08/03/06 — Cristina Campo, William Carlos Williams, Simone Weil, Michel de Certeau, Jean-Pierre Jossua, Marc Blanchet, Luis Mizón
Un poète qui prêterait à toute chose visible ou invisible une égale attention, pareil à l’entomologiste qui s’ingénie à formuler avec précision le bleu inexprimable d’une aile de libellule, ce poète-là serait le poète absolu.
Cristina Campo [1]
Mais c’est vrai, ils la craignent
plus que la mort, la beauté
leur inspire plus de crainte que la mort ...
William Carlos Williams
Parution de Sotto falso nome, sous le titre La noix d’or, et des Lettres à Mita : qui craindrait la beauté ?
« rendere conto »
Tout le mal que je peux vous souhaiter, c’est qu’un jour, comme cela m’est arrivé (et à d’autres aussi maintenant je le sais), quelqu’un vous fourre d’un air et d’un ton décidés Les Impardonnables [2] entre les mains, en vous affirmant avec une belle conviction : « Tenez, c’est un livre pour vous ! »
Vous chercherez les autres écrits de l’auteur ; il y en a peu : Le Tigre absence, une préface à Larmes impures, et « dichosa ventura », aujourd’hui : La noix d’or [3], écrits arrachés à l’oubli et les Lettres à Mita aux éditions Gallimard, collection L’Arpenteur.
René de Ceccatty consacre dans le Monde des Livres à ces nouvelles parutions un article qui développe également un portrait de celle que Jean-Pierre Jossua baptisait "la sainte" dans son recueil d’essais "La littérature et l’inquiétude de l’absolu, Eds Beauchesne, 2000 [4], tandis que Bernard Simeone voyait en elle une "trappiste de la perfection" [5] et que Pietro Citati [6] écrivait :
C’était une créature de feu, violente, extrême, pleine d’ardeur chevaleresque, une Clorinde qui ignorait la prudence et les moyens termes. Elle vivait au milieu des contraires : espoir et désespoir, passion et mépris, fureur et douceur ; et elle ne trouvait une sorte de paix que dans l’intensification de ses propres contradictions.
Il est bon que la grande presse s’intéresse à un auteur aussi rare, à tous les sens du terme et devant lequel on se sentira toujours infiniment pataud, malgré tous les avertissements. Par exemple, cet extrait d’entretien :
Sur le dos de couverture de La flûte et le tapis, il est dit que vous avez peu écrit et que vous aimeriez avoir écrit encore moins...
– Il en va exactement ainsi. La parole est un danger terrible, surtout pour celui qui l’emploie, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chaque mot que nous avons prononcé.
Nous voici donc prévenu/s) :
Deux mondes - et moi je viens de l’autre. [7]
Est-ce pour cela aussi que Vittoria Guerrini a publié sotto falso nome, [8] comme l’indique l’indique le titre italien de ce qui est paru avec le nom du récit à teneur autobiograhique : La noix d’or ?
Margherita Pieracci Harwell intitule sa postface aux Lettres à Mita (c’est-à-dire à elle-même) [9] Cristina Campo et les deux mondes, comme si l’incipit du Diario Byzantino rassemblait toutes les lignes de la vie.
L’une des lettres (n°37, décembre 1956), mériterait d’être citée toute entière. Elle évoque Simone Weil dont la lecture avait marqué les deux femmes et dont Cristina entreprendra plusieurs traductions [10]. De celle qui signe ses lettres Vie, retenons ce passage :
Simone me rend tangible tout ce que je n’ose pas croire. C’est ainsi que nous devons devenir des idiots de village, devenir deux génies, vous et moi. Je sentais obscurément, quelque part en moi, que l’on pouvait devenir des génies (et non des gens de talent), mais personne ne m’avait dit avant aujourd’hui que c’était possible. C’est un péché que de n’être pas né idiot de village - l’idiot de Moussorgski me fascinait lorsque j’étais petite fille - mais certaines fois Dieu en décide autrement. Je dois donc aimer cette lame froide qui vint un jour s’encastrer dans les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte aux paroles des sans-langue - et ce soir j’arrive à la voir comme une épée d’or. Peut-être que lorsque tout ce cri muet y aura pénétré et que je le connaîtrai au point de ne pas pouvoir me tromper (en leur posant la question d’Amfortas), Dieu voudra bien enlever l’épée, et me laisser un moment de silencieuse chaleur. Quant à l’espérer maintenant, je pense que ce n’est pas mon affaire.
