« témoigner du centre de l’orage » / cinquantenaire de Georges Bataille

29/05/2012 — Cédric Mong-Hy¹, Revue des Deux Mondes², Cahiers Bataille 1³, Paol Keineg


« Il fallait qu’on crût un instant aux possibilités de la splendeur » [1]


« Il faudrait aussi arracher de soi les dernières guenilles philosophiques et véritablement devenir nu. Nu comme un chien qui crève seul. Pourquoi être certain que les "éclairs de chaleur" avec lesquels nous vivons témoignent du "centre de l’orage". Pour accéder au "centre" il faut ruiner, catastrophiquement ruiner, toutes les notions qui ont été élaborées dans la zone des "éclairs de chaleur". Il me semble que l’au-delà auquel la vision peut accéder ne peut prendre nom que de catastrophe, ne peut s’insérer dans la chaîne des notions que comme une catastrophe dans une suite d’événements prévus. Pourquoi parler encore même de vivant ? Est-ce moins la mort que la vie ? Ne croyez-vous pas qu’une fois la fulguration atteinte, elle peut "animer" toute figure venant en réponse au désir : les apparitions dans ce cas ne sont pas moins convaincantes que dans un rêve, alors même que la vie se trouve au sommet clair de l’extase au lieu d’être tombée dans le bas-fond du sommeil ».

Georges Bataille s’adresse ici à Louis Couturier alias Michel Carrouges, le 10 novembre 1939, peu après la dissolution d’Acéphale, le 20 octobre [2]. Marina Galletti à qui l’on doit en 1999, une éditions de textes, lettres et documents (1932-1939) de Georges Bataille, réunis sous le titre L’apprenti sorcier, [3] présente la lettre avec quelques autres (le destinataire est le même), autour de la société secrète, dont il faut rappeler, ainsi l’a souligné Bataille, que son échec est à l’origine des premiers volumes de La Somme athéologique : le Coupable, et L’Expérience intérieure.

À la lumière de cette lettre et des textes qui suivent, se lèvent vite les orages désirés !


Cédric Mong-Hy, Bataille cosmique  [4]

Voici un essai bien agréable à lire, parfaitement équilibré [5], sachant susciter l’intérêt, précis sans être pesant, ayant réuni entre elles un certain nombre de données, dont on se dit après-coup qu’elles n’attendaient que cela, une fois nouées, pour donner une vue originale d’un certain nombre de recherches de Georges Bataille, écologue avant la lettre. En voici le programme :

« [...] l’œuvre de Bataille n’est pas une île retiree dans les flots d’une aqua incognita, elle n’est entravée par aucune frontière, elle ne se limite à nulle spécialité ; au contraire elle les réclame toutes, devenant un archipel inscrit dans des séries de péninsules, un texte connecté à l’hypertexte, une histoire au croisement de multiples histoires. Quant au soleil qui brille sur cette presqu’île tentaculaire, il révèle, lorsqu’il est ouvert au scalpel chaud des sciences de la physis et de l’oïkos (la thermodynamique, la cosmologie, la biochimie, les sciences écologiques, l’économie, l’anthropologie, la sociologie, etc.), une force efficace infiniment plus puissante que n’importe quelle figure de style : il brûle du feu prométhéen » (13).

Auteur d’une thèse (lettres) sur Bataille, enseignant (culture générale et épistémologie) en Ecole Supérieure d’Arts (LMD oblige, pour la dénomination), à La Réunion, Cédric Mong-Hy, ne pouvait qu’être sensible à cette dimension que l’on résumera presque en slogan : « les isthmes, pas les -ismes ».

Cédric Mong-Hy met particulièrement en évidence le rôle de Georges Ambrosino, membre du Collège de sociologie, spécialiste de la physique de l’atome, surtout lorsque l’on songe qu’avait été envisagé qu’il fût cosignataire de La Part maudite.

