L’impact vient des mots

07/10/09 — Pascale Bouhénic, Elsa Morante, revue incidence 4/5, rup & rud


« Car l’impact vient des mots, vous savez.

L’impact vient des mots, m’a appris Mohamed Ali, et je l’ai répété.
Avez-vous eu une conversation plus sincère avec quelqu’un ? »


C’est Pascale Bouhénic qui s’adresse ainsi à nous, lecteurs. C’est à la page 103, de l’alliance [1] , livre paru en 2004 aux éditions Melville (la baleine blanche a regagné d’autres eaux depuis). Celle que vous connaissez certainement comme cinéaste, à l’écoute des écrivains [2] avait alors donné son premier récit. La figure légendaire de celui que certains d’entre nous ont connu sous le nom de Cassius Clay, avait été le prétexte d’une rencontre avec elle-même (au nom des femmes aussi - qui ont l’air de peser pas lourd dans la balance des combats, exceptera-t-on Hélène : Amour tu perdis Troie, comme dit l’autre).

Le versant de la joie / Fred Astaire, jambes, action

Avec un mètre soixante-seize, des chaussures en daim taille 42, il s’agit d’un tout autre jeu de jambes (long legs), mais les jambages de l’écriture nous mènent où l’auteure est elle-même menée, à cette dernière page :

« Dans la scène finale, le personnage prend une route, dans la campagne, comme dans Les Temps Modernes - et le corps de Freddie peut-être comparé à celui de Charlot pour l’émotion qu’il dégage dans cette marche de dos. C’est la fin et le début en même temps. La silhouette s’amincit et perdure le raffinement dans la marche qui tient à : jambes, joie, morale. Freddie saute une haie et passe de l’autre côté. quelque chose d’une extrême jeunesse mais sans la puissance de la jeunesse, quelque chose d’assez joyeux mais sans le panache de la joie avance sur cette route, tout en disparaissant. Le visage ne manque pas. Dos tourné, Freddie disparaît vers nous. »

THE END. On rembobine. C’est ce que Pascale Bouhénic a fait pour nous, mais de la substantielle filmographie qui s’étend de Flying down to Rio (1933) à Still Stockings (1957), son regard d’écrivain a retenu des fragments que la cinéaste a assemblés en trois parties : Solo, Duo (Adèle d’abord, puis Ginger - He gives her class dans she gives him sex [3]), et enfin Joie. Ces fragments, belle idée que de ne pas avoir renvoyé aux pages, sont listés en guise de table des matières de façon à composer les inventaires poétiques d’une vie ainsi légendée, dans laquelle revient le mot joie, (cinq fois en inter-titre, dans la troisième partie), d’où le titre générique : Le versant de la joie, que déplie le sous-titre / Fred Astaire, jambes, action [4].

Dans le format qui est le sien (85 pages), le livre réussit le tour de force d’être parfaitement documenté, sans ce que cela pèse à aucun moment, n’hésite pas à recourir à la citation littéraire ou philosophique sans que cela alourdisse le texte - et précisément lorsqu’il est question de la "juste conscience du centre de gravité" chez le danseur en marionnette (Kleist, Deleuze). A cet égard, le passage qui suit m’a paru très révélateur de la manière de l’écrivain ainsi que nous la découvre Pascale Bouhénic :

« Quand Freddie est marionnettiste, il dévoile ce que toujours il s’impose à lui-même : un quotidien dédoublement. Je suis la danse et le danseur, la marionnette et le marionnettiste, je suis le visible et le sonore, mes pieds imposent le rythme au film et précipitent son déroulement, je suis danseur et spectateur, j’assiste à mon propre spectacle ».

Un dessin ? ceux-ci ponctuent heureusement le texte, celui de la page 76 est parfait, sous-titré : Vers l’extase de l’image arrêtée (The Band Wagon). Juste « l’explication », que je prends à la même page : « C’est une scène d’amour, qui se déroule pas à pas, ralentie, promise à l’arrêt, l’espace se fige, le temps se suspend, on avance vers l’extase de l’image arrêtée. Exact contrepoint de la danse ». [5]
Là, Pascale Bouhénic, répond à la question du narrateur qui ouvre le prologue :« Je me suis souvent demandé pourquoi il y avait tant de mouvements dans les livres. » Vraisemblablement pour en arriver là.

