Une pluie de syllabes didactiques

lettre du 14 avril 2008, à Philippe Beck, à ses lecteurs


« Et les reins exultent quand des lèvres expriment des choses justes »
Pr. 23, 16


Bien cher Philippe,

Cette lettre vous est impersonnellement adressée. Un certain nombre de chacuns pourront la lire. C’est une récidive : procédé utilisé pour votre ami Martin Rueff lors de sa traduction de Ronde des convers, très librement inspiré des « lettres de la cabane » d’Emmanuel Hocquard (cf. Ma Haie, et ce qu’en dit Gilles Tiberghien dans sa monographie, chez Seghers). Bien.

Commençons avec Jean-Luc Steinmetz (TXT, 1978) :

Sachant composer avec les institutions, Mallarmé nous enseigne cependant une éthique des minorités critiques qui, loin de recourir à la pesanteur d’un temps traditionnel, d’un code figé, ménage un espace où peuvent communiquer des vitesses différentes, des modulations variables à l’infini — même si l’art en dernier lieu exige (pour lui, Mallarmé) une opération « impersonnelle » où l’ancien lyrisme se nie dans la recherche de l’inconscient social, « l’explication orphique de l’univers ».

Poursuivons avec la recension de Drapeau Rouge par Pierre le Pillouër : citation de la revue galicienne Amastra-N-Gallar. Santiago de Compostela où est imprimée la revue (rue Rosalia de Castro), c’est loin, ça se lit même « dans la nature », mais par vos soins, la revue d’Emilio Araúxo, beau travail ! a franchi toutes les distances. Des Raisonances de Guillaume Asselin au Rilke vaporisé de Tim Trzaskalik , des réflexions approfondies tantôt sur un livre précis (Inciseiv) tantôt sur votre poétique, ou plutôt votre manière de penser en poète (Pinson, Le Monde des Livres, 03/11/06), et de l’exprimer, didactiquement, en ouvrant des voies nouvelles (Rueff) à l’expression des dires philosophique et poétique, inscrivant sur la page ce que projettent des bibliothèques comme celle d’un Aby Warburg ou plus près de nous une Martha Rösler.

Ainsi disiez-vous naguère à Pascal Boulanger :

« Au commencement, il y a ici la bibliothèque. La bibliothèque est dans le monde.
Un livre fort est lui-même l’invention d’une affinité entre des livres en principe éloignés. L’invention d’un amour, on peut dire ça. Un livre serait donc une bibliothèque de Warburg continuée. »

Et à ceci s’ajoute : « Tout lire de notre temps lentement »

Ceci posé, nous pouvons entrer dans trois des manières de quelques livres récents : Un Journal, chez Flammarion (récriture de ce qui fut donné chaque samedi d’avril 2005 à mai 2006 sur sitaudis.fr), De la Loire aux éditions Argol, la préface à Icare crie dans un ciel de craie de Martin Rueff (Belin).

Un Journal. L’impetus vous est donné par Etty Hillesum. Je suis retourné à ces pages, et à leur belle énergie :
« Lundi matin, 9 heures. Ma fille, ma fille, au travail cette fois ou je t’aplatis. »
Rien de tel en effet pour se fortifier en thèmes. Le noteur notera que ce « journal de Merlin » recourra à quelques belles impersonnifications de Viviane : outre Etty, Gertrud (Kolmar) (et son doublet de Dreyer), Lucile Desmoulins, Helen Hessel ou encore Persona … (Hélène Martin chanterait ces femmes de l’ombre, femmes courageuses, parole d’Eluard) ; le merlin n’aurait-il été là que pour merliner, c’est-à-dire pour la re-couture ?

Anne Malaprade écrit :

Cependant la structure littéraire Journal éprouve la langue jusqu’à un extrême qui se révèle poème. […] Écrire le poème dans l’esprit du monde, dans l’ouverture saisissante d’un sujet raisonnablement fasciné par les contradictions qui l’entourent, mais auxquelles il ne se soumet jamais.

Vous-même rappelez :

Barthes délibère avec journal aussi. Et accepte les doutes-retards. J. est mine à ciel ouvert ? Tissu ou rengaine d’atmosphère ? Il dit que « sincérité n’est qu’un imaginaire au second degré ». J. offre « un texte coloré », un éparpillement de traces d’époque, un monnayage quotidien de temps, une force-plus, l’atelier de justesse, la fidélité de dessein - et les reins exultent quand des lèvres expriment des choses justes.

On le saisit, le propre de ce journal : une éthique en acte, ce que Jean-Claude Pinson vise par poéthique, et le départage prose/poésie est au cœur, avec la préfigure de Moïse scrutant en poète une terre promise (celle d’une « vie non abaissée »)

Est-ce pour cela que dans De la Loire, on trouve au début de V.d.p. 3. Prairie. Moment 2.