Aussi découvrira-t-on Bataille en précurseur de la théorie de la complexité, tandis que s’éclairera aussi la façon dont il avait envisagé la dépense, potlatch certes, mais aussi énergie à dépenser dans le temps libéré. L’écriture y trouve une forme de "justification" que Cédric Mong-Hy transcrit ainsi :

« L’écriture, pour celui qui en a la pratique intime, que ce soit l’écrivain, l’artiste ou le chercheur, reste bien cette chose qui doit sortir, s’exprimer et s’« excrire » du corps, ce relais scriptural et linguistique par lequel on doit passer et que l’on doit passer. C’est avant tout un débordement incontrôlable de quelque chose, plutôt qu’un débordement concret de mots. C’est l’écriture (l’énergie) qui vient, ce ne sont pas les mots, car l’énergie précède le langage comme l’impulsion du cortex précède la contraction du muscle. Un excédent tourmente celui qui écrit et cet excédent doit être expulsé de l’intériorité de l’esprit afin de se fixer sur un support extra-cérébral, comme le papier ou la mémoire électromagnétique d’un ordinateur. L’écriture, aussi bien poétique que scientifique ou mystique, est une forme de dépense néguentropique, une démangeaison de la main, du surplus d’énergie solaire inemployé qui se transforme ici en science, là en littérature et en art : écrire est un moyen de transformer le trop-plein d’énergie en information. Selon le mot de Bataille, on a le sentiment de l’« excès », d’un « excès » qui « se perd » certes, mais d’une forme informée, d’une information inscrite sur une matière qui n’est pas affectée par la mort, la dégradation organique et l’entropie. » (96-97)

A la lecture de Bataille, mais sans doute aussi en regardant le monde tel qu’il se présente désormais, Cédric Mong-Hy aura trouvé l’énergie de poser les bonnes questions, en mettant en lumière des aspects méconnus de la pensée de Bataille, mais aussi de la manière de procéder qui lui est intiment liée, ce qui rend la lecture de cet essai multiplement profitable, éveillante autant qu’éveillée.


Revue des Deux Mondes, « Dans l’Œil de Georges Bataille »  [6]

La Revue des Deux Mondes, passe, Michel Crépu, son directeur y insiste, pour modérée. Néanmoins, dit-il, les temps changent et la livraison de mai apporte ce dossier « Dans l’Œill de Georges Bataille », pour faire entendre que : « cinquante après sa mort [il] figure plus que jamais [un] point d’irréductibilité dans un monde de marchandisation en perpétuelle évaluation et comptabilité de lui-même » [7].

Parole, donc est donnée à quelques assidus de l’œuvre, qui s’employèrent à la faire connaître, où dont les travaux se sont nourris de certains de ses aspects. S’il est juste de donner au directeur de Tel Quel, manière de primauté pour introduire à l’ensemble (et d’évoquer un Cerisy mémorable), le lecteur pourra se lasser d’un nième « à part moi, je n’en vois pas ». Non moins récurrent ce genre de croc-en-jambe, la façon de présenter les rapports entre Blanchot et Bataille, à l’occasion d’une possible suite à Madame Edwarda évoquée par ce dernier. Il suffit d’aller aux pages 89-91 d’Après coup pour possiblement lire tout autre chose : « faire entendre qu’une pareille rencontre suffisait à [s]a vie, comme de l’avoir écrite devait suffire à la sienne » [8]. Cela dit, l’emphase du causeur n’est pas nécessairement déplaisante, et souvent étayée [9], les anecdotes une fois dépassées, et cette vraie question de Philippe Sollers : « Il faut essayer de comprendre ce qui se passe quand les gens évitent de savoir. Qu’est-ce qu’ils ne veulent pas savoir ? C’est cela qui est intéressant ». Pour l’amour du grec, on dira à son adresse, bonne gens dont nous sommes, que la théorie des exceptions est un oxymore.

