13/10/09 — Pier Paolo Pasolini, Martin Rueff, Georges Didi-Huberman, Pierre Chappuis, Jean Maison
Pasolini, le brandon
Pasolini, brandon de discorde, au point qu’en parler c’est toujours se brûler.
Pasolini ne cesse de brûler et c’est au sein de son œuvre poétique que sa flamme est la plus haute.
Clairvoyance coutumière d’Andrea Zanzotto critique. Il intitule un de ses textes « Pasolini poète ». Il commence par ces phrases : « avec tout ce qu’il a écrit, et avec tout ce qu’il a créé dans les champs d’activité les plus variés, est-il juste de dire que Pasolini doit être avant tout qualifié par le nom de poète ? Oui, et cela, dans l’acception la plus embarrassante et presque la plus désuète que ce terme peut recouvrir. Au reste Zanzotto écrit dans le poème qu’il dédie à Pasolini : « de ce qui importe nous avions la même idée »
Martin Rueff [1]
Dans « L’épidémie des mots », postface qu’il donne en 2005 à la réédition de Memorandum de la peste (1983), Georges Didi-Huberman rappelle :
« [...] les mots, en temps de désastre, à la fois manquent et prolifèrent. Les images, elles, fusent dans les lacunes du langage et donnent à la prolifération des mots leur espace même. »
Il précise :
« Defoe et Artaud représentent sans doute deux manières symétriques de lutter avec des mots contre la tyrannie des mots - donc des lois, donc des actes - qui transforme une société atteinte, apeurée, dépressive, en société totalitaire, triomphaliste et maniaque (cela existe encore de nos jours). Le style-Defoe est celui des Lumières ; il nous aide à comprendre et à nous déprendre. Le style-Artaud est celui des Gouffres ; il nous oblige à comprendre que nous sommes compris, c’est-à-dire pris dans le temps, dans l’espace, dans la matière, dans la folie d’une grande maladie de l’être. [...] Dans les deux cas, cependant, la lutte en question requiert de l’écriture un jeu constant de l’implication et de l’explication : pour dire à la fois notre être-plongé et notre volonté, malgré tout, de nous, en sortir. »
S’impliquer, expliquer, et puisqu’il n’y a pas que les seuls « signifiants du langage qui fassent chaîne », cette fois dans le dernier livre de Didi-Huberman, les images seront pensées comme images-lucioles, pour ouvrir l’espace d’une résistance à la défaite de la pensée.
C’est en effet à partir d’un texte de Pier Paolo Pasolini paru dans le Corriere della Sera en 1975 : « Le vide du pouvoir en Italie », qui sera repris comme « L’article des Lucioles » dans les Ecrits corsaires, que se donne la méditation-argumentation du philosophe et historien de l’art [2], dans le prolongement de ses thèses sur l’image (devant le temps), de la survivance (d’où le renvoi, dès l’incipit, au XXVI° chant de l’Enfer de Dante, à l’image des lucciole fût-ce, par la suite, pour en inverser le sens, car si dans la huitième bolge [3] , les « conseillers perfides » crépitent faiblement, ceux du jour, le nôtre, flamboient.
Didi-Huberman commence par rappeler une lettre de Pasolini (alors âgé de 19 ans) en 1941 à l’un de ses amis.
« L’amitié est une très belle chose. La nuit dont je te parle, nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles (abbiamo vista una quantità immensa di lucciole), qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières (perché si amavano, perché si cercavano con amorosi voli e luci), alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. »
A ce moment idyllique (la lettre vaut d’être lue en son entier) succèdera la lumière crue de deux projecteurs — deux yeux mécaniques, féroces —, l’innocence commuée en faute, même si l’alerte passée, Pasolini lorsque pointera l’aube, dansera nu en l’honneur de la lumière. [4].
Ce moment-Pasolini m’apparaît extrêmement fort, quand bien même il semble contrecarré par l’article cité plus haut, qui semble dire, en 1941, malgré les mascarades mussoliniennes, il y avait un peuple (avec sa mimique, sa vêture, ses parlures, entre autres), et que celui-ci en 1975 aurait disparu (comme les lucioles pour des raisons écologiques) sous l’effet d’un fascisme consumériste et télévisuel en particulier. A cet égard les mots de Pasolini seront particulièrement durs, allant jusqu’à parler de popolo degenerato, ridicolo, mostruoso, criminale.
Georges Didi-Huberman s’inscrit ici en faux contre ce désespoir politique achevé. Et refuse de ne voir que du tout, qu’il existe un espace — « fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé » — et « des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout. »
Il vaut de lire au chapitre II : Survivances ? les pages 49 à 55 qui me semblent-il, donnent le sens du livre à partir d’une sorte de parabole de l’existence de Pasolini. J’en extrais particulièrement :
« Quel mouvement intérieur à sa pensée porta ainsi Pasolini vers ce désespoir sans recours, ou plutôt sans autre recours que celui de s’affirmer une ultime fois, ardemment, comme un phalène dans les dernières secondes de sa tragique et lumineuse consumation ? Je me rends bien compte qu’en posant cette question, ce n’est pas tant Pasolini pour lui-même que je brûle de mieux comprendre, mais un certain discours - poétique ou philosophique, artistique ou polémique, philosophique ou historique - tenu aujourd’hui dans ses traces, et qui veut faire sens pour nous-mêmes, pour notre contemporaine situation.