Instructions se répandent
comme pluie
de syllabes didactiques,
perles de rosée groupées,
ondées sur verdure de silence
aux diamants dégroupés.
Poésie est pierre de tombée.

avec la mention (Cf. Deutéronome, XXXII, 2.) ?

J’en recopie la suite, pour souligner thème et manière :

Voilage de perles posé par mains antiques, rideau étendu sur le plafond-toit = du Bruges ailleurs. Du Bruges ou exactitude et mobilité. Filet d’argent, indéfini, disponibilité, filet-surface, qui prend la suite du dessus. S. est la prise. Et le Prenant plus les dunes d’huile. Gril Silence. Ou bien : Gril silence. Au Soir, Soleil, Peintre Détaillant loupe les brosses du bord, les Brosses du Sud, avec des voiles d’orange, île-épi est proue de navire vert et liant, et navire des brosses du vent, jetée qui double la Rive-Balai. C’est la doublure au centre de l’eau. Au sud, mousse d’eau et d’huile étend l’ex-poussière ou perlement, poudroiement, et fait la laque de rive près du Pont aux arches exactes (Pont « romain »). Pointe de l’Île a des tourments derrière, après les plages seules. Le train Inaccès glisse dessus régulièrement. Soleil de soir tantôt grise le vert des bulles d’arbres du Sud, tantôt rougit en les respectant les nerfs de ces poches, ou coiffes loin. Je dis le nerf de ces textes. À cause de la « chose lourde ».

A l’instar de celle–ci : quarante vagues de pierre, (comme les quarante semaines d’Un Journal ; vie = Carême ? Moïse encore, etc.) mais " Voici des vagues, et dessus des bras de danseuse indienne, sous le vent. ". Echo au magnifique poème « à Indi » qui clôt Un Journal ? comme des « ripple-marks » du texte.

Ainsi le lecteur est prévenu, pas de « gilet de chagrin » à parcourir les quarante stations (les lieux : Trentemoult, Couëron, Navibus etc. sont autant de moments) qui vont de l’estuaire de Nantes à l’Atlantique, à « bâtir des châteaux dans les airs » en compagnie de Thoreau-Promeneur, lequel aura précisé « Il y a des continents et des mers dans le monde moral, pour lesquels tout homme est isthme ou canal. [Vous pensez bien que j’irai voir du côté du « Sens de Walden » par Stanley Cavell, dont vous dites qu’il est (W.) un poème en prose relatif, descriptif et analytique, après coup, dans les conditions du direct.]

Extrême douceur, fluidité, dans lesquelles le lecteur est « mené en bateau, sur l’ensemble de questions, ou Loire, ou herbe de lune. Mais si le jour est éclairé de tableaux, les tableaux l’éclairent. »

J’irai chercher dans votre didactique préface au poème de Martin Rueff -ici le poète en M’sieur Icare, le transcendantalisme rénové en descendantalisme (Go down, Moses ! ), le paradis en piqué, et la rose au creux de laquelle s’endormir – quelques éléments de votre poétique :
« Quitter le ciel scolaire, ce n’est pas abandonner le savoir, mais quitter une mine élémentaire pour descendre à une autre. La descente est phénoménologie dramatique, ou drame apophantique révélant des vérités poétiquement. » Le point IV de votre avant-propos est des plus convaincants, je n’en retiens que :

Alors devient possible le poème lyrique vrai, ou quelqu’un peut dire « je » par « amour profond ».

Mais il faut lire, et le poème de Martin, et votre préface …

Ce que n’aura pas manqué de faire Pierre Le Pillouër, dont vous indiquez à Lionel Destremau (il particolare 7/8) en réponse à la question : « Que pensez-vous des poètes de votre génération ? »

— La notion de génération ne convient pas. L’âge des artères de la pensée est le seul critère. Sans pensée chacun est tout seul. Il m’arrive souvent de discuter avec des écrivains plus vieux que moi, supposément : Jacques-Henri Michot, Claude Salomon, Pierre Bruno, Pierre Le Pillouër.