On ne détaillera pas l’ensemble du sommaire [10], pour ne retenir, fort arbitrairement peut-être, on n’ose écrire souverainement, que quelques points qui auront plus particulièrement stimulé notre attention. On aura relevé plus haut, les lettres à Carrouges, on n’y revient pas, mais comme telles à lire, puis l’introduction de Marina Galletti. Je suis reconnaissant à Jacqueline Risset, et on l’accompagnera, d’aller jusqu’au bout des choses, et de mettre en regard du démâté de la Discussion sur le péché [11], le Suave mari magno de Lucrèce. Bravo ! Le lecteur trouvera sans surprise une méditation dialoguée de Jean-Luc Nancy (avec Danielle Cohen-Levinas) ; il y est naturellement question de communauté : impossible, inavouable, désœuvrée, affrontée, voire de ceux qui sont sans communauté ; outre Bataille, Blanchot, se trouvera la référence à Heidegger (Ereignis, Enteignis, Zueignis), pour conclure :

« Je crois que la question de l’être ensemble exige d’abord que nous comprenions à quel point l’être est ensemble et n’est pas autrement (c’est-à-dire aussi qu’« autrement qu’être » vaut« être ensemble » et que « être » seul ou « l’être » à la Heidegger (mais si on néglige chez lui l’appel au verbe !) est et reste seul... Si l’être est ensemble (non pas « est l’ensemble » car « l’ensemble » n’existe pas) alors être, c’est être ensemble, et c’est l’être tous, humains, animaux, végétaux, minéraux, vivants, morts, fictifs, réels. Mais puisque l’ensemble n’existe pas - non seulement le grand ensemble universel mais chaque espèce ou chaque mode d’ensemble, amants ou groupe, collection ou voisinage -, cela implique qu’on n’y atteint pas, qu’on n’a pas à y atteindre. Ce n’est pas un manque, c’est aussi bien une ouverture : nous pouvons être ouverts à cela qu’il est exclu de s’approprier. Nous y touchons - nous y touchons souvent, et ce toucher accède à la vérité. Qui se dérobe aussitôt en elle-même, robe enlevée » [12].

Je porterai très volontiers l’emphase sur Coupable, capable, dépensier, dialectique, par Georges Didi-Huberman, texte extrait d’une étude plus extensive sur « l’économie-Picasso », dans les textes de Georges Bataille et de Carl Einstein [13]. J’en cite ce passage des plus probants :

« Telle serait donc l’“économie souveraine” dont un peintre est capable, à condition qu’il soit véritablement “libre”, donc “coupable” de l’être. À condition qu’il accepte, à quelque moment, de tout “perdre” ou de tout “dépenser” devant l’histoire. Aux yeux de Bataille, Picasso n’a pas simplement “pris” le bombardement de Guernica comme sujet d’un tableau, il a “donné” - et à tout le monde - Guernica comme image de notre mémoire contemporaine. Et il l’a fait de façon souveraine, sans compter. Bien sûr, il a fini par y “gagner” : en réputation internationale, en durable valeur marchande. Tant il est vrai que l’économie souveraine n’est, en général, qu’un symptôme - un “bref été”, pour reprendre la belle expression de Hans Magnus Enzensberger à propos de Buenaventura Durruti - dans l’ordre économique des choses. C’est ce qui a suscité, chez Bataille, de multiples interrogations sur l’art moderne en tant qu’il “poursuit la fin que n’atteignent plus nos désastres utilitaires”, mais en tant, également, qu’il se retrouve immanquablement réduit au statut de moyen dans le “vide social laissé par la déchéance des valeurs sacrées” ».

Pour mieux approuver encore, « comment ça vaut ? »  :

« C’est ce qui, aux yeux de Carl Einstein ou de Georges Bataille, aura fondé toute leur lutte sur le front de l’inestimable de l’art : sa capacité à s’incarner dans des gestes en pure perte, des moments d’" extases" tragiques, d’ "éclats" de rire ou de "dons gratuits". C’est ainsi que Bataille en appelle à la "fin souveraine" de l’art, insistant pour dire que "la culture est souveraine ou n’est pas", contre tout asservissement à l’utilité économique ou idéologique. C’est ainsi que Carl Einstein dit admirer chez Picasso la "consommation [c’est-à-dire également la destruction] impitoyable de formes [liée à] un puissant mépris des fétiches". Façon de se demander, non pas "combien ça vaut" dans l’ordre de l’échange, mais comment ça vaut dans l’ordre de l’expérience et de la puissance du regard ».

