon, nous donne, non sans courage, une vaste vignette clinique, puisqu’y sont réunis les éclats d’une psychanalyse, dans laquelle elle s’explique avec l’anorexie, appréciera ici l’humour souvent rude d’Antonino Ferro, tel qu’il se déplie, dans aphorismes, courts récits, voire quasi-nouvelles, le tout constituant ses Rêveries proposées aujourd’hui au lecteur, par les soins de la traduction de Sébastien Smirou et des éditions d’Ithaque [14].

Puisse cette citation être accueillie cum grano salis ; elle dit beaucoup du sujet du livre de Michela Marzano : l’amour, la connaissance, la nourriture, la psychanalyse, la rêverie du lecteur, l’italianité, une saveur, le goût de vivre, retrouvés. Mais aussi comme un théâtre de la cruauté. On le situera précisément au Collège des Bernardins, page 128 et suivantes de Légère comme un papillon. Le passage, dans son mode d’écriture raffiné, met en scène l’affrontement entre une parole « autorisée » et une autre qui s’autorise, d’elle-même, de sa vulnérabilité, et de quelques autres, pris à témoins. Centralement, en italiques, le passage fameux de Corinthiens, 13 et sa pointe : « si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien », dont l’esprit redevient lettre, et la "voie la plus excellente", sinon combat "aux points", envoi au tapis.

L’auteure, a, je présume, fait bonne chère à décrire « l’adversaire », et ce jour-là, se débarrasser de celui qui lui collait aux basques. Il s’agit en effet, du moment, public, de "coming out" de la philosophe, qui précise, qu’à ce moment-là, elle a déjà entrepris le livre. Il est alors des plus compréhensibles qu’elle le fasse, intérieurement préparée qu’elle est, et animée du désir de le faire, lorsque lui en est fournie l’occasion par un représentant d’une perfection formelle et toute en arguments d’autorité. Et si d’aucuns, ne voient pas dans l’ouvrage, un livre d’ego-philosophie, la position de parole incarnée lui donne lieu de chair (au sens merleau-pontyen) en place de chaire. Une lettre disparaît, Perec passe...

À la fois récit de vie, éclats d’analyse, et sous ceux-ci, argumentaire, plaidoyer en vue d’une reconnaissance plus fine des souffrances de l’anorexique, leur cause, les phénomènes de double contrainte qui lui rendent la vie impossible (et difficile à son entourage), le livre participe du geste éthique de mettre en concordance la recherche (ici universitaire) dans sa signification professionnelle avec la prise de parole qu’elle autorise, et la quête de soi, tel qu’il s’accepte comme il est. Miroir grossissant (quel paradoxe, le contrôle de soi passant ici par l’extrême de la maigreur), de ce qui fait l’ordinaire des comportements humains, glorieux ou inglorieux. Le récit est le plus souvent émouvant, parfois « drôle » — la séquence genre A. A., démontant à l’envi que l’ivresse de l’ascétique ne cadre pas à tous coups, avec le modèle — parfois agaçant (contraste entre la vivacité intellectuelle, et les traits puérils, les risques de complaisance) ; il y va d’un peu plus que d’un témoignage, du moins dans l’acception qu’en donne la presse magazine, ou les ouvrages de saison, du rappel que l’intérêt pour une thématique particulière s’enracine dans une histoire et un corps particuliers ; Kant est cité à plusieurs reprises, sans aller jusqu’aux travaux de Botul (la loi morale, mon cul, si vous voyez qui je veux dire), chers à un philosophe assez médiatique, on se souviendra de l’ouvrage de Thomas de Quincey, et son filmage par Philippe Collin [15].


Paul Audi, La fin de l’impossible  [16]

Alors que vient de paraître Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste [17], les éditions Bourgois donnent de La fin de l’impossible (2005), la version augmentée, dans la collection de poche Titres.

Dans un entretien avec Vanessa Prévost [18], je lis d’emblée :

— Dans La Fin de l’impossible, vous concédez : « Ma passion philosophique ne s’enracine pas seulement dans la teneur singulière de ma subjectivité, mais aussi dans ce passé dont je n’ai rien voulu savoir pendant longtemps… »

— Il y a chez le philosophe une volonté de s’expliquer avec le monde, mieux : de se mesurer à lui par la configuration qu’il en donne. Mais le philosophe possède aussi, en tant qu’il est un créateur, le désir de s’expliquer avec la vie en général et avec la sienne en particulier. La philosophie s’est imposée à moi comme la voie dans laquelle je pouvais m’expliquer au mieux avec ce qui m’était arrivé.