Repérer au passage : Vittoria Guerrini, fille d’un chef d’orchestre (Moussorgski, Amfortas), traductrice (a lu -puis traduit- poètes de langue anglaise (John Donne, William Carlos Williams) et allemande (Hoffmanstahl) directement, pour cause de non scolarité ordinaire en raison de son état de santé), partage l’acuité du regard de Simone Weil (l’attention, mot majeur de l’oeuvre), de la nécessité intérieure de redevenir in-fans (le sans-langue qui n’est pourtant pas sans parole). Plus loin dans cette lettre, on remarque aussi la femme de culture et ce n’est pas contradictoire, avec l’admiration déclarée pour Gaspara Stampa. Plus loin encore on notera que cette "trappiste" n’est pas une recluse, confite et confinée en "littérature", ce qui serait d’ailleurs contradictoire avec l’attention aiguë qui est la sienne, voir par exemple, sa réaction à la catastrophe de Marcinelle (Belgique) où périrent de nombreux mineurs italiens.
Sprezzatura
Que choisir pour traduire ce terme ?
— panache, hauteur et détachement, comme le fait René Ceccatty ?
— relever les qualificatifs qu’ele attribuait à Marianne Moore : « simple, rare, subtile, royale, vertigineuse, limpide, patiente, rigoureuse, décidée, austère, essentielle, ferme, érudite et discrète » ?
Ce dernier adjectif nous met sur la voie de la discretio. Francine de Martinoir, qui a traduit Les Impardonnables avec Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, a donné un long article : Les trois jupons, dans La Revue des Deux-Mondes (août 2004), qui a outre le mérite d’attirer l’attention sur la discrète, la friponne et la secrète d’approcher la sprezzatura par ses effets : pour Cristina Campo, la meilleure définition en était celle que d’Annunzio avait donnée du style : " une puissance isolante ".
Et de renvoyer à la devise des "libertins" du XVII° siècle : " À l’extérieur, comme le veut la coutume, à l’intérieur, comme il nous plaît " - Foris, ut mos est, Intus, ut libet. Discrétion des signes extérieurs, richesse de l’intériorité, que le discernement permet de découvrir.
Pour ma part, je songerais volontiers à l’expression "l’élégance de l’être" que Luis Mizón appliquait à Michel de Certeau (Cahiers pour un temps, Centre Pompidou, 1987) [11], grâce de l’enfant ou de l’idiot, de l’in-fans (cf la force de la discretio thérésienne et de sa voie d’enfance, soulignée par Francine de Martinoir) pour lesquels Cristina Campo aurait voulu écrire un Cantique des sans-langue.
une lectrice exigeante
La notice de Belinda et le monstre, titre évoquant La Belle et la bête, une biographie sous-titrée Vie secrète de Cristina Campo, parue aux éditions du Rocher, par Cristina de Stefano, le souligne :
elle n’aime que les livres exigeants,[...] elle ne publie elle-même que quelques livres exigeants.
Comme les Impardonnables, La noix d’or, est un recueil d’essais consacrés à des écrivains aimés : Shakespeare, Virginia Woolf, Jorge Luis Borges, Katherine Mansfield, Djuna Barmes, Simone Weil, Truman Capote, mais aussi aux arts, aux villas florentines, aux contes, aux rites et à la liturgie.
J’ai apprécié en particulier la manière dont Cristina Campo relie Larmes impures à Jardins secrets de Furio Monicelli, la plume acérée d’Ecrivains on show (rien ne s’est amélioré !), les Musiques de scène dans le théâtre de Shakespeare ainsi que La Pesanteur et la Grâce dans Richard II, mais aussi quelques notes sur la peinture, et découvrir La Venise sauvée de Simone Weil, l’évolution spirituelle de Cristina Campo, avec une préface à une nouvelle édition de Attente de Dieu qui examine sans concession la notion de seuil.
Sont recueillies aussi les notes relatives à la liturgie et plus particulièrement à la rupture postconciliaire, il ne me semble pas qu’il faille y voir matière à décerner un peu rapidement le qualificatif "mystique", mais plutôt cette inquiétude de l’absolu mariée à une haute exigence littéraire, comme modalités d’une existence en plénitude, en vérité, ne craignant pas la beauté.