D’ajouter, la littérature comme l’amour. Et de désigner le maître d’œuvre du Pléiade Récits et romans, Jean-François Louette, en sa question : Qu’est-ce que la littérature ? Pour faire simple, dit-il, choisir comme point de départ : « la littérature est l’envers de ce qui fait le centre de notre monde. C’est à dire l’envers du travail et de l’activité, du calcul ou du compte, du discours rationnel et utile ».

Mais il n’en reste pas là, et il faut le suivre, en particulier dans la parabole de l’automobile. Vite ! p. 88 sq.


Cahiers Georges Bataille 1 [14]

Les Éditons les Cahiers publient des cahiers consacrés à Antonin Artaud, Georqes Bataille, Laure et Michel Leiris.
Jean-Sébastien Gallaire qui les dirige ajoute : « Chaque numéro rassemble une diversité inédite d’articles, de témoignages, de créations littéraires et d’iconographies et offre, par les différents horizons de ses contributeurs, une lecture singulière et contemporaine de l’œuvre étudiée ».

Le premier des Cahiers Georges Bataille, qui anticipa l’année du cinquantenaire, puisque paru en octobre 2011, ne déroge pas à cette définition, et il se présente, sensiblement, d’une toute autre manière que le dossier de la Revue des Deux Mondes : 280 pages, notes, bibliographie, index, et de fait s’il croise la circonstance du cinquantenaire, moins qu’une manière de considérer du point de vue de nos années la postérité de l’œuvre, il s’agit plutôt de la réunion d’écrits de chercheurs ou d’écrivains dont l’œuvre propre est liée à celle de l’auteur de L’Érotisme. Les contributions y sont très denses, et la part spécifiquement critique y est la plus développée, sans nécessairement qu’il y ait eu recherche, d’une contribution à l’autre, d’une unité de ton, visant à donner une image unifiée de l’écrivain et penseur.

Michel Surya [15] compte qu’apparaisse le philosophe, fût-il d’un genre que la philosophie ne reconnaîtra jamais sans embarras, à l’instar de Nietzsche pour lequel il s’était employé à tenir lieu de réparation, ce que souligne aussi ce titre : nul ne sait au juste... L’inédit final : Définition de l’hétérologie, science de ce qui apparaît tout autre soigneusement présenté par Marina Galletti, corrobore tout à fait cette manière d’envisager la postérité d’un travail amorcé depuis les années trente, poursuivi avec la fréquentation du Cercle de Souvarine, Contre-Attaque, le Collège de sociologie, Acéphale même, donc une pensée du politique. Le "par delà la poésie" de Claude Minière, en liminaire comme celui de Michel Surya, garde lui aussi cette dimension d’expérience de l’hétérogène, en particulier de celle du temps, non pas qui se déroule linéairement mais qui surgit comme rupture et comme liaison ailleurs dans la pensée et dans le corps, comme le rien et le tout et dont l’épreuve entretient une impossibilité de la communication. Trois points donc, qui marquent, qu’il aura été veillé à ce que rien ne vienne ici atténuer le caractère de scandale des divers écrits, et qu’au contraire soit maintenu comme l’écrit Sylvain Santi, en présentation de son entretien avec Christian Prigent, leur caractère actif.

