lire, vivre et écrire

13/01/2012 — Philippe Vilain, Marguerite Duras, Georges-Arthur Goldschmidt, Karl-Philipp Moritz, Philippe Forest, James Joyce, Isabelle Grell


« Il fallait un jour entier pour entrer dans l’actualité des faits, c’était le jour le plus dur, au point souvent d’abandonner. Il fallait un deuxième jour pour oublier, me sortir de l’obscurité de ces faits, de leur promiscuité, retrouver l’air autour. Un troisième jour pour effacer ce qui avait été écrit, écrire. » [1]

« L’autofiction est peut-être enfin un des biais poétiques que nous ayons pour réenchanter nos vies. [...] La confession ou l’ouverture intime de soi ne sont pas que troublantes - émouvantes ou gênantes selon leur formulation. Elles provoquent souvent un arrêt sur image, une percée de l’imaginaire, une sorte de révélation ou d’illumination, un dévoilement, un effet de réel surprenant ou déchirant. Quand le courant qui électrise l’histoire d’une vie vient court-circuiter ou transférer son énergie dans celle de son lecteur, la nécessité de la littérature s’en trouve refondée. [...] Ce mot-récit est un roman inachevé. Puisse-t-il le rester longtemps. » [2]


la collection « lelivrelavie » aux éditions nouvelles Cécile Defaut, dirigée par Isabelle Grell

« Moi qui ai toujours pensé écrire ma vie, je m’aperçois que la vie n’a jamais cessé de m’écrire. » [3]

Que la vie ne cesse jamais de nous écrire, et choisissons de préférence, un nous qui soit objet second (ou indirect) plutôt que réfléchi, ce sera notre manière d’aborder la nouvelle collection « lelivrelavie » aux éditions nouvelles Cécile Defaut, dirigée par Isabelle Grell [4].

Son enjeu, un projet de livres de Roland Barthes :« Le livre/la vie (prendre un livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an). » que celui regrettait n’avoir pu réaliser dans son Roland Barthes par Roland Barthes.
Ont relevé le défi à ce jour : Georges-Arthur Goldschmidt, en fond de vie, d’après Anton Reiser de Karl Philipp Moritz [5] ; Philippe Forest, beaucoup de jours, d’après Ulysse de James Joyce [6] ; Philippe Vilain, dit-il, d’après l’été 80, de Marguerite Duras [7].

Ce qui donne des ouvrages aux choix formels très différents, correspondant à des "profils" de lecteurs et/ou d’auteurs ; certes des idiosyncrasies, des histoires de vie, mais surtout des événements de lecture, qu’on qualifiera simplement de rencontres, celles-ci n’ayant rien d’anodin, à quelque lieu qu’elles se situent.

Disons d’abord l’économie de chacun des ouvrages, relevons un trait qui fasse rencontre, pour l’auteur, comme pour le lecteur, convie à la lecture tant des auteurs élus que de leurs commentateurs, dont au travers de leurs commentaires, est saisissable qu’ils soient un jour à leur tour devenus des auteurs, sans qu’il y ait nécessairement influence, mais que leur écriture aura été ressentie, comme le dit Isabelle Grell, « comme une voix venue du fond de l’existence »...

Dit-il  [8]

adopte un plan chronologique, allant en douze chapitres d’inégale longueur, de janvier à décembre 2010 comme s’il mimait une progression vers un temps retrouvé ; l’écriture est recherche, de la rue saint-Benoît [9] aux Roches noires
 [10].

Si vous n’avez pas lu Yann Andrea Steiner, autant dire que Philippe Vilain vous y convoque, aux pages 49 à 56 : « juin 2010 », et tout spécialement au dernier point de ses remarques consignées aux pages 51 à 55 :