Réponse rêvée pour introduire à la relecture de ce qui est une réflexion — s’ajoutant à d’autres, du même auteur — sur le destin et l’œuvre de Romain Gary, pour lesquels l’attention de Paul Audi relève de cette sorte de miracle qui se produit parfois dans la rencontre d’un écrivain et de son lecteur [19] .

Rappelons :

« Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche, mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. [...] La question est [...] de savoir s’il nous est donné, et comment il nous serait donné, de prendre le « donné » de vitesse ? En avons-nous le pouvoir ?
La seule réponse possible à cette question est que nous obtiendrons peut-être ce pouvoir - nous libérerons notre liberté captive - en allant du côté de sa condition de possibilité, dont le nom est création. [...]
L’essentiel, en réalité, comme y insiste Gary, c’est qu’on le veuille. Ce qui compte, c’est le désir d’aspirer à cette puissance créatrice, d’aspirer à la réalisation ne disons pas encore de l’Homme, mais de la liberté dans l’homme. Car cette aspiration à elle seule est puissante et créatrice : c’est elle qui signe en soi la prime éclosion de l’humanité. »

Et relisons Gros-Câlin (version primitive et version 2007 [20]), en suivant les questions d’Aliocha Wald Lasowski et arrivons à cet élan redonné : « Tout l’enjeu de la littérature est d’excéder la littérature. Autrement dit, c’est pour sortir de la littérature qu’on en fait ».

Recommandation essentielle pour relire le tout, de l’essai et des textes qui le complètent, en plus de la lecture de Gros-Câlin, celles de Appartenances, et de Pour une contre-sagesse, et posthumément accorder « le prix Nobel d’aspiration à quelque chose » à l’auteur de Pseudo.

© Ronald Klapka _ 16 octobre 2012

[1Ginette Michaud, et Georges Leroux, présentation de « Derrida lecteur », Etudes françaises, 38, n°s 1-2, 2002 : « Jacques Derrida, la lecture, une responsabilité accrue », p. 8, ce texte et l’ensemble du numéro sont accessibles en ligne.

[2Antonino Ferro, Rêveries, traduit par Sébastien Smirou, aux éditions d’Ithaque, 2012 (Antigone Edizioni, 2008), p. 52.

[3Jacques Derrida, H. C. pour la vie, c’est à dire, Galilée, 2002.

[4Jacques Derrida, Pardonner, L’impardonnable et l’imprescriptible éditions Galilée, 2012.

[5Note de l’éditeur, précédée de :
Ce texte est issu d’une conférence prononcée dans les universités de Cracovie, de Varsovie et d’Athènes (1997) et dans les universités de Western Cape, Capetown (Afrique du Sud) et de Jérusalem (1998). Il correspond en gros à la première séance (le 12 novembre 1997) d’un séminaire donné par Jacques Derrida à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, sur « Le parjure et le pardon » (1997-1999, à paraître), sous le titre général de « Questions de responsabilité » (1991-2003).

[6Argument de l’éditeur :

Que faut-il entendre sous le mot de « déconstruction » tel que le pense Derrida et qu’il n’a cessé, tout au long de son parcours philosophique, de réélaborer, de reprendre, de relancer ? Comment faut-il recevoir ce mot que Derrida lui-même aura toujours tenu à approcher avec la plus grande précaution ? Que dit pour nous aujourd’hui, en philosophie mais aussi dans les sphères politico-économique et théologique, la « déconstruction » ? Et à quelles responsabilités ce mot nous enjoint-il ? Penser ces questions permet de rouvrir notre rapport à l’incontestable importance que revêt pour nous aujourd’hui la pensée de Jacques Derrida.
Ce numéro accueille, entre autres, des interventions de Jacques Rancière, Avital Ronell, Gerard Bensussan, Jean Grondin, Michael Naas, Jack Caputo, Martin Hägglund, René Major, etc. Y sont également publiés la correspondance entre Hans-Georg Gadarner et Jacques Derrida ainsi que deux dialogues inédits, le premier, intitulé La déconstruction et l’autre, avec Richard Kearney et le second, intitulé La mélancolie d’Abraham, avec Michael Ben Naftali.

