Le A de la vie

22/03/2009 — Simone Weil, Cristina Campo, Claude Langlois, Hélène Bessette


« Vous possédez certainement du talent, ce qui en soi est sans valeur. »


Reconnaissable dans cette lettre à Charles G. Bell, étudiant rencontré à Solesmes en 1938, la frappe péremptoire que Florence de Lussy mentionne dès la première ligne de son introduction à Simone Weil, Sagesse et grâce violente [1]. Cet inédit traduit par ses soins, figure en annexe d’un recueil de contributions destinées à mettre en valeur la dimension proprement philosophique de l’œuvre, et forme comme une inclusion avec la présentation décidée de la maîtresse d’œuvre du « Quarto » [2], lequel se situait déjà dans cette franche perspective. A la page 37, une note renvoie à cette lettre, lorsque Florence de Lussy, au chapitre « le génie des tragiques » souligne : les auteurs anonymes de mélodies, de chansons, de légendes ont parfois « surpassé les plus grands génies » ; cette note fait allusion à :

Bien, cela suffit sur ce thème. Vous possédez certainement du talent, ce qui en soi est sans valeur. Qui sait si la maturité ne vous apportera pas le génie ? Cela est « sur les genoux des dieux ». Le génie se distingue du talent, à ce que je crois, par le regard profond qu’il jette sur la vie ordinaire de l’homme ordinaire — je veux dire sans talent —, et l’intelligence qu’il en a. La plus belle poésie est celle qui est capable d’exprimer, dans sa vérité, la vie des gens qui ne peuvent écrire de la poésie. Hors de cela, il n’y a que de la poésie habile ; et les êtres humains peuvent très bien se passer de poésie habile.

Il y a tout lieu de penser que c’est par Charles G. Bell que Simone Weil a eu connaissance de « Love » de Georges Herbert [3], dont font mention les correspondances de 1942 avec Joë Bousquet et le P. Perrin et qui attestent de la « grâce violente » expression en provenance de l’Agamemnon d’Eschyle et retenue par Florence de Lussy.

L’ouvrage publié chez Bayard est très certainement des mieux venus ; ses contributions complémentaires de celles accordées à la revue Etudes Philosophiques, de juillet 2007 [4], qui « de nature » s’adresse à un public censément spécialisé. L’esprit en est le même : viser plus loin, plus profond, que l’hagiographie ou la biographie, en sorte que le parcours de la philosophe ne soit pas amputé de son fondement singulier.

Dans sa recension de cet ouvrage et de quelques autres récents, Nicolas Weill voit en particulier apparaître un fil conducteur de plus en plus insistant dans cette pensée, celui de travail [5]. C’est ce que souligne en particulier Robert Chenavier, dans le très dense Simone Weil, l’attention au réel, dans la collection Le bien commun aux éditions Michalon. L’auteur de Simone Weil, une philosophie du travail, et actuel directeur des Cahiers Simone Weil [6], fait bien plus que de donner un résumé de ses travaux, et ouvre à une lecture renouvelée, à partir de laquelle il est plus aisé de relier les thèmes d’une pensée perpétuellement en marche, qu’il s’agisse d’éducation, de syndicalisme, de platonisme, d’action politique et de spiritualité.

Passionnée par l’œuvre de Simone Weil, Cristina Campo l’évoque à plusieurs reprises dans de petits essais réunis dans La noix d’or [7] : l’un, « La pesanteur et la grâce dans Richard II », qu’elle appelle dans une lettre à Remo Fasiani, un bref examen du malheur shakespearien, un autre sur une tragédie composée par Simone Weil à la fin de sa vie : Venise sauvée et qui conclut sur l’importance d’une telle pièce pour quiconque essaie de vivre, autant que possible sur le plan de l’attention que l’auteur invoquait : là où les problèmes retrouvent leur centre et où tombent les barrières des valeurs mensongères. Cristina Campo, souhaitait aussi dans un dernier essai, une introduction à une nouvelle traduction d’Attente de Dieu, vingt ans après la première édition, proposer au lecteur de Simone Weil un contexte d’autres lectures et interrogeait les brèches ascétiques de la via negationis de l’auteur [8] ; et d’imaginer une maîtresse des novices carmélite/s, mettant immédiatement le doigt sur certaines de ses phrases les plus brillantes. A la manière nous dit-elle d’une célèbre supérieure s’adressant à la sœur de Thérèse de l’Enfant Jésus : « Vous ne pouvez imaginer, Madame, jusqu’où va l’orgueil de votre sœur. »

C’est en historien que Claude Langlois a pu examiner La rivalité amoureuse entre Thérèse de Lisieux et Marie-Madeleine. Il précise que « ce livre constitue comme un fil rouge pour comprendre ce qui s’est passé dans une rédaction (celle de l’édition critique de L’Autobiographie de Thérèse de Lisieux, CERF, 2009) qui ne fut pas un long fleuve tranquille ». Il ajoute : « […] dans mon étude sur le manuscrit A, je me suis placé du côté de l’œuvre, pour en voir la composition ; dans cet essai […], j’accompagne Thérèse écrivain dans la crise si bouleversante mais féconde de l’été 1895. » [9]

C’est sur la difficile écriture de soi que porte le travail, « sur pièces, concentrant l’attention sur les textes, comment les lire et les situer pour les comprendre ».

