Furio Monicelli, Larmes impures

texte du 25 juin 2002


Paru en 1960 sous le titre Le jésuite parfait, le livre de Furio Monicelli a été réédité en 1999 sous celui de Larmes impures et a obtenu le prix International de la foire de Francfort.


Peu de commentateurs ont rendu compte de manière fouillée de Larmes impures, roman de Furio Monicelli à l’occasion de la traduction par Philippe Giraudon de Lacrime impure chez Gallimard, l’Arpenteur, 2000).

A l’exception de Jean-Yves Masson, homme de haute écriture et connaisseur s’il en est de la littérature italienne contemporaine (voir aux Editions Verdier), qui en a fait une présentation critique pour La Quinzaine Littéraire (n° 805, avril 2001, avec de justes allusions à René-Louis des Forêts).

Voici un livre étonnant, publié une première fois en 1960, sous le titre - déjà ironique - Le jésuite parfait, et qui réédité en 1999 obtient le prix international de la foire de Francfort, sous ce titre non moins ironique de Larmes impures, si l’on en juge par ce passage de la fin du livre :

Ses larmes sont pures..., intervint le père instructeur, qui assistait à l’entretien.

Bien sûr, dit le recteur, et il est vrai que quand elles sont le fruit de nobles conflits, les larmes ne sont jamais inutiles, mais fécondes.

(p. 160 : le "héros" a fait la preuve de sa fidélité, il est appelé à faire partie de la "célèbre Compagnie" comme disait Bossuet.)

Cette traduction française est heureusement précédée de celle de la préface de Cristina Campo (celle que Jean-Pierre Jossua appelle "la sainte", dans le chapitre IX de "La littérature et l’inquiétude de l’absolu", et qui s’est approché de l’oeuvre de celle-ci ("Les Impardonnables, Le Tigre absence [1]) n’aura pas de peine à ressentir pourquoi son attention a été si vivement attirée par ce livre unique en son genre (accents raciniens, "grand air" des rapports absolus, parenté avec le Törless de Musil).

Rappelons simplement que Furio Monicelli nous donne à partager l’évolution au cours de son noviciat chez les jésuites d’Andrea, affronté à deux tentations majeures : la tentation érotique en la personne de fr. Lodovici, figure angélique et la tentation intellectuelle en la personne de fr. Zanna (rebelle à la mécanique institutionnelle, celui-ci n’est pas prêt pour la crucifixion de l’intellect) ; paradoxalement l’évolution d’Andrea, lui donnera de plus en plus les signes extérieurs du jésuite parfait, mais provoquera à l’issue de ces combats intérieurs -ponctués par la mort de l’un, le départ de l’autre- comme la perte de la foi initiale.

Passons sur les effets de conditionnement d’un autre âge (pénitences, "quart d’heure de charité"), l’essentiel est bien la mise en question de la remise de soi au service d’une cause, que toutes sortes de générosités peuvent appeler (ecclésiales, politiques, matrimoniales, caritatives, humanitaires, pédagogiques etc.).

Ici, la "suite du Christ" selon Ignace (avec les exercices spirituels de trente jours) est magistralement évoquée au chapitre 6 du livre qui en comporte 11, chapitre central donc autour duquel pivote l’histoire personnelle d’Andrea. Le livre est d’ailleurs remarquablement construit, le temps zodiacal -pour parler comme Cristina Campo- rythmant discrètement la progression du récit ; les dialogues sont de haute volée, les notations fines, précises -et l’ironie n’a pas de fonction polémique- ; l’incipit du livre est un modèle du genre, et l’on pourrait en le lisant penser commencer un roman noir [2]

C’est en définitive un livre dont la lecture attentive ne doit pas laisser indemne, et parmi les questions sur lesquelles la critique a fait fonds : l’homosexualité, le totalitarisme (un Erving Goffmann aurait pu donner une subtile analyse d’une institution totale), la cruauté selon certains de l’amour chrétien (être frère universel revenant en ce cas à n’aimer personne en particulier).

Plus que tout autre - mais sans rien exclure - il m’a semblé que cette écriture si tenue appelle la réflexion sur l’écriture elle-même. Ici l’écriture avec de soi a beau se faire à la troisième personne, ces très fortes pages de la littérature italienne ne peuvent manquer de convoquer le lecteur à sa propre écriture confessive (qu’elle s’inscrive ou non sur la page) : je fais ici allusion aux pages - peut-être encore plus belles par leur inachèvement - de "La Confession d’Augustin" de Jean-François Lyotard (éd. Galilée) [3], et l’amener à examiner sa propre identité narrative, s’il en a le coeur ou le loisir.

© Ronald Klapka _ 25 juin 2002

[1Hélas le Tigre,
le Tigre Absence,
ô mes aimés,
a tout dévoré
de ce visage retourné
vers vous ! Seule la bouche
pure
encore
vous prie : de prier encore
pour que le Tigre,
le Tigre Absence,
ô mes aimés,
ne dévore la bouche
et la prière...

Cristina Campo : Le tigre Absence, poèmes traduits et présentés par Monique Baccelli, éditions Arfuyen

[2Andrea mise il corredo necessario in una valigia e chiamò telefonicamente un’auto pubblica. Si fece condurre in piazza San Giovanni. Comprò un ultimo pacchetto di sigarette, poi entrò nella basilica lateranense. Si confessò e rimase in preghiera per poco tempo. Non c’era una sola stilla di commozione in lui.

Andrea mit les affaires dont il avait besoin dans une valise et appela un taxi par téléphone. Il se fit conduire place San Giovanni. Après avoir acheté un ultime paquet de cigarettes, il entra dans la basilique Saint-Jean de Latran. Il se confessa et ne resta qu’un instant pour prier. Il ne ressentait pas la moindre émotion.

[3Jean-François Lyotard, La Confession d’Augustin, Frontispice et travaux photographiques de François Rouan, éditions Galilée, 1998.