« Ce changement (dont je dus inévitablement me croire en partie à l’origine, en raison de la concordance des temps entre ma rencontre avec Duras, sa dédicace sur L’été 80 et l’adresse de mon projet de me rendre au rendez-vous de l’enfant soumise durant l’écriture de Yann Andréa Steiner ; à cause aussi de cet ajout curieux : « Et de bien se souvenir de la rue de Londres - qu’ils sont les seuls a connaître elle et lui - qui est le Temple du Soleil »), peut témoigner de l’attachement d’un auteur pour son texte, le désir d’en maîtriser jusqu’à la réception, la volonté, qu’il y eût peut-être alors, pour Duras, de ne pas laisser un lecteur s’immiscer dans son histoire, la réécrire en quelque sorte à sa place, et, ce faisant, de reprendre possession de ses personnages - volonté de pouvoir et volonté de toute puissance selon laquelle il s’agissait non seulement de récupérer son histoire, de reprendre ses droits sur ses personnages, de se montrer maîtresse unique de sa fiction, mais aussi, affirmant la connivence de l’enfant et de la jeune femme, l’usage d’une sorte de secret « qu’ils sont les seuls à connaître elle et lui », d’exclure le lecteur. »

Que choisissez-vous ?

Beaucoup de jours  [11]

suit la trame (dix-huit heures, dix huit chapitres) de cette odyssée de Personne (Come on Everybody !), un 16 juin 1904. À riche ouvrage, riches lectures et contrepoints personnels ; ce que l’on pourrait appeler des multiples. Au final, 500 pages, au terme desquels avec l’auteur, nous acquiesçons :

« L’amour est ce mot, dit Joyce. Dans l’une des phrases de son roman, disparue de l’édition définitive d’Ulysse. Comme pour mieux préserver l’évidence d’un tel secret. Et permettre au lecteur de le découvrir par lui-même. S’il ne le savait déjà. [...]
Une parole de rêve, oui, perdue pour tous et que le roman fait seulement vaguement résonner dans le vide de la nuit. Sans qu’il soit possible de la faire entendre de ce côté-ci de la vie puisque comme le dit Joyce à propos de Shakespeare, même pour celui qui l’a découverte, une telle vérité est sans effet ni usage et que, comme n’importe qui, l’artiste « se retrouve dans l’éternité tout intact, incapable d’avoir tiré leçon de la sagesse qu’il a formulée ou des lois qu’il a révélées ».
[...] Il y aura un autre jour. Il y a toujours un autre jour. Et ensuite beaucoup de jours, encore, après lui. La roue du temps tournant sur elle-même, avec ses douleurs et ses deuils, sa fastidieuse routine qu’interrompt à peine le fugitif éblouissement d’exister. Et puis, oui, Ulysse le dit, c’est tout : le perpétuel recommencement de la vie. »

On l’aura compris, ici parle le romancier, l’essayiste, le critique littéraire et l’universitaire, Molly aura réussi ce tour de force.

En fond de vie

L’introduction d’Isabelle Grell à ce livre va à l’essentiel :

« On ne lit au fond que pour trouver la certitude du semblable comme une preuve de soi par autrui. » D’entrée de jeu, le ton est donné. [...] Anaïs Nin qui, avec Georges-Arthur Goldschmidt et Anton Reiser, partage cette obsession du corps, dans la honte comme dans le plaisir, dans l’onanisme et la jouissance, elle aussi, se rendait compte « que les gens ne jugent pas la littérature objectivement comme une œuvre d’art. Un livre est presque entièrement jugé selon le besoin d’une personne, et ce à quoi les gens réagissent, c’est ou bien à un reflet d’eux-mêmes, un miroir à plusieurs faces, ou une élucidation de leur époque, un intérêt porté à leurs problèmes, leurs craintes ou une atmosphère familière qui les rassure par sa familiarité. »

J’ajoute, de Georges-Arthur Goldschmidt (Autofiction(s), op. cit.) :

« Quand on compare les Confessions de Rousseau à l’admirable Anton Reiser de son lecteur et contemporain Karl Philipp Moritz (1756-1793), on ne peut qu’être saisi de la façon dont l’un confirme et corrobore l’autre. A chaque page de cette grandiose autofiction dont Arno Schmidt disait qu’elle était « un livre comme aucun autre peuple de la terre n’en possède », on voit l’autofiction véritablement s’élaborer, pas à pas, à partir d’un matériel autobiographique précis, comme dans la IVe partie l’autoreprésentation théâtrale figurée par la mise en scène. » [12]

