Livraison et délivrance

lettre du 26 avril 2009


On s’efforcera dans cette livraison d’aller à l’essentiel d’une publication récente de toute première importance en ce qu’elle donne la teneur et le sens d’une aventure intellectuelle très affirmée, inséparablement liée à son époque et à la personnalité de son auteur. L’ouvrage, Livraison et délivrance (Belin, mars 2009), mais aussi le site de l’auteur, et les archives audiovisuelles de la recherche, sont l’occasion de la rencontre en profondeur du travail de Denis Guénoun et des intentions qui y président.


Nous poussons la porte du présent
Et le regard s’arrondit comme un fruit

La couverture du livre est on ne peut plus claire. Quant au titre : Livraison et délivrance, on retrouve ces mots au pluriel, en avant-propos et en postface, formant inclusion de la mise en intrigue du propos. Quant au sous-titre : Théâtre, politique, philosophie ; et de fait la première partie, la moitié du livre, s’intitule Théâtre et la seconde Politique et philosophie. L’auteur Denis Guénoun, homme de théâtre (L’Attroupement, Le Grand nuage de Magellan, CDN de Reims), universitaire (Paris IV), écrivain. La collection dans laquelle est publié l’ouvrage : l’extrême contemporain, dirigée par Michel Deguy (ce qui est faire surgir une constellation de pensées et d’amitiés : Deguy, Derrida, Nancy, Lacoue-Labarthe etc.). Complétons : 400 pages. Soit une substantielle réflexion. Précisons que celle-ci ordonne des contributions de diverses nature : articles de revues, contributions à des colloques, manifestes, donc un travail de conceptualisation in progress, qui rassemble une quarantaine d’années au service — passionné — de rien moins que le surgissement du poétique dans la vie même.

Je commence par la fin, puisqu’elle appartient au telos de la scène (cène) à laquelle nous sommes conviés. Intitulée Délivrances (377-394 ), elle est des plus émouvantes (sans pathos) avec un Jacques Derrida d’une part saluant la vie en son surgissement (naissance de la fille de Denis Guénoun) et un Jacques Derrida qui « nous aime et qui nous sourit — où qu’il soit » (texte lu par son fils aux obsèques). J’appellerai ma sorte de post-postface : relevailles, la reliant cette fois à l’introduction (5-33) et à cette réflexion partant d’un fil de pensée lévinassien (une façon pour le je de se découvrir, de se livrer) sur :

« l’étrange modèle des actes des acteurs, qui ne sont actes qu’au titre d’une action transie de passivité, de dette, d’inspiration par le souffle de l’autre — l’acteur n’étant libre de soi que parce qu’il se livre doublement : à la parole qui le porte et à l’assemblée qui l’écoute. » (13)

scène que l’on appellera primitive au regard de cette question examinée aux pp. 337 à 351, prenant pour point de départ un échange de lettres entre Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, distanciation (le recours à l’écriture) sans doute nécessaire d’une conversation déjà ancienne. La conclusion de cette contribution au colloque « Déconstruction mimétique », appellerait une confrontation avec la mise en écriture par Pierre Michon de la scène révolutionnaire telle qu’il nous la donne en son tableau des « Onze ». Je relève en effet : « L’éthique de la scène est une affaire pratique : pas une quête transcendantale, mais un changement, une critique, une ouverture d’espace. » Denis Guénoun ajoute : « C’est notre affaire aujourd’hui — affaire, si l’on veut, de révolution. »

Même façon de procéder lorsque Denis Guénoun relit « Un homme de peu de foi » au colloque Deguy « L’allégresse pensive » (Belin, 2007). Comme un écho fidèle à l’échange cité ci-avant qui comportait cette phrase de Nancy : « Ici, je tiens à ajouter quelque chose qui me tient à cœur : l’art n’a jamais été religieux. Il fut toujours, dans les religions qui en ont usé, la part secrètement soustraite au religieux comme tel. »

C’est bien ce qui continue à s’écrire dans « L’un des deux athéismes » en mettant en évidence chez Deguy la « hauteur poétique » — du détachement « qui se gagne par le haut, qui ne quitte pas la terre, son attache ». En relevant aussi, que puisse s’appeler âme le principe d’élévation (l’ascenseur, précise Deguy, tout prosaïquement, car il faut « casser la figure » (Ph. L.-L.)). (353-366)