Ce dernier vient de publier aux éditions Le Bleu du ciel : Ajouts contre jour, dont le titre à bien le tourner dans tous les sens, est déjà tout un programme. A propos de Poèmes jetables, Maryline Desbiolles avait mis en évidence la question du « je » :

Le moi de ces poèmes-là ne s’interpose pas, il est un passeur, le « je/n’existe guère/qu’en projet ». Voici le premier soin qui nous est proposé afin que le poème retrouve son aiguisé. Le « je » n’est pas, il devient avec les mots, il oscille dans leurs accidents, il s’invente dans la « méprise », il est saisi dans le noyau dur qu’on devine soudain sous la langue. Après que les mots vivement pelés nous sont passés dans la gorge, il faut jeter, cracher le poème comme le noyau d’une pêche, on se sent alors allégé de tout le pégueux des mots qu’on traîne après soi. Le poème est craché, le champ est de nouveau à défricher, pas si défraîchi qu’on le dit, pas si défruité, mais défroqué à coup sûr, « il / suffit / d’un / être / de / lettres / pour / passer / des affres du neutre / à la transe du nu ». (revue Fusées, numéro 8, 2004)

Ici le poète plonge sous les mots, chercheur de gramma (v. les anagrammes, paragrammes et autre hypogrammes de Saussure) ré-assemblés en litterae. On lui connaît ce parti-pris des mots à ne pas prendre pour des choses, toutefois faut-il renoncer à lire aussi cette injonction de Du Bouchet : Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il livre son ciel ?

On ira répétant « Le moi est tarissable », ou « Le monde comprend mon incompréhension », c’est le propre de l’aphorisme, son impersonnalité, sa « portabilité », il faudra regarder de plus près telles « cacholetteries » où « le poème se rêve », y percevoir ce que son auteur désigne par « sociabilité mélancolique » -dixit Prigent- et peut-être ici son « feu secret » :

comme jadis les Marranes maintenant
feu secret
pour que les lèvres trop pensées se
desserrent
que les hordes s’amendent
et que d’autres clans intoxiquent les réseaux
par telle dure grâce insinuée dans nos bruts routeurs.

Comme rejoindre Colloque de nuit (aunque es de noche … ) :

Le détournement de la vérité du temps, possédée de personne, veut un monologue extérieur. Cette vérité semble s’accorder à chaque instant, partout ; elle se dérobe à chaque instant, partout. Il faut donc bien s’ouvrir et se multiplier, se publier, publier de la vérité qui passe par soi. L’important n’est pas le nombre des livres, mais qu’ils soient lus.

Sur cette forte parole, éminemment partageable, ma bien vive amitié,


PS 1 :

Bibliologie exige, il a été plus spécialement parlé ici de :
Amastra-N-Gallar : n° 14 outono 2007 : numéro spécial sur Philippe Beck de la revue galicienne, avec des contributions de Jean-Claude Pinson, Martin Rueff, Pierre Le Pillouër, Anne Malaprade, David Christoffel, Jean-Luc Parant, Tim Trzaskalik, Gérard Tessier, Gérard Pesson, Béatrice Machet, Xulio Calvino, Guillaume Asselin, Stéphane Baquet, David Beck, Philippe Beck, Emilio Araúxo et Alexander Dickow.

De Philippe Beck : Un Journal, éditions Flammarion, 2008 ; De la Loire, éditions Argol, 2008 ; De Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie, éditions Belin, 2008 ; Paperoles et fusées de Pascal Boulanger aux éditions l’Act Mem, 2008, recueil de chroniques de poésie ; Le Colloque de nuit (Ph. Beck, Y. di Manno, P.-l. Rossi) aux éditions Le Temps qu’il fait, 2000 ; Une vie bouleversée d’Etty Hillesum, journal 1941-1943, aux éditions du Seuil, 1985 (existe en poche) – voir le magnifique Etty Hillesum, "histoire de la fille qui ne savait pas s’agenouiller" aux éditions Arfuyen, Ajouts contre jour de Pierre Le Pillouër, aux éditions le Bleu du Ciel, 2008, du même auteur chez le même éditeur v. Chair jaune, « craductions » d’un livre de Raymond Federman

PS 2 :

Par spéciale affection pour tous les beaux livres (29) publiés jusqu’à présent, il me faut signaler que Laurence Teper (portrait de l’éditrice dans le dernier Matricule des anges - n° 92) ouvre une nouvelle collection : « Bruits du temps » avec Poèmes de Czernowitz, douze poètes juifs de langue allemande, avec une présentation (substantielle) par François Mathieu le traducteur : Czernowitz, capitale secrète de la littérature allemande, une notice sur chacun des auteurs, des photos (Paul Celan en 1936) et cette affirmation :

« Si le choix des poètes proposés n’est pas arbitraire, en revanche celui des poèmes a été guidé par une sorte de subjectivité surveillée. Parfois, nous nous sommes attaché à la valeur de témoignage sur le vécu du poète et/ou le fait historique évoqué. D’autres fois, nous avons privilégié la représentativité du poème dans l’oeuvre. Mais toujours, nous nous sommes laissé emporter par la charge émotionnelle de vers dans lesquels ces poètes évoquent non seulement le pire de l’homme, la Shoah, mais également le plus beau de l’humain, la vie et ses espérances. »

© Ronald Klapka _ 14 avril 2008