C’est manifestement ce qui s’est produit pour la plupart des contributeurs, un chapeau "Bataille et moi" le met souvent en évidence, le non-savoir (no saber de Jean de la Croix ou encore : je ne savais où j’entrais) eut des effets durables sinon définitifs quant à l’écriture, la recherche ou l’art du découvreur, ainsi l’artiste japonais Kuniyoshi Kaneko, célèbre pour ses illustrations érotiques, n’hésite pas à avouer : plus tard quand j’ai visité Paris, j’ai senti l’ombre d’Edwarda dissimulée dans les pavés de la rue Saint Denis. A partir de cette expérience, je me suis mieux compris moi-même. On en trouvera quelques dessins, ainsi qu’une série consacrée à L’Histoire de l’œil, avec cette étonnante remarque d’un temps où l’artiste confondait Simone et Alice (celle du Pays des merveilles). Vincent Teixeira qui connaît bien l’œuvre de Bataille et non moins celle de Michel Fardoulis-Lagrange, précise avec l’œil à l’œuvre, une histoire de l’œil et ses peintres : œil de Masson, œil de Bellmer, œil de Kaneko, c’est à dire l’œil de l’impossible, œil de Lord Auch, ou encore œil du père, œil de Dieu, précédés du clin d’œil de Valdès-Leal ou œil de la mort, on le voit (!), ou plutôt on la voit, la besogne des images érotiques, autant de coups d’œil, percées dans l’énigme de l’érotisme. Ici il faut rappeler que Vincent Teixeira est l’auteur d’un Georges Bataille, la part de l’art - la peinture du non-savoir, qu’il cite in fine : J’appelle ce qui n’arrive pas, tant il est vrai que ce qui arrive est l’insatiable désir de ce qui n’arrive pas ! Un des textes à lire en priorité !

J’en retiens deux autres, ne pouvant tout décrire. Celui de Muriel Pic, Le péril de l’incommensurable et l’entretien de Christian Prigent avec Sylvains Santi, retour à Bataille.

Avec son étude, Muriel Pic évoque la position politique de Bataille pendant la guerre. Qu’on songe aux publications entre 1943 et 1945 : L’expérience intérieure, Le Coupable, Sur Nietzsche, Méthode de méditation, L’Alleluiah, Catéchisme de Dianus et Memorandum. Ainsi, la guerre déclarée, Bataille ne cherche plus à mener des groupes de pensée, se retirant de l’espace public, pour travailler à une expérience intérieure dans le compagnonnage de Nietzsche. Ce détour de la chercheure est indispensable, pour mieux saisir en quoi es journaux de guerre de Bataille ont pour fonction une actualisation de l’incommensurable.

Et c’est nous amener à retour à Bataille, qui sonne sans doute comme le fameux retour à Freud, et qui fait peut-être mot d’ordre de la poétique de Christian Prigent. C’est à penser. Ce dernier a très souvent fait avec brio la théorie de sa pratique de poète. Une fois encore il expose avec une clarté à nulle autre pareille, en quoi sa poésie, sa production poétique est bien la forme donnée à une pensée. Le dernier livre paru, La Vie moderne (aux éditions POL, fidèlement) en donne une nouvelle et éclatante preuve [16]. Le lecteur motivé pourrait profitablement faire l’aller et retour entre la forme à éprouver, et la réflexivité qui en donne le point (qui demeure) aveugle le temps de la lecture, sollicitant le non-savoir de qui s’y livre.

« Je rappelle ces banalités (des banalités toujours trop vite oubliées, des banalités : qu’il y a toujours intérêt à oublier vite) ; parce que c’est là, me semble-t-il, que l’activité d’écriture a une portée politique. Mais on voit bien que cette portée ne se constitue que pour autant qu’elle fait différence hétérogène dans la perpétuelle reformation homogène des représentations qui lient la communauté socialisée. Et qu’il y a une contradiction intenable entre cette affirmation de différence et le projet de répandre cette différence que serait la volonté d’avoir littérairement un impact politique. La différence dont je parle ne se partage que comme émotion, intuition d’une puissance de désaliénation vertigineuse et vitale. C’est, encore une fois, un « non-savoir », en quoi s’oublient les réductions rationnelles, les cartographies idéologiques, les nœuds de significations, les arrêts sur images qui constituent ce qu’on appelle « notre monde », « l’époque ».
Rien de cette expérience ne se partage ailleurs que dans la lecture. Une lecture avertie de ce que l’écrit est œuvre d’art  ; et, comme tel, n’émeut et ne bouleverse qu’en tant que forme, que pour autant que sa forme déforme et reforme autrement le monde habituellement perçu, connu, représenté. Sinon : rien. » (31)