[7Pour cette partie de la lettre (entre crochets c’est bien sûr Derrida qui parle) voici le paragraphe dans son entier : Moi, je n’ai pas tué de Juifs. Que je sois né Allemand, ce n’est pas ma faute, ni mon mérite. On ne m’en a pas demandé permission [ainsi se trouve posée d’emblée l’immense question qui devrait ne plus .nous quitter, celle de la culpabilité ou du pardon selon l’héritage, la généalogie, la collectivité du nous et de quel nous]. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille [...] et j’éprouve un mélange de honte, de pitié, de résignation, de tristesse, d’incrédulité, de révolte.
Je ne dors pas toujours bien.
Souvent je reste éveillé pendant la nuit, et je réfléchis, et j’imagine. J’ai des cauchemars dont je ne peux me débarrasser. Je pense à ANNE FRANK, et à AUSCHWITZ et à la TODESFUGE et à NUIT ET BROUILLARD  : « Der Tod ist ein Meister aus Deutschland » .

[8Concernant l’irréparable, Jacques Derrida, apporte cette réflexion, convoquant les notions voisines : « Nous aurons à nous demander si l’irréparable signifie l’impardonnable. Je ne le crois pas, pas plus que l’« imprescriptible », notion juridique, n’appartient à l’ordre du pardon et ne signifie l’impardonnable. Il faut donc tout faire pour discerner aussi finement et aussi rigoureusement que possible entre l’impardonnable d’une part, et l’imprescriptible d’autre part, mais aussi entre toutes ces notions voisines et différentes que sont l’irréparable, l’ineffaçable, l’irrémédiable, l’irréversible, l’inoubliable, l’irrévocable, l’inexpiable. Malgré les différences décisives qui les séparent, toutes ces notions ont en commun une négativité, un « ne pas », le « ne pas » d’un impossible qui signifie tantôt ou à la fois « impossible parce qu’on ne peut pas », « impossible parce qu’on ne doit pas ». Mais dans tous les cas, on ne doit pas et/ou on ne peut pas revenir sur un passé. Le passé est passé, l’événement a eu lieu, la faute a eu lieu, et ce passé, la mémoire de ce passé reste irréductible, intraitable. »

[9Et à ce sujet, les réflexions sur le parjure :

« Trait, encore plus aporétique, plus impossible, si c’est possible. Le parjure n’est pas un accident ; ce n’est pas un événement survenant ou ne survenant pas à une promesse ou à un serment préalable. Le parjure est d’avance inscrit, comme son destin, sa fatalité, sa destination inexpiable, dans la structure de la promesse et du serment, dans la parole d’honneur, dans la justice, dans le désir de justice. Comme si le serment était déjà un parjure (c’est ce que les Grecs ont plus que pressenti). Et cela, j’en avais déjà parlé dans le sillage de Lévinas, mais pour en compliquer dangereusement la trajectoire : il y a parjure dès que, dans le face-à-face, il y a plus de deux, dès que la question de la justice et du droit surgit. C’est-à-dire, Lévinas le reconnaît, dès le premier instant. Dès qu’il y a droit et trois. Il y a au moins trois dès le premier matin du face-à-face, dès le premier regard, dès la croisée du premier regard qui se voit regarder. Le face-à-face est à la fois interrompu et rendu possible par le tiers. Alors, c’est la justice même qui me fait parjurer et me précipite dans la scène du pardon.
Je dois demander pardon - pour être juste.
Entendez bien l’équivoque de ce « pour ». Je dois demander pardon afin d’être juste, pour être juste, en vue d’être juste ; mais aussi bien je dois demander pardon pour être juste, pour le fait d’être juste, parce que je suis juste, parce que, pour être juste, je suis injuste et je trahis. Je dois demander pardon pour (le fait) d’être juste. Parce qu’il est injuste d’être juste. Je trahis toujours quelqu’un pour être juste ; je trahis toujours l’un pour l’autre, je parjure comme je respire. Et c’est sans fin, car non seulement je demande toujours pardon pour un parjure mais je risque toujours de parjurer en pardonnant, de trahir quelqu’un d’autre en pardonnant, car on est voué à toujours pardonner (abusivement, donc) au nom d’un autre. »

Concernant le parjure, le lecteur intéressé lira les belles pages, d’abord confiées, à la revue Études françaises, 2002, (qui en donne le texte en ligne), reprises dans le Cahier de L’Herne, Jacques Derrida, 2004 : Le parjure, peut-être (« brusques sautes de syntaxe ») (577-600).