La joie : impossiblité d’en parler, juste la désirer, juste y adhérer. (64)

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On le devait à Elsa

« On peut dire que ce livre, on le devait. On le devait à Elsa Morante, dont on ne recueille pas ici les tout premiers essais de narratrice comme des reliques, mais comme les prémices essentielles qui permettent de reconstruire et de saisir une personnalité littéraire décisive du XX° siècle. »

Les lecteurs de La Storia, d’Aracoeli, souscriront à ces mots qui entament la préface de Cesare Garboli, à Récits oubliés (Racconti dimenticati) d’Elsa Morante, dont la traduction par les soins d’Anne Royère, a paru récemment aux éditions Verdier. [6]

Ils le feront encore davantage pour cette affirmation : « il est désormais clair que la littérature de Morante ne provient que d’elle seule », lorsqu’ils auront lu juste quelques un de ces récits dans l’une ou l’autre des parties dans lesquels ils ont été rassemblés : Du « jeu secret », Récits dispersés, Anecdotes enfantines et spécialement Un récit retrouvé : intitulé Péchés, ce dernier superbement inquiétant, à rendre jaloux Claude Louis-Combet, Pascal Quignard par sa perfection d’écriture, Catherine Millet dans la revendication d’innocence. Il faut dire qu’Elsa Morante trouve dans la nouvelle (celle qui s’intitule Le baron est un chef-d’oeuvre) le format qui lui permettra de donner aux grands récits ultérieurs la tension d’écriture propre à happer le lecteur !

Ces récits, écrits entre 1939 et 1941, alors que la romancière n’a pas trente ans, manient à la perfection l’inquiétante étrangeté, voire l’humour cruel comme par exemple dans la nouvelle Le cheval du maraîcher, mais n’en contiennent pas moins de purs moments de poésie. En lisant les Anecdotes enfantines, force est alors de constater combien l’auteur (adulte) dans le récit de souvenirs remontant aux années d’école sait mettre en scène l’enfant, le rire, et la faculté de jouer, mais sans abandonner le point de vue qui est le sien.

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« Il faut être juste avec Freud... »

Ceci est le sous-titre [7] de Foucault et la psychanalyse, numéro 4-5 de la revue incidence [8] . A l’heure où sont édités les derniers cours de Foucault au Collège de France - déjà un article de La célibataire en 2004 s’intitulait Foucault penseur de la psychanalyse, sous la signature de Frédéric Gros, précisément éditeur des derniers cours et auquel la revue donne la parole dans l’entretien qui clôt un volume de plus de 350 pages - la mise en perspective offerte est des plus stimulantes et dépasse le champ des deux disciplines, l’on peut songer au droit, à la politique (articles de Judith Butler) avec les droits des minorités sexuelles ; au domaine de l’éducation : un article de 2003 dans la Revue Française de Pédagogie [9] : Assujettissement et subjectivation : réflexions sur l’usage de Foucault en éducation par Jean-Pierre Audureau, 13 pages parfaitement lisibles, concluait ainsi :

« Reste alors, pour qui veut éduquer, à savoir comment se tenir sur la marge, étroite sans doute, qui sépare les jeux statégiques du pouvoir et les états de domination. Et il n’est sans doute pas absurde de penser que cela passe par le maintien de la pédagogie comme un jeu au sein duquel celui qui apprend puisse nouer, dans son rapport à l’autre, son rapport au savoir comme une érotique de la vérité, un rapport au pouvoir de la vérité, un rapport où l’on se conquiert dans le mouvement double de la constitution de soi et de la déprise d’un certain“ soi”, dans la rencontre du savoir autre comme ce qui altère sans aliéner, dans l’“aventure de devenir soi” » [10]

Dans l’épais dossier de la revue, mon attention a été attirée par L’impossibilité d’un point de vue (pp. 117-157), un article de Patrick Lacoste, qui a cependant ce privilège -dût-il être constamment remis en question - de se situer entre l’homme de science et l’homme de l’art, comme l’on disait encore il y a peu, et plus particulièrement relativement au champ qui est le sien : la psychanalyse. Ses articles sont en effet parfaitement documentés : pas un iota de la vulgate n’y manque et en même temps savoirs pratiques et références tant littéraires que philosophiques donnent vie à des références qui sans cela dégénèreraient en formules mortes. Certains de la revue l’Inactuel ont été rassemblés dans Psychanalyser quand même [11], ouvrage plein de finesse qui vaut infiniment mieux que son titre - même si celui-ci est lié à la circonstance : si défense, résistance il y a, c’est dans le contenu même des articles, leur dire-vrai. Le titre de celui qui nous occupe provient de la lecture de Daniel Arasse des Ménines [12] . On se souvient, centralement, du pouvoir pour Foucault, du sexe de l’infante (le vertugadin, pierre de touche) pour Lacan. Et c’est à une formule de De Certeau que P. Lacoste nous dit souscrire, sans équivoque, absolument. La voici rappelée :