Ainsi sans doute n’a–t-on pas fini d’apprendre à lire les vies lorsqu’elles s’écrivent. L’autobiographie d’Hélène Bessette [10] verra-t-elle le jour ? Jalons déjà, les œuvres publiées et dont certaines sont plus largement accessibles désormais, s’ajoute la biographie que vient de donner Julien Doussinault aux éditions Leo Scheer, et qui a été prétexte à la rediffusion de l’émission Surpris par la nuit du 21 septembre 2006.

« Personne n’a vu que ma "manière" venait des Psaumes », confiait-elle à Queneau.

Comme le rappelle Liliane Giraudon (La Poétesse, p. 41 [11]), Hélène Bessette aurait voulu fonder « le Gang du Roman Poétique ». Découvrir les premières pages de maternA (Laureli, Leo Scheer), en donne d’emblée la mesure. Toutes les héroïnes de ce "roman de femmes" portent un nom se terminant par A (Nathalie Sarraute s’en souviendra-t-elle avec Isma ? ), car l’enfance est le A de la vie. L’aleph se décline ici : BrittA/GrittA,/DjeminA,/lolA,/PierA/MonA/LisA.

Le A domine.

Le livre parle en A.

Histoire sans homme.

Histoire de femmes.

Dans l’eau des bouches déformées des femmes, le A comme une feuille morte entraînée.

Il est le A de la vie.

© Ronald Klapka _ 22 mars 2009

[1Simone Weil, Sagesse et grâce violente, essais réunis et présentés par Florence de Lussy, à l’instigation de Frédéric Boyer, aux éditions Bayard.

[2Simone Weil, Œuvres, [1999] . Édition publiée sous la direction de Florence de Lussy, 1288 pages, 36 ill., sous couv. ill., 140 x 205 mm. Collection Quarto, Gallimard.

[3A propos de Love, de Georges Herbert, L’intelligence et l’amour, de Domenico Canciani, sous-titré Réflexion religieuse et expérience mystique chez Simone Weil, éditions Beauchesne, 2000, rapporte in extenso les lettres à Joë Bousquet (12 mai 1942) et au P. Perrin (15 mai 1942).

[4Les Etudes Philosophiques Simone Weil et la philosophie n° 82 –2007/3, PUF.

[5Nicolas Weill, « Simone Weil, philosophe avant tout », Le Monde des livres, 27/02/2009.

[6Robert Chenavier Simone Weil, l’attention au réel, aux éditions Michalon, coll. Le bien commun, février 2009.

A proposer à de jeunes lecteurs ! Simone Weil : Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934) en folio-essais. Cf. dès la première page : On peut se demander s’il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l’activité et de l’espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec un sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place.

[7Pour La Noix d’or de Cristina Campo, je me permets de renvoyer à Cristina Campo, sotto vero nome : sprezzatura.

[8Empruntant à Georges Bataille l’expression « une merveilleuse volonté d’inanité », Catherine Millot donne dans La Vie parfaite (Gallimard, L’infini, 2006) un portrait de Simone Weil sous l’angle de la mystique, dont elle rappelle aussi que Blanchot en fut grand lecteur, ce qui se marque en particulier dans son questionnement relatif à la passivité dans L’Écriture du désastre, à rapprocher du terme décréation employé par Simone Weil, sans que l’un ou l’autre mot soit déconsidéré.

[9Le livre de Claude Langlois est succinctement présenté sur le site des éditions Jérôme Millon , la démarche peut faire penser à celle de Dominique de Courcelles, dans la même collection : Thérèse d’Avila. Femme d’écriture et de pouvoir , cf. « En m’appuyant sur réflexion sur les deux grands récits autobiographiques de Thérèse d’Avila, le Livre de la Vie et le Livre des Fondations, j’ai donc considéré Thérèse d’Avila comme créatrice et interprète d’une œuvre d’écriture et de fondation qui tend à la connaissance personnelle de la vérité de soi-même, du monde et de l’Autre, par l’avènement d’expériences toujours déchirantes et nouvelles… »

[10Hélène Bessette, Julien Doussinault, Editions Léo Scheer ; éléments bibliographiques sur le site de l’auteur, en particulier un entretien avec Jean Paget.

L’éditrice Laure Limongi, qui eut un jour la bonne idée de déjeuner en terrasse sous les fenêtres d’un fervent d’Hélène Bessette : Claude Royet-Journoud, qui "communiqua" : N’avez-vous pas froid (Gallimard, 1963)
Elle republie aujourd’hui maternA, Laureli Leo Scheer 2007 ; v. la recension d’Alain Nicolas dans L’Humanité.

[11La Poétesse, Liliane Giraudon, aux éditions POL. La poète que voici.