C’est citer peu, c’est aller à un essentiel auquel cette lettre reconnaît très simplement sa dette sinon une hantise partagée. Les questions de Sylvain Santi sont très élaborées, et on s’en doute les réponses de Prigent sont toutes de clarté, de lucidité (la question des relais)... c’est roboratif en diable, tout en demeurant d’une vigilance qui n’est pas sans faire penser à celle évoquée par Muriel Pic relativement à la position politique de Bataille durant la guerre. Notons :

« Vous submergent vite tous les doutes sur la possibilité qu’il y aurait de garder une vraie lucidité politique (l’exorbitante prétention d’être plus lucide que... les autres au prétexte qu’on écrit). Et puis d’où vient la légitimité (de parler dans les médias) ?
De la notoriété, d’abord, d’un minimum de notoriété ; ensuite de la maîtrise de l’énonciation propre aux médias (une pseudo rationalité, cursive, impactée, une positivité frontale et vulgarisée). Ceux qui sont dans l’inquiétude du « sens » et de ses roueries, ceux qui sont dans l’affrontement poétique au « négatif » - ceux-là ne peuvent que douter qu’on puisse parler, qu’il y ait une quelconque légitimité à le faire, tout en sachant que le faire est impératif, sauf à céder sur tout. »

Recension donc, on l’aura ressenti, de parti-pris de ce cahier Bataille, ou même paradoxale recension en forme de non-recension, dans son incapacité à rendre justice à l’ensemble des participations (leurs "hauts fonds" pour parler brestois) [17]. Il faut donc du temps, un temps quasiment hétérogène pour faire l’épreuve de ce Cahier premier, en garder la force (force de perdition parfois) : la peine prise, mais risquons plutôt le mot dépense, enrichit de façon toute autre que celle décomplexée des époques guizottières, et donc ce volume aura pleinement sa place dans la bibliothèque des lecteurs de Bataille ; j’oserai marquer la nécessité, préalablement, de la lecture aussi impliquée que possible (c’est-à-dire entièrement) de quelques uns des récits majeurs de l’auteur et de l’un ou de l’autre de ses essais.


Paol Keineg, Abalamour [18]

Pourquoi accueillir Paol Keineg, dans un ensemble célébrant Georges Bataille ?
— Abalamour.

Abalamour est en effet la réponse : parce que, à cause de. Et Abalamour est un recueil, qui paraît certes aujourd’hui (Les Hauts Fonds, à Brest), mais qui réunit des écrits antérieurs hétéronymiquement signés (Yves Dennielou, Chann Lagatu), de formes diverses : long poème, aphorismes (certains feraient aujourd’hui de beaux tweets, — ainsi Kiss, küss, pok : ça fait plus de bruit en breton, distiques et quatrains (en fait réunion de deux distiques), mais qui déploient tous une énergie, une dépense, voire une haine de la poésie telle que pouvait l’entendre l’auteur de L’Archangélique.

Marie Étienne chroniquant Triste Tristan et Anna Zéro (Apogée) indique d’emblée : Il y a de la légende et de l’histoire, dans ce qu’écrit Paol Keineg, de quoi s’enthousiasmer et rire, s’indigner et rêver. De quoi être choqué, aussi. Car il prend les héros, les héroïnes surtout, à contre-emploi. Iseut chez lui est une chienne, Tristan ne vaut guère mieux.

Gérard Noiret lui, rappelle de Là et pas là (Le Temps qu’il fait) : « A la surprise du porc, la porte est ouverte. Il a épousé en dernières noces la truie attachée au piquet et à la lumière de quatre heures mange sa merde en grondant. Ceci est la chanson d’un cochon de trois ans, sans passé, sans patrie, qui présente son gros cul au soleil sans penser à mal. Plutôt le contraire : 1. Les jeux de l’intelligence avivent la liberté ; 2. la saleté profonde en réponse à la rage du vivant ».