[10Étienne Balibar, Saeculum, Culture, religion, idéologie, éditions Galilée, 2012.

[11Joan W. Scott, Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007, dont Étienne Balibar, cite et traduit longuement plusieurs passages. Le livre est évoqué dans un entretien avec Bruneau Perreau, dans la revue Genre, sexualité & société, n° 4, 2010. Bruno Perreau présente d’autre part : « Scott Joan W., Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques », Genre, sexualité & société, en ligne, 3 | Printemps 2010.

[12Michela Marzano, Légère comme un papillon, éditions Grasset, 2012.

[13Présentation de Michela Marzano, sur le site du CERSES : Centre de Recherche Sens, Éthique, Société, unité mixte de recherche du CNRS et de l’Université Paris Descartes.

[14Ajoutons à la note 2 :

— pour faire connaissance avec la manière d’être psychanalyste d’Antonino Ferro, un entretien avec Diana Messina Pizzuti (Cahiers de psychologie clinique 2001/1 (n° 16)), ainsi que d’autres articles de revues sur le site Cairn.info.

la bibliographie aux éditions Érès : en notant, parmi les livre, La psychanalyse comme littérature et thérapie, traduit par Patrick et Danièle Faugeras, co-directrice de la collection Po&psy, aux mêmes éditions.

— soulignons enfin qu’il n’est pas vraiment étonnant que la traduction de Rêveries ait incombé à un psychanalyste qui soit aussi poète (éditions POL), co-directeur de revue (Ligne 13), et que la maison d’édition en soit celles d’Ithaque, dans laquelle une part, belle, est faite à l’œuvre de Wilfred Ruprecht Bion, à partir duquel en particulier, Antonino Ferro, établit sa propre théorie.

[15Pour De Quincey, l’édition Allia est parfaite ; le DVD du film de Philippe Collin (films du paradoxe), dans les BU, quant à Botul, Jean-Baptiste, c’est, forcément, aux Mille et une nuits

[16Paul Audi, La fin de l’impossible, Bourgois, 2012, collection Titres (1° édition 2005).

[17Paul Audi, Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste, éditions encre marine, 2012. Ce livre a donné lieu, il y a peu, à recension. André Rouillé, dans sa revue en ligne Paris-art, a dans un éditorial récent « La nuit blanche des œuvres fantômes », versé au dossier de la question, avec la nouvelle édition de la Nuit blanche, la pièce suivante :

« le partage entre amis, ce soir-là, est aussi important que les œuvres » (Laurent Le Bon, Le Monde, 05 oct. 2012).

Ces mots en apparence anodins traduisent en fait une conception et une pratique très concrètes qui dissolvent l’art et la culture dans l’animation festive, le lien social et le partage, et qui émoussent ainsi leurs forces émancipatrices et leur potentiel critique. Au lieu de faire concrètement éprouver et expérimenter les capacités critiques de l’art et de la culture, Nuit blanche les transforme en outils de maintien de l’ordre social et municipal. Elle les enlise dans les marécages consensuels du « partage entre amis » et de l’« émerveillement », et les entrave dans leur aptitude à opposer du dissensus à l’édifice compact des pouvoirs — politique, commercial ou spectaculaire, mais artistique aussi.

[18Paul Audi, entretien avec Vanessa Prévost, site des éditions Verdier.

[19À lire, Je me suis toujours été un autre, Bourgois, 2007. Mais aussi L’Europe et son fantôme, c’est d’« actu ». Y entendre ce qu’écrivait Roger-Pol Droit à parution : « Le dernier point n’est pas dans le texte. C’est le contentement inhabituel du lecteur face à un ouvrage lui-même très singulier. La joie particulière que génère ce texte réside certes dans son contenu démonstratif, mais aussi dans l’appel d’air qu’il crée. Car ce dixième livre de Paul Audi ne confirme pas simplement l’originalité de son entreprise, tout entière fondée sur l’idée que l’esthétique et l’éthique sont, en fait, une seule et même chose. Il commence à mettre effectivement cette équivalence en œuvre. On dirait volontiers de ce livre qu’il est juste, comme on le dit d’un son ». Le Monde, 14.03.03

[20Romain Gary (Emile Ajar) Gros-Câlin, Mercure de France, 2007.