Continuons. Dans son projet pour une direction de programme au Collège international de Philosophie : « L’Europe et l’infini », c’est bien l’homme de théâtre et le penseur du politique qui recourt à la pensée du drame pour exposer que : « la critique pratique et productive du sujet européen sera critique de la raison décisionniste, dans ses divers modes et effets – ou ne sera pas ». Qu’est-ce à dire ? A partir de la réflexion de Peter Szondi, d’une recherche de Claire Nancy sur le sens grec du mot drama, à partir sans doute de sa biographie et de ses propres recherches (Hypothèses sur l’Europe), Denis Guénoun appelle à dé-dramatiser le théorique, le rendant à l’effectivité de la scène, à la réalité de ses occasions, logique de la livraison, qui s’oppose à celle de l’arraisonnement. (319-328)

Difficile ici, concernant la question d’une justice à venir, de ne pas songer à l’exorde de Spectres de Marx (Galilée, 1993) : "Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin." Et de ne pas croiser avec les deux derniers paragraphes de « Sur la faculté de jouer » (177-184), où se déploie une pensée du dépassement de l’opposition binaire entre acteur actif et spectateur passif, chacun étant altéré par l’autre. Je (me) renvoie aussi bien à l’intervention finale de Jean-Luc Nancy au colloque « Maurice Blanchot Récits critiques » (Farrago, 2003) sur la question du « moment voulu », le « temps juste » de Nietzsche dans sa traduction blanchotienne, l’instant de la reconnaissance, où le « je » anonyme, substituable à l’infini, en quelque sorte s’« auteurise ».

Mais pour revenir sur la place du drame, et sur l’articulation théâtre et politique, et donner tout ensemble ce qui me semble traverser la réunion ordonnée des essais qui nous est proposée, je reprends deux extraits du prologue :

« L’acte de théâtre ne se conçoit plus comme partant du drame pour le porter sur les planches, mais comme œuvrant depuis l’espace et le temps scéniques, pour y faire jouer toutes sortes d’actions emboîtées — avec l’action dramatique, parmi elles, ni primordiale ni révoquée ». (19)

« Le théâtre met en jeu l’énigme de l’apparaître devant le mystère de l’assemblement. Il travaille à la mise en rapport de la question métaphysique de la présence avec la question civique de l’assemblée. Le théâtre est une phénoménologie politique ». (17)

Il me semble qu’avec ces deux citations, le ton de l’ouvrage soit largement donné, et que si les textes sont liés à leur circonstance, par exemple (mais non par hasard) le cours du 20 décembre 2006 où se trouvent réunis Musset et Koltès dans une même exhortation à « déclarer son désir », mais aussi d’autres rencontres comme celle de Pierre Vidal-Naquet, une décade de Cerisy donnant lieu à un « Althusser autographe », une interrogation sur le « transcendantal de la vie » avec ce qu’a innové Pays Lointain de Jean-Luc Lagarce dans l’invention dramaturgique, une soutenance de thèse délivrant un « slogan » : « Plutôt la fiction que la figure », avec plus loin : « Le beau mot de la fiction : peut-être » (je souligne).

En avant-propos, Livraisons rappelle (p. 32) que « la philosophie, depuis bien longtemps, est une affaire autobiographique ». Le lecteur de ce livre pourra le vérifier avec le visionnement de deux documents des Archives audiovisuelles de la recherche :

Le théâtre, de la pratique à la théorie. Dans cet entretien, Denis Guénoun nous parle de ses expériences de mise en scène qu’il a pratiquée avec différentes troupes de théâtre et fait part de ses pratiques, de ses réflexions sur l’écriture théâtrale.

Une enfance en Algérie. Denis Guénoun revient sur les raisons qui l’ont amenées à écrire "Sémite" (Circé, 2003), récit dans lequel il évoque les souvenirs de son enfance en Algérie à l’époque coloniale, à travers l’histoire de son père.

Bonnes lectures, bonne écoute !


Compléments, liens

La citation en exergue : poème sans titre de Matière de lumière, Heather Dohollau, Folle Avoine, 1985 ; poème commenté par Michaël Bishop et lisible en ligne.

Le site personnel de Denis Guénoun

Son intervention au colloque Déconstruction mimétique - Philippe Lacoue-Labarthe organisé par « La chute dans la vallée » - enregistrements en Real audio.

L’échange de lettres entre Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, Scène, dans le n° 46 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, automne 1992, pp. 73-98.

Le Théâtre est-il nécessaire ? Un entretien avec Maïa Bouteillet dans le Matricule des anges n° 21 (1997)

© Ronald Klapka _ 26 avril 2009