« Définies par un réseau de mots les choses s’effondrent avec lui. L’ordre n’émerge du désordre que sous la forme de l’équivoque. La raison retrouvée avec ses cohérences sous-jacentes, ne cesse d’être perdue car elle est toujours inséparable d’un leurrre. Dans les livres de Foucault, elle meurt en même temps qu’elle renaît. » [13]

Et justement à cela répond "l’apparition unique d’un lointain", la sprezzatura que Pascale Bouhénic attribue à Fred Astaire, la parrhésia du Foucault de l’éthique de la construction de soi.

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rup & rud - l’intégrale -

Sébastien Smirou, écrivain [14], psychanalyste, a été en 1999 à l’origine de cette entreprise de micro-édition « pure et dure » avec une collection dont les auteurs -hormis celui résidant aux Etats Unis- composaient avec lui leurs 25 exemplaires sous Quark Xpress. Leurs textes ont été réunis aux éditions de l’Attente. Leurs auteurs : outre Sébastien Smirou, Anne Parian, Caroline Dubois, Anne Portugal,, Petre Gizzi, Eric Houser, Pierre Alferi qui donne de conclure ainsi :

Pour jouer au bord
du sens en barres
encore un peu
avant d’être acculé à dire
ceci, cela
et le tourment, le jugement :
plonger dans les préliminaires
prolonger le petit bassin.

© Ronald Klapka _ 7 août 2009

[1L’alliance, de Pascale Bouhénic, sur le site des éditions leo scheer/collection Melville.

[2Les éditions du Centre Georges Pompidou résument ainsi son travail :
Les ateliers d’écriture : une série d’entretiens filmés avec des écrivains d’aujourd’hui. Sans archives ni commentaire, le film montre l’écrivain dans son lieu de travail, parlant de son quotidien d’écriture : techniques du langage, jeu des formes, choix des styles. L’écrivain aux prises aussi avec son texte dans l’exercice de la lecture à haute voix. Ainsi, d’un écrivain à l’autre, d’atelier en atelier, se construira progressivement au fil des questions de Pascale Bouhenic et sous son regard de cinéaste, une cartographie de la littérature au présent.
Je citerai : Christian Prigent, Michel Deguy, Jude Stéfan, Valère Novarina, Jean Echenoz, Christian Gailly...

[3« Il lui donne de la classe et elle le rend sexy », disait d’eux Katherin Hepburn.

[4Présentation sur le site des éditions Champ Vallon

[5La phrase qui précède évoque un autre film. Elle vaut d’être citée aussi :
C’est Dancing in the dark. Moment crucial où un homme et une femme marchent ensemble, même rythme, même pas, se tiennent la main, peut-être, se comprennent, enfin, ils dansent (The Band Wagon).

[6Elsa Morante, Récits oubliés Collection Terra d’Altri, dirigée par Martin Rueff, également traducteur de Petit manifeste des communistes (sans classe ni parti), suivi d’Une lettre aux Brigades rouges aux éditions Rivages, 2005.

[7A la source du dossier ici rassemblé, sans doute cette ambivalence : « Il faut être juste avec Freud », écrivait Foucault, puisqu’il a rendu son droit de parole à la folie. Mais en même temps Foucault considérait la psychanalyse comme l’aboutissement d’une longue histoire qui a permis d’« exclure la folie ».

[8Cette revue semestrielle possède son site, le numéro 4/5 est paru aux éditions du Félin.

[9C’est un bonheur, les numéros de cette très riche et certainement méconnue hors du cercle des chercheurs en sciences de l’éducation sont accessibles en pdf jusqu’à 2004 inclus.

[10Revue Française de Pédagogie, N°143, avril-mai-juin 2003 Philosophie et éducation, pp. 17-29.

[11Aux éditions Campagne Première.

[12« L’oeil du maître », dans On n’y voit rien, Gallimard, 2003.

[13Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Gallimard, 1987, folio 2002.

[14Livres chez POL.