C’est, en quelque sorte, décrire les deux temps de l’ouvrage, en simplifiant le premier centré sur l’in-fans, et une période de la vie des plus douloureuses, ainsi exprimée : « Quiconque a vécu en internat, au temps de l’ultime étape du suicide de l’Europe, a appris à exister en dépit de ceux qui l’entouraient. l’enfant était voué à faire connaissance de lui-même, à travers la constance des avanies, la répétition quotidienne des prises en main,des interdictions, des menues brimades, toutes magistralement organisées pour dépouiller l’enfant de tout recours. » ; quant à Anton Reiser, proprement dit, l’auteur nous dit, p. 47, que, lecteur, il ne le découvrirait que trente plus tard, alors qu’il n’était plus essentiel à sa survie. Sartrienne dans leur titre, les pages 81, 82, « L’enfer c’est les autres » donnent effectivement à penser : théâtre, ambiguïté sexuelle, hésitation du désir dans la prise de conscience de soi et des autres, menant Anton à l’écriture. On comprend que Georges-Arthur Goldschmidt conclue au sujet de ce livre par : « Il en est peu qui aident autant à vivre et il n’est nul besoin de savoir ou de se barder de culture historique pour le lire et s’en pénétrer. » Ajoutons qu’il en sans doute peu comme Georges-Arthur Goldschmidt, lorsqu’on a lu ses livres, traductions, ou encore critiques, pour nous mener vers un livre qui n’est pas sans anticiper certaines vues de Freud, et ce qu’il appelle magnifiquement la sensibilité à autrui. [13]

© Ronald Klapka _ 13 janvier 2012

[1Marguerite Duras, L’Été 80, éditions de Minuit, 1980, p. 8 (Avant-propos) ; édition en poche, « Double », 2008.

[2Claude Burgelin, « Pour l’autofiction », avant-propos de Autofiction(s), Colloque de Cerisy, publié sous la direction de Claude Burgelin, Isabelle Grell, et Roger-Yves Roche, aux PUL, 2010, pp. 20-21, dans la collection « Autofictions, etc. ».
L’archi-perecquienne « magdelaine », ne saurait manquer, de mentionner, du même, en ses architectures secrètes et autres cryptes, Perec et l’archive, dans le tout récent numéro d’Europe, et ses madeleines introductives, par Maxime Decout.

[3Philippe Vilain, dit-il, d’après Marguerite Duras, éditions nouvelles Cécile Defaut, 2011, p. 23.

Pour être précis, Philippe Vilain écrit : « Cela aussi, j’ai eu l’occasion de le dire et de l’écrire ailleurs, mais je dois le répéter ici pour préciser le lien essentiel que l’écriture autofictionnelle a toujours entretenu avec la vie : la vie provoque l’écriture, l’écriture provoque la vie, comme je l’explique dans Faux-père : « Moi qui ai toujours pensé écrire ma vie, je m’aperçois que la vie n’a jamais cessé de m’écrire. » Cette phrase est peut-être emblématique de toute mon entreprise littéraire même si, pour tout dire, il m’est difficile de préciser la nature du lien qui s’exerce entre ma vie et l’écriture, tant il m’arrive de ne plus pouvoir discerner au cœur de cet entremêlement ce qui relève singulièrement de la vie ou de l’écriture, laquelle produit l’autre. »

[4Isabelle Grell dirige et anime avec Arnaud Genon, le site autofiction.org,

[5Georges-Arthur Goldschmidt, en fond de vie, d’après Anton Reiser de Karl Philipp Moritz, nouvelles éditions Cécile Defaut, 2011.

[6Philippe Forest, beaucoup de jours, d’après Ulysse de James Joyce, nouvelles éditions Cécile Defaut, 2011.

[7Philippe Vilain, dit-il d’après l’été 80, de Marguerite Duras, nouvelles éditions Cécile Defaut, 2011. Philippe Vilain a publié un essai sur Marguerite Duras aux éditions de La Transparence, Dans le séjour des corps. Compte-rendu en a été donné par Anne-Laure Rigeade, en ligne dans la rubrique : « Acta fabula », qui précise bien la manière de l’écrivain.

[8Il se dit que "dit-elle" vient de la suggestion d’Alain Robbe-Grillet, pour le titre du livre de sa consoeur.

