l’Origine, de nouveau ; Les Nymphéas, la nuit

03/03/11— Miguel Egaña et alii, Gustave Courbet ; Pierre Wat, Claude Monet



Quoi de nouveau sur L’Origine ? textes rassemblés par Miguel Egaña à La Lettre volée

on rêve à contretemps de la nudité
qu’elle soit une substance visuelle
tel un fruit d’air pendu à l’arbre de vie

Bernard Noël [1]

Du nouveau, picturalement, il nous semblait en avoir rencontré à propos tout récemment avec le tableau d’Aurélie Gravas, dont un détail (une prise, je t’en fiche) fait couverture d’une ouverture à Lacan [2]. Cependant que Mathias Perez, reprenant le dispositif du cache, se voyait dûment analysé par Christian Prigent [3]. C’était sans compter sur la lettre volée, celle qui ouvre les Écrits, et dont la maison d’édition porteuse du nom, apporte à l’étourdit de ses nouvelles.

Du tableau donc mentionné ici sous la seule forme, l’Origine, car censément, aussi celle de l’art, les études réunies par Miguel Egaña [4], prétendent en effet et sans faire nombre avec les travaux de Thierry Savatier [5] ou Bernard Tesseydre [6], apporter du nouveau depuis l’accès de L’Origine du monde à l’espace muséal, examinant plus spécialement comment les interrogations à propos du tableau de Courbet (ses tribulations, ses masques) nourrissent celles de l’art contemporain, référence obligée à Duchamp retourné(e) par les féminismes, et croisements littéraires (Bataille en particulier).

Ce sont travaux informés d’universitaires, historiens d’art et artistes [7], soucieux essentiellement d’approcher en quoi cette oeuvre longtemps tenue secrète peut ainsi aujourd’hui faire résurgence (ce qu’elle est en elle-même et de multiples façons) et, qu’à juste titre, on la loue.

Soit parce qu’elle ouvre, au fond du présent, un espace au désir. Les lecteurs de Bernard Noël et de Michel de Certeau auront ici reconnu deux sources de la même eau (pure) en ce qui concernent leur titre (le même : L’espace du désir), l’une ayant trait à « l’arrière-pays du bordel des images » [8], l’autre au « principe et fondement » des exercices : faire place à l’autre [9]. Ainsi cheminent, le passant de l’Athos et le marcheur blessé, vers l’extase blanche, absorption des objets et des sujets dans l’acte de voir [10].

Ayant donc fait appel à ceux-là, pour - si possible - affiner mon optique, je relève dans le parcours proposé les quelques traits susceptibles de redessiner un paysage mental.

Côté bordel des images, Michèle Haddad [11] invite manifestement à renverser la proposition en listant les sept acquisitions du collectionneur Khalil Bey : quatre Ingres, dont le Bain turc (version tondo), une copie de la Vénus d’Urbino et en ce qui concerne Courbet (en 1866) trois oeuvres : Le Sommeil, La Baigneuse et L’Origine du monde, comme un dénominateur commun à toutes ces toiles, et ajoute-t-elle et on peut la suivre une évocation de la photographie pornographique (c’est l’époque d’Auguste Belloc), avec un point de vue rapproché sur le sexe féminin.
L’hypothèse d’un ex-voto ne me séduit pas, pas davantage que la nature du rideau vert : à cet égard la contribution de Marie-Domitille Porcheron emporte davantage l’adhésion : De quelques « Origines » médiévales et renaissantes : le rideau, le vert et le sexe pp. 83-102, qui démontrent l’ampleur de la culture picturale de Courbet ; en deux mots de conclusion elle atteint à l’essentiel : « de sa culture picturale classique confondante », Courbet fait « un art de l’art, reposant dès lors le problème du réalisme. » Elle nous rappelle également que l’histoire de la représentation du sexe à la Renaissance est une histoire à plusieurs, évoquant Jules Romain (Les Modi, i.e ; postures), mais aussi, dans un paragraphe intitulé Le cadrage et le raccourci [12] Dürer et le bois gravé du Dessinateur à la femme couchée de la deuxième édition de L’Instruction sur la manière de mesurer les lignes [13] dont Michel Van Peene dans sa postface à la publication de ce livre par Flammarion en 1995 note : « Le "point de sexe" qui semble être le centre des investigations du dessinateur se dérobe. ».