Et de Les trucs sont démolis (Obsidiane), je retiens avec Jean-Marie Perret :

"Dans ma vie, j’ai eu la chance de rencontrer trois hommes qui, même si je n’ai pas été bon élève, m’ont appris l’essentiel : Georges Perros, Jean-Marie Serreau, Maurice Nadeau." — "L’Amérique m’a sauvé de moi-même, par refus du monolinguisme français" — "Toute langue est toujours étrangère." — "Ma conscience politique est née le 1er novembre 1954, premier jour de la révolution algérienne". — "Je voulais être Césaire ou rien." (Liminaire, Ma vie en Amérique). [19]

De ce tonus, je fus alerté dès mon arrivée en Bretagne, l’auteur de La Révolte des Bonnets rouges [20], avait laissé traces profondes et amitiés durables par-delà l’océan. Quand Jacques Josse me donna à lire Yves Dennielou [21], je n’en crus pas mes yeux (ni mes oreilles d’ailleurs, à raison de l’émouvante musicalité) impossible de me faire croire à un débutant... ce long poème qui ouvre le recueil, on en redit le titre, Le Mur de Berlin ou La Cueillette des mûres en Basse-Bretagne pas plus, et on laisse le lecteur le découvrir, seul à seul. Abalamour est aussi un grand poème nostalgique aux allures de gwerz :

     ici, dans le Sud, on appelle chaque dimanche de ses vœux la fin du monde, et comment tu feras quand le personnage au grand chapeau à guides viendra te chercher, tu monteras sagement dans la carriole,

     le wik-ha-wak adouci par la couche de sable disparaîtra dans le rien, l’après-mort n’est pas la mort, il n’y a pas de salut dans les mots, ils ne disent jamais que l’impuissance à dire (51)

Mais le rire devant la mort ? :

La jupe à fleurs sur la chaise
avec les socquettes, la culotte —

vite se ruer sous la couette
dans les jambes de l’ambitieuse (61)

© Ronald Klapka _ 29 mai 2012

[1Michel Surya, L’Impasse, Al Dante, 2009, voir cette recension, cet écho, en provenance de « Obscéniser la pensée », entretien avec John Jefferson Selve, revue Edwarda, n° 4, janvier 2011, pp. 122-125, ou encore La vie manifeste.

[2Cette lettre vaut d’être lue en son entier, magnifique, citons encore :
« La rencontre qui a lieu lorsque l’objet est aperçu comme inexorable alors que le sujet ne l’est pas moins diffère profondément de celle qui résultait de croyances un peu trop maternelles : humilité du sujet, bonté infinie et personnelle de l’objet. Les images érotiques représentent à certains moments des possibilités explosives qui ne laissent rien debout. Or c’est seulement après des destructions impitoyables que se produit une véritable marée de lumière et d’éclat ».
Lettre de Georges Bataille à Louis Couturier, in revue des deux Mondes, mai 2012, p. 132.

[3L’apprenti sorcier, textes réunis et annotés par Marina Galletti, est centré sur les années militantes de Georges Bataille (1932 à 1939).

[4Cédric Mong-Hy, Bataille cosmique, éditions Lignes, 2012.

[5Ce qui s’appelle un plan : Préambule ; I. D’AMBROSINO À BATAILLE : DE L’HOMME DE SCIENCE À LA SCIENCE DE L’HOMME ; II. L’ORGANISATION UNIVERSELLE OU LE COMPLEXE NATURE/CULTURE ; Conclusion

[6Revue des Deux Mondes, « Dans l’œil de Georges Bataille », mai 2012.

[7Éditorial de la revue, accessible en ligne in extenso.

[8Maurice Blanchot, Après coup précédé par Le Ressassement éternel, éditions de Minuit, 183. "La nudité du mot écrire",

[9Le lecteur du journal Le Monde, trouvera dans les archives récentes d’intéressants papiers, lors de la parution de l’ouvrage de Marina Galletti, et lors de la parution des Récits et romans en Pléiade.