[9Incipit :
« J’ai rencontré Marguerite Duras il y a dix-neuf ans. Le 2 janvier 1991, pour être exact. Il brouillassait. Je m’étais égaré dans Saint-Germain-des-près et je remontais la rue Saint-Benoît quand je la vis, quelques mètres avant son immeuble du numéro 5. » (Dit-il, p. 13)

[10Clausule :
« Je regarde Antifer comme un lieu de fiction, un lieu dont je suis exclu, une fête qui se disputerait sans moi. L’air est doux. Je n’imagine pas qu’un jour, plus tard, beaucoup plus tard, je puisse traverser ces planches, marcher près de la mer sans repenser à cette nuit-là. Je n’imagine pas ne plus me souvenir de cette nuit-là. Comme des autres nuits avec elle, Pauline, comme des autres jours. De même, je n’imagine pas revenir un jour ici sans ne plus me rappeler du banc face à l’aquarium sur lequel mon père et moi nous étions assis un jour de défaite en sortant du casino, de ma mère sur les planches, de mes grands-parents remontant la Touques pour regagner la gare. Non, je n’imagine pas ne plus me souvenir. » (Dit-il, p. 88)

[11« Une vie, écrit Joyce, c’est beaucoup de jours, jour après jour ("many days, day after day"). Nous marchons à travers nous-mêmes ("we walk through ourselves"), rencontrant des voleurs, des spectres, des géants, des vieillards, des jeunes gens, des épouses, des veuves, et de vilains-beaux-frères. Mais toujours nous rencontrant nous-mêmes (" but always meeting ourselves"). »
Philippe Forest, Beaucoup de jours, p. 13.

[12Il s’agit de sa contribution Autofiction et inavouable, Colloque de Cerisy, op. cit., pp. 43-59. Qui se poursuit ainsi :

« Anton Reiser (dont il fut question à Cerisy en 1997) est le récit dramatique et impitoyable d’une enfance partagée entre la faim, la honte, les rêves de gloire, les alternances d’humiliation, de suffocation puis d’élation et d’enthousiasme. Anton ou plutôt Karl Philipp Moritz, est né dans un milieu piétiste, ce qu’il y avait au XVIIIe siècle de plus exalté et de plus mortifère, autour de gens comme Zinzendorf, milieu d’ailleurs producteur d’extraordinaires autobiographies romancées comme celle d’Adam Bernd ou de Jung-Stilling.
Anton devient à l’âge de douze ans apprenti, domestique et écolier instruit par charité, bénéficiaire d’un Freitisch, d’un répas offert une fois par jour lorsqu’on lui en accorde, sinon il en est réduit à manger la pâte dont on enduit les perruques ou à ne manger que trois fois par semaine. Car tous ces gens n’avaient pas eux la chance de pouvoir se payer de véritables autofictions, ils n’en ont jamais eu les moyens et s’ils finissaient par les avoir, ils étaient morts avant d’avoir eu le temps de les écrire. Ils avaient tout juste le temps de raconter un réel si précis, si transfiguré par le rêve éveillé qu’ils en sont, à leur insu, peut-être venus à écrire de véritables autofictions involontaires, plus vraies que les autobiographies heureuses à la Rousseau. »

[13Exemplairement cette réponse à une question sur l’extravagante création d’un ministère de l’identité nationale : « Personne n’a d’identité que cette espèce de centre vide de la parole. Quand il n’y a pas trop de monde, j’aime aller dans le métro. Vous touchez du bras quelqu’un qui est assis à côté de vous, dont vous ignorez absolument tout, qui est dans lui, de manière centrale, qui a l’ensemble de l’univers qui l’entoure de toutes parts, exactement comme vous. Et vous ne savez rien de lui. Je ne crois pas en dieu, mais je crois en ça. C’est tellement mystérieux, tellement étonnant, que j’en suis baba. Personne n’a d’identité, sauf celle-là. Celle d’être dans la non-mort. »
On trouvera ces propos dans le dossier du Matricule des anges (entretien), sur le site des éditions Verdier, où Georges-Arthur Goldschmidt a publié quelques uns de ses très nombreux livres, dont Le Recours.