Pour le lecteur pratiquant l’italien, nous donnons ces liens :
— Gli imperdonabili (1987)
— Lettere a Mita (1955-1977)
[1] Cristina Campo, Les impardonnables
[2] Ces méditations n’ont été réunies sous ce titre que dix ans après sa mort ; éds Gallimard, collection L’Arpenteur
[3] Qui reprend la préface citée : Un roman exemplaire
[4] J’ai écrit, dit JP Jossua, "La littérature et l’inquiétude de l’absolu" afin de rendre plus accessible la recherche d’un point de rencontre entre l’expérience religieuse ou la quête de l’absolu et la poésie, le roman, les journaux, telle que je l’ai menée dans la série de mes livres, Pour une histoire religieuse de l’expérience littéraire. Dans cinq chapitres, écrits de façon simple car il s’agissait à l’origine de conférences, j’ai tenté de réfléchir sur la question même de cette rencontre en partant de la situation de la culture et en aboutissant à la "conversation" que de siècle en siècle mènent entre eux les poètes. Dans cinq autres, j’ai donné de nouveaux exemples : Miguel de Unamuno (l’essai, l’espagnol), K. Mansfield (le journal, l’anglais), Peter Handke (le roman, l’allemand), trois poétesses italiennes et le poète Philippe Jaccottet.]
Les trois poétesses italiennes sont Cristina Campo, Margherita Guidacci et Maria-Luisa Spaziani, réunies sous l’emblème d’un vers de Nerval : Les soupirs de la sainte et les cris de la fée, pp. 151-171. L’essayiste ne s’intéresse ici qu’au recueil de poèmes.
[5] La Quinzaine littéraire, n° 601, 16/05/1992
Qu’il soit clair, de toute façon, qu’un tel livre est bien impardonnable et que ne s’y trouve pas cité par hasard Ezra Pound : "Venez, mes poèmes, parlons de perfection : / nous nous rendrons passablement odieux."
On peut craindre, par là même, que cet ouvrage ne soit d’abord entendu, par les temps qui courent, dans sa distinction, ce qui serait manquer singulièrement au conseil d’humilité enclos dans les lignes où Cristina Campo évoque l’art des peintres japonais : "correspondance occulte entre le fait de découvrir et de se laisser découvrir, entre la forme que l’on donne et celle que l’on prend." Il convient donc de s’abandonner au temps de cette prose en libérant son esprit des images qu’on aurait pu se forger, pour saisir avec l’acuité voulue, tout en se laissant saisir par elles, les structures les plus fines d’un réseau secrètement architecturé, ici rendu par une traduction française d’une qualité exceptionnelle.
[6] Le Monde, 17/07/1992
[7] Journal byzantin, in Le Tigre Absence, publié par Arfuyen,1996, traduction et présentation de Monique Baccelli. L’adoption de la liturgie postconciliaire avait amené Cristina Campo à fréquenter le Russicum. Lire aussi la recension de Marc Blanchet (Matricule des anges)
[8] "sous un faux nom", en fait plusieurs hétéronymes.
[9] Elles vont de juillet 1955 à décembre 1975 ; Cristina Campo a vécu de 1923 à 1977, une malformation cardiaque ayant eu raison de sa fragilité qui n’avait d’égale que son « intense et vibrante force vitale » . Les Lettres à Mita d’une très haute tenue littéraire et humaine constituent une oeuvre à part entière
[10] Intuitions préchrétiennes, l’Iliade ou le poème de la force, Venise sauvée
[11] « Chez lui, au milieu de ses livres, de ses meubles simples, dans l’atmosphère lumineuse et aérée de son appartement, Michel de Certeau nous installait aussitôt dans une relation d’égalité, presque volontairement dirigée contre tout esprit de hiérarchie. Ni sa culture ni sa rigueur intellectuelle n’apparaissaient comme un pouvoir emphatique, inaccessible aux autres, et ce n’était pas davantage un pouvoir tacite. Cela ressemblait plutôt à une critique, violente dans son fond, légère et teintée d’humour dans sa forme, à l’égard de ce monde de tromperies et de fantasmes. Affirmation d’une personnalité indépendante, démonstration peut-être de ce que l’humilité et la pudeur sont aussi des formes de cette révolte naturelle et nécessaire contre tout ce qui est, au sens large du mot, tyrannie.
On se sentait bien dans sa compagnie, on savourait cette hospitalité, on se surprenait à découvrir une relation authentique. En marquant de cette manière sa distance à l’égard du pouvoir, il ouvrait un espace à la reconnaissance de l’autre, et il s’y impliquait lui-même, avec délicatesse, sans réserve. Sa façon de vivre laissait voir quelque chose de plus qu’une éthique intellectuelle : c’était une élégance de l’être, une évidence de liberté, cette liberté lumineuse qui appelle et attire ses complices à travers le temps et l’espace. »
Luis Mizón, L’élégance de l’être, in Michel de Certeau, Cahiers pour un temps (Centre Georges Pompidou, 1987).