[10Au sommaire : Philippe Sollers et Alexandre Mare - Entretien —
Jean-François Louette - Qu’est-ce que la littérature ? — Frédéric Verger - Bataille et Tanizaki —
Jacqueline Risset - « Jusqu’au bout des choses » —
Christian Limousin et Edith de La Héronnière - Entretien. Vers une colline athéologique ; incontournable : Lire Bataille — Marina Galletti - Autour de la société secrète Acéphale. Lettres inédites — Charles Ficat - Un soir au collège de sociologie — Alexandre Mare - Documents, sans doute —
Jean-Luc Nancy-Danielle Cohen-Levinas - Entretien. Dialogue sur la commuauté impossible — Georges Didi-Huberman - Coupable, capable, dépensier, dialectique — Guillaume Fau - Entretien. Les archives comme une nébuleuse

[11Michel Surya a donné à ce texte que je qualifierai de délectable entre tous, une édition séparée, qu’il a assortie du commentaire attendu.

[12Outre la phrase de Bataille, référence ici à La Pensée dérobée, aux éditions Galilée, 2001.

[13Sur Carl Einstein, une lettre, dit grâce à quelques autres, dont Liliane Meffre et Georges Didi-Huberman, et quelques notes documentées, le minimum à connaître de celui qui ne participa pas par hasard à la création de Documents avec Georges Bataille et Michel Leiris.

[14Cahiers Georges Bataille, numéro premier, octobre 2011.

[15On connaît bien sûr de longue date les travaux que celui-ci a consacrés à Georges Bataille, le site des éditions Lignes qu’il dirige donne une liste significative d’ouvrages qu’elles ont publiés ; on y ajoutera Préface à la transgression, hommage de Michel Foucault (Critique 195-196, 1963, op. laudiss.), suivi de Ceci n’est pas une préface de Francis Marmande, dont la lecture documentée et jazzy, fera les délices de ceux qui le connaissent, et instruira sans la moindre lourdeur ceux qui ne le connaissent pas encore, pour "partir en vrille" !

[16Incise (costarmoricaine) :

(toute l’écriture est de la cochonnerie)

Cher Christian Prigent la SARL X
XX, basée à Z pour toi investit
Dans une maternité porcine XX
L adhérente au groupe Porc Armor (Soci

Été civile à but de naissage asso
Ciatif). Toi naisseur-engraisseur ça te dit
Pas ? Reçois des porcelets de 7 kilos
Chez toi : plus qu’à les engraisser sur ton si

Te aux normes "bien-être" avec un outil mo
Derne : animal en tuyau libre autono
Mie zéro pollution tétine à confiote
Non stop pour la truie - et chacun son azote.

Christian Prigent, La Vie moderne, POL, 2012, p. 98.

[17Voici le sommaire :
Michel SURYA - Nul ne sait au juste.. ; Claude MINIÈRE - Par delà la poésie ; entretien Christian PRIGENT - Retour à Bataille suivi de Du désir de littérature ; Michel SURYA - Felix culpa (Discussion sur le péché) ; Frédéric ARIBIT - Autopsie du Cadavre ; Koichiro HAMANO - Introduction du Bleu du ciel ; Jean-Louis CORNILLE - Bataille entre boudoir et bibliothèque ; Chiara DI MARCO - « Moi, j’existe » Connaissance et existence ; Jean PIERROT - Bataille et le sensible ; Georges SEBBAG - Breton, Bataille et la guerre d’Espagne ; Muriel PIC - Le péril de l’incommensurable ; Dominic MARION - Figuration et irreprésentable : à propos d’une économie du non-savoir ; Felice CIRO PAPPARO - Rien ou la langue des formes ; Vincent TEIXEIRA - L’œil à l’œuvre : Histoire de l’œil et ses peintres ; Kuniyoshi KANEKO - Esprit d’enfance : Georges Bataille ; Georges BATAILLE - Définition de l’hétérologie inédit

[18Paol Keineg, Abalamour, dessins de François Dilasser, éditions Les Hauts Fonds, 2012.

[19Recensions dans La Quinzaine littéraire ; respectivement, Marie Etienne n° 870 parue le 01-02-2004 ; Gérard Noiret, n° 909 parue le 16-10-2005 ; Jean-Marie Perret, n° 977 parue le 01-10-2008.

[20Je fus dûment briefé, et on m’expliqua la révolte du papier timbré. Les dédicataires de Voyage d’été évoquent sur leur site, la dimension théâtrale de l’œuvre.

[21Wigwam n° 55.