Des démêlés de l’époque avec le point de sexe, il est intéressant de lire Nature naturante, visions de la matrice dans le naturalisme [14], pour sa citation des pages de Michelet (L’Amour, 1858), Zola (La Joie de vivre, 1884), et sa conclusion :

« Revenons à Courbet. Évidemment le naturalisme s’ancre dans un imaginaire scientifique qui n’a rien de commun avec son œuvre. Je me demande en revanche si L’Origine du monde (cette œuvre à la fois si moderne, dans son objectivité de facture, dans la façon dont elle « cible » son sujet à la manière d’une planche anatomique, et par ailleurs conçue comme un véritable « morceau de nature » n’a pas quelque chose à voir avec ces noces de l’obstétrique et du mythe, de la pensée moderne ct de la pensée traditionnelle, qui court de Michelet à Zola. »

C’est une lecture. Ce n’est pas celle de Fabrice Flahutez qui se penche plus précisément sur la manière dont André Masson installe l’Origine au centre d’un dispositif de neuf gravures [15], une planche dont l’artiste fera la genèse des illustrations du récit de Bataille Le Mort. Je dirais qu’il s’agit davantage d’une lecture de Masson, de sa réception du surréalisme, de l’oeuvre de Bataille ; on n’est pas loin du découpage-collage de Duchamp [16] censé donner à l’Icare de Bruegel (celui de La chute) la place (héroïque) qui selon Breton lui revient (exposition internationale du surréalisme de 1942). C’est en ce sens, sans doute que Fabrice Flahutez écrit : « lorsque Jacques Lacan achète en 1955 le tableau de Courbet, il s’agit d’une rencontre patiemment attendue entre la série des Massacres de Masson et les écrits érotiques de Bataille dont beaucoup circulent sous le manteau. »

Intersections qui peuvent faire sens. Pas moins les hypothèses cosmologiques que suscitent un panneau aux relents décidément littéraires et mythologiques. C’est le propos de Didier Ottinger, qui conclut brillamment en évoquant le lauréat du prix Marcel Duchamp 2006. A mort l’infini, l’oeuvre de Philippe Mayaux [17] se découvre comme l’oeuvre de Philadelphie, derrière un oeilleton : ici le Big Bang, en image reconstituée de l’Origine du du monde, tandis qu’un polyptique de Philippe Mayaux conduit Didier Ottinger à supposer qu’Étant donnés, doit davantage au cache de Masson qu’à l’oeuvre de Courbet. Et d’y chercher les quatre éléments.

Pour ce qui est des résonances de l’oeuvre aujourd’hui, « Le sexe des Filles » par Vincent Labaume s’attache à une série de photographies de Jean-Luc Moulène, Les Filles d’Amsterdam, une des pièces de l’exposition monographique de l’artiste au Jeu de Paume en 2005 qui a pu être qualifiée d’ « Origine du monde en argentique » [18]. Rappelons qu’il s’agit de treize portraits de femmes, jambes écartées et les genoux repliés, le visage sur le même plan que le sexe [19], exhibant leur statut de marchandise, et dont le regard converge au centre de la salle, plaçant le regardeur en situation de regardé.
A celles qui s’attendaient à une séance de porno, Jean-Luc Moulène avait déclaré : « Votre partenaire, c’est la lumière. » [20]. Vincent Labaume complète, sans que cela contredise cette déclaration : « Ces corps (desquels il dit qu’ils sont déjà des images) donnent à leurs clients des substituts d’illusions « qui font l’affaire », pourvu qu’ils soient seulement indicateurs des critères de l’objet désiré. Et parce que ces corps trahissent bien le « réel » de leur statut social d’objets monnayables, la « pornographie », qui se prétend le « réalisme » corporel et commercial (à l’opposé de la publicité, par exemple, qui se veut un symbolisme consumériste), est en effet pleinement assumée par ces images. » Ce en quoi, Jean-Luc Moulène fait très certainement le "boulot féministe", et bien davantage. Pour ceux qui s’intéressent à son oeuvre, Vincent Labaume dessine avec justesse l’arc qui mène de La Môme-Bastille aux Filles d’Amsterdam, posant ainsi de vertigineuses questions, via le « portrait d’identité ».