Car les conséquences de ce modeste cas de figure pourraient bien être considérables, en dehors même de la signification extrême, hyperbolique, que veut lui conférer Pasolini. Il ne s’agit ni plus ni moins, en effet, que de repenser notre propre « principe espérance » à travers la façon dont l’Autrefois rencontre le Maintenant pour former une lueur, un éclat, une constellation où se libère quelque forme pour notre Avenir lui-même. »
A partir de là s’éclaire (c’est le mot) le propos de l’historien de l’art et philosophe, les reproches adressés à Giorgio Agamben (qu’il s’agisse d’Enfance et Histoire, de Stanze ou de Le Règne et la Gloire), du ton apocalyptique qu’il ressent dans ces ouvrages, mais plus encore de réduire les images à la forme médiatique de l’image :
« Les images - qu’Agamben réduit ici à la « forme médiatique de l’image » - assument ainsi, dans le monde contemporain, la fonction d’une « gloire » nouée à la machine du « règne » : images lumineuses contribuant, par leur force même, à faire de nous des peuples asservis, hypnotisés dans leur flux [...], ce diagnostic apparaît, dans le livre d’Agamben, comme vérité dernière : [...] en sorte qu’il finit par dédialectiser, déconflictualiser, appauvrir, et la notion des images, et celle des peuples. L’image n’est plus, ici, une alternative à l’horizon, la lucciola comme alternative à la luce.
»
Ce débat est certes très intéressant, et je suivrai volontiers Didi-Huberman quant à l’attention qui peut/doit être donnée aux images ; il rejoint d’ailleurs ici l’opposition que fait Yves Bonnefoy entre fancy et imagination, ou entre l’Image et les images. Point de vue affirmé dans le dernier chapitre de l’ouvrage qui évoque Charlotte Beradt, Bataille et Laura Waddington et leur force diagonale [5].
En effet, s’y fait reconnaître « l’essentielle vitalité des survivances et de la mémoire en général lorsqu’elle trouve les formes justes de sa transmission. »
En ce qui concerne Charlotte Beradt, il s’agit bien sûr, de Rêver sous le III° Reich [6] , ce corpus de rêves recueillis entre 1933 et 1939, savoir des temps de plomb, où « les images rêvées sous la terreur deviennent des images produites sur la terreur. »
Pour ce qui est de Georges Bataille, Didi-Huberman indique qu’il faudrait un ouvrage entier pour comprendre ce qui détermina chez lui retrait dans l’obscurité et « volonté de chance ». En attendant cet ouvrage, au développement des pp. 120-127 (convaincantes), il est possible d’ajouter ce chapitre L’oeil de l’expérience, du collectif Vivre le sens [7].
Quant aux images-lucioles de Laura Waddington : des réfugiés de Sangatte tentant d’échapper à la police, elle ne sont pas sans faire inclusion avec les images évoquées par la lettre de Pasolini en 1941, jusqu’à la beauté gratuite de celle du réfugié kurde dansant dans la nuit avec une "couverture pour toute draperie". Elles auront éveillé la mémoire de celles d’Annabel Guerrero en ce même lieu, auxquelles donne place John Berger, dans ses Dix dépêches sur le sens du lieu [8]
Plaise au ciel que ces images-lucioles, que cet ouvrage-luciole soient autant de signaux lumineux qu’il soit possible de voir encore !
Plaise au ciel comme dans ce poème de Pasolini : I ragazzi giù nel campo :
Viens, fille de la lune
De l’étoile du matin
Donne à ces garçons
Les caresses du grand ciel
Et pour faire signe, quelques mots-lucioles : le rouge, les graines, le vent, la colère, la beauté.
Un trait de rouge relève —ci-après — les discrètes déambulations de Pierre Chappuis, dont un nouveau recueil vient de paraître aux éditions, pardon à la librairie José Corti ainsi qu’il l’indique dans la quatrième de couverture qu’il a rédigée lui-même pour Comme un léger sommeil. Ses lecteurs y trouveront l’élégance et la profondeur qu’ils lui reconnaissent, ici par exemple :
Pavots héritiers du vent
désordonnés, frémissants,
qu’attise la fournaise de midi.
Une trace ; une ponctuation.
Mémoire à vif dans les blés,
éparse. [9]
Quant à Jean Maison, c’est chez Rougerie cette fois, après chez d’autres éditeurs Consolamentum [10], et Les Terrasses stoïques (Farrago), qu’il nous confie Araire, recueil dans lequel le poème se fait souvent oraison, ainsi :
Le sentier où flottent les herbes graciles
Descend le Domaine
Parmi les graines que charrie le vent
La colère surprise entre les phrases
Voudrait partir dans la nuit
Comme la pierre d’une fronde
Vers la voilure de la beauté. [11]
[1] Martin Rueff, Pasolini le brandon, in Po&sie 109.
[2] Georges Didi-Huberman, Survivance des Lucioles, Paris, Editions de Minuit, octobre 2009.
La Table du livre, permet d’en considérer rapidement l’économie, d’en appréhender la problématique générale.
Grâce au blog « Le silence qui parle », il est possible d’écouter le « Séminaire des lucioles ». Georges Didi-Huberman est accueilli par Mathilde Girard et Stéphane Nadaud dans le séminaire « Loi et communauté » qu’ils animent sur la proposition d’Alain Brossat.
[3] Définition du CNRTL.
[4] e ho danzato in onore della luce, comme un Malkovsky, une « survivance » telle qu’en relevait un Aby Warburg, la vie qui se veut innocente malgré tout.
[5] V. p 132, ces lignes en provenance de La crise de la culture (Hannah Arendt) :
Cette force diagonale, dont l’origine est connue, dont la direction est déterminée par le passé et le futur, mais dont la fin dernière se trouve à l’infini, est la métaphore parfaite pour l’activité de la pensée.
[8] John Berger, Dix dépêches sur le sens du lieu, Le Monde diplomatique, août 2005.
[9] Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil, José Corti, octobre 2009.
[10] Lire à ce sujet, un entretien avec Marc Blanchet, pour Le Matricule des anges