Avec « Quand les femmes s’en mêlent : renversement de perspectives sur L’Origine du monde » Fabienne Dumont, en historienne d’art et spécialiste des questions féministes, inscrit en une vingtaine de pages très denses (en noms et en faits) tout ce qui s’est passé depuis l’entrée en force de la seconde vague féministe sur la scène historique et artistique des années 1960-1970 : cela va du cunt art, à un réexamen des chefs d’oeuvre de l’histoire de l’art, via une analyse de la structure voyeuse du regard pour aboutir à la transformation des images pornographiques, et au dépassement des assignations hétérosexuelles. De quoi en effet apporter du trouble dans le genre, et réinsuffler l’énergie perturbatrice de l’Origine du monde en son temps.

J’ai gardé pour la fin la perspective dessinée par le maître d’oeuvre. Miguel Egaña se livre à un exercice quasi philosophique en tentant d’interpréter l’aventure d’une oeuvre placée durablement [21] sous le régime de l’alternance monstration/occultation (jusqu’à passer pour disparue), et d’autant plus paradoxalement qu’elle s’inscrit d’emblée dans la croyance la plus forte dans les pouvoirs de la visibilité, en tant qu’oeuvre « réaliste ».

Moyennant Schopenhauer (et une descendance qui irait jusqu’à Bataille (Madame Edwarda) et Lacan, il y voit dans le dispositif de L’Origine « une confirmation de la dimension métaphysique qui a donné tout son sens à cette œuvre, lui assurant un statut symbolique qui exige en quelque sorte ce jeu autour de la monstration. Dans cette perspective, le cache [le rideau vert de Khalil Bey, le château de Blonay des acquéreurs suivants, la « Terre érotique » de Masson] n’est pas seulement un jouet érotique mais il fonctionne comme un véritable opérateur philosophique qui avait pour mission de faire passer l’œuvre de son statut « positiviste » celui qui constitue son statut phénoménal manifeste [la représentation], à l’autre dimension qui forme sa vérité occulte [la volonté]. Du point de vue métaphysique, ce cache obéissait donc à une impérieuse nécessité. »

Miguel Egaña émet aussi cette autre hypothèse qu’avec le retour de l’oeuvre au musée, l’Origine du monde aurait enfin retrouvé son véritable commanditaire et destinataire, le peuple ou plus largement encore l’humanité elle-même, le programme d’éducation artistique de l’humanité, chère à Schiller, l’idéal des Lumières s’y satisfaisant totalement.
Sans méconnaître toutefois le nouveau régime des images, pornographiques en particulier, dans leur diffusion illimitée, emblématique de notre relation actuelle à la visibilité.

D’où sans doute la nécessité d’une école du regard, pour ressentir le
nudité comme source de lumière selon, par exemple, Jean-Luc Nancy et Federico Ferrari [22], ou encore suintement lumineux, tel celui de la statuaire de Ligier Richier [23] célébrée par Bernard Noël, qui fait « pierre émue ou pensive ».

Et le dernier mot à Courbet :

« Vous trouvez cela beau... et vous avez raison... Oui cela est beau, et tenez, Titien, Véronèse, LEUR Raphaël, MOI-MÊME nous n’avons rien fait de plus beau... » [24].

Orgueil naïf ? Plus vraisemblablement à l’image de son tableau (pourquoi pas un autoportrait ? [25]) : débordement de générosité, de la création ainsi mise en lumière.

Pierre Wat, Les Nymphéas, la nuit

C’est en réponse à une commande des Nouvelles éditions Scala [26] que Pierre Wat, historien d’art et universitaire a écrit Les Nymphéas, la nuit.

L’extrait qui suit, de ce livre, me semble livrer la teneur de la démarche de l’éditeur, la manière d’y répondre de l’auteur (je, souligne) :

« Moi, je pense avec mon pinceau, c’est la toile qui me guide, la couleur qui m’entraîne. Je n’ai pas décidé de faire des séries, ce sont elles qui se sont imposées à moi. Je tournais, depuis déjà quelques années, sans même le savoir, autour de ça. Vous voyez, à Étretat, par exemple, où j’ai tellement travaillé : en un séjour de trois semaines, en 1883, j’ai une fois peint un ensemble de dix-neuf peintures. Je comptais faire une grande falaise, bien que ce soit terriblement audacieux de faire cela après Courbet, qui l’a faite admirablement, mais je tâchais de la faire autrement. Alors je passais mes journées à changer de point de vue, je promenais mon chevalet partout, au bord de la falaise, sur la plage, et même jusque dans l’eau. Je me trompais : ma peinture n’est pas affaire de point de vue, ça c’est bon pour les amateurs de pittoresque, et les touristes. Ce qui me plaisait, dans ce bloc de calcaire grand comme une cathédrale, c’était moins sa forme que son extraordinaire capacité tantôt à absorber la lumière, tantôt à la refléter comme un gigantesque miroir. »

Claude Monet est donc censé répondre, vers la fin de sa vie (années 20), à un journaliste, d’origine polonaise, Stefan Bergholz (dans ce nom, du temps retrouvé), venu l’interroger à Giverny et qui lui demande (troisième journée) :

« — Mais, maître, aujourd’hui, vous sentez-vous toujours impressionniste ? Votre œuvre a beaucoup évolué surtout depuis que vous êtes installé ici, et que vous avez pris la décision d’organiser votre travail en séries ?

Et se voir répondre :

— Jeune homme, la peinture ne se conçoit pas assis à sa table, par des décisions arbitraires qu’il s’agirait ensuite d’appliquer. C’est vous, les critiques, qui avez inventé cette idée, parce que vous n’êtes pas peintres. »

Ce qui plus loin (fleur de pavot [27]), s’éclôt ainsi :

« Connaissez-vous Étretat, Bergholz ? Vous devriez voir de quelle teinte se pare la roche lorsque le soleil vient caresser la Manneporte. Et comme les ombres sont noires et fraîches, lorsque les pierres sont roses et que, au loin, les bateaux papillonnent dans une mer volatilisée. La Manneporte, fichtre, un énorme arceau rose comme j’en ai mis dans mon jardin ! Mais par certains jours torrides, tout semble réduit en poussière, volatilisé par la chaleur, comme si la mer avait été bue par la falaise. La lumière vous savez, la lumière, elle détruit la réalité ! Il faut rendre justice au sujet, c’est ça la vérité. Il faut lui être fidèle, et ça, c’est impossible avec une seule toile. Alors, si on change de place en plus ! Est-ce que je n’ai pas déjà assez à faire avec les changements de lumière, ou de qualité de l’atmosphère. Voilà, ça s’est fait comme ça, sans le dire, par nécessité. Dans le fond, c’était une simplification. Au lieu de bouger sans cesse, je ne bougeais plus. Ça m’a demandé un peu d’organisation, au début. Il fallait que j’emporte beaucoup de matériel. Des tas de toiles, parce qu’on ne peut jamais savoir combien vont être nécessaires, selon le temps qu’il fera. Maintenant que je ne sors plus de mon jardin, c’est simple ; mais quand j’ai travaillé à Rouen, par exemple, j’ai du faire fait appel à un porteur qui m’accompagnait chaque jour de l’hôtel à la cathédrale... »

Ce serait donc une fiction : un journaliste polonais dont le père aurait rencontré Monet en Norvège, cela se trouve ? mais qui aurait cependant l’air de la vérité :

— tout ce que dit Monet y est en effet exact. Un appareil critique en « annexes » : cahier iconographique (commenté), chronologie, dictionnaire des personnages, le corrobore

— les propos du narrateur, "l’atelier de l’auteur" le précise pudiquement, ne sont pas, côté Bergholz, sans ressorts généalogiques ; frappent ces mots : « qu’ici la nature s’accorde, tragiquement, avec l’histoire » : ainsi les Nymphéas, cénotaphe du Temps, rejoignent une steppe, où des déportés doivent leur survie à la fleur qu’on nomme.

J’en aurai presque trop dit, sauf à ajouter les dernières lignes :

« Je cherchais du rose, et je ne trouvais que du bleu, je cherchais un jardin aquatique et fécond comme la palette du maître, et je tombais sur une surface aussi sombre, aussi aride, aussi stérile que la steppe de la faim. Un moment, je crus voir quelque chose bouger à la surface de l’eau. Mais non, ce n’était que mon ombre qui s’inscrivait pour un instant sur l’étang. Mon ombre ? La lune, que j’avais cru faible, mais qui était en réalité masquée par un nuage, était désormais découverte, et c’est le monde qui en était modifié. Là où je voyais bleu il y a encore un instant, je devinais maintenant du vert, et même un peu de mauve qui fut pour moi comme la promesse d’un rose à venir. Le bassin n’est pas une surface, pas plus que les Nymphéas ne sont des images plates, me dis-je comme si je récitais là quelque catéchisme. C’est un réservoir profond, où les couleurs viennent se cacher pour la nuit avant de ressortir plus forte, au soleil levant. Alors, je sus que le lendemain matin, la steppe serait redevenue jardin. Un jardin dont je saurais raconter l’histoire, fleur par fleur. » [28]

© Ronald Klapka _ 3 mars 2011

[1Bernard Noël, Le Reste d’un poème, in Le Reste du voyage, POL, 1997, p. 108.

[2A propos de l’Origine du monde, d’Aurélie Gravas, et de Lacan, points de repère, de Serge André, voir la lettre de ce 3 février.
Pour découvrir l’artiste, visionner “Aurélie Gravas expose”.

[3Couverture de Quarto, n° 97. On n’y voit que du bleu nous dit-il (souligné par une virgule carmin), le bleu du ciel de l’un, la scène primitive ? de l’autre.

[4Miguel Egaña, a organisé à l’Université d’Amiens, où il est professeur, le colloque L’Origine du Monde, l’origine de l’art, les 20 et 21 novembre 2007, dont Quoi de nouveau sur L’Origine ?, aux éditions La Lettre volée, 2010, porte traces.

[5Thierry Savatier, « L’Origine du monde – Histoire d’un tableau de Gustave Courbet », est paru aux éditions Bartillat en 2006 ; un entretien video d’Arte, permet d’aborder la genèse du livre.

[6Bernard Tesseydre, Roman de l’Origine, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, avril 2007, Collection L’Infini (1ère édition 1996).

[7Table de l’ouvrage :
Miguel Egaña — Introduction ; Origine du monde/Origine de l’art
Emmanuel Pemoud — Nature naturante : visions de la matrice dans le naturalisme
Didier Ottinger — Hypothèses élémentaires sur L’Origine du monde
Fabrice Flahutez — Courbet, Bataille, Masson, une histoire de l’œil suppose un récit : avant et après L’Origine du monde
Michèle Haddad — Mises en scène de L’Origine du monde
Marie-Domitille Porcheron — De quelques « Origines » médiévales et renaissantes : le rideau, le vert et le sexe
Vincent Labaume — Le sexe des Filles
Fabienne Dumont — Quand les femmes s’en mêlent : renversement de perspectives sur L’Origine du monde.

[8En voici la « fin » :

— Il n’y a ici que nos personnes, dis-je, et aucune loi ne saurait exiger que, pour la respecter, on hypothèque la figure de notre avenir.

— Je croyais que les rois, fait-il, que les rois et... et...

— N’aie pas peur, dis-je, de te désigner dans ta fonction.

— Que les rois et leurs bourreaux n’avaient pas à tenir compte de la vie.

— Ce n’est vrai, dis-je, que dans la peinture, qui consomme la vie pour se maintenir à perpétuité au présent. Nous, hommes vivants, nous savons que tout notre avenir est là, dans la vie quotidienne.

La salle se ranime, mais en silence et dans un mouvement qui demeure immobile : la reine garde son rictus, les convives gardent la posture de leurs appétits et le bourreau celle de son garde-à-vous ...
Mon regard les abandonne dans ce vernis conservateur et se tourne vers la trop belle Salomé : elle s’avance, prend ma main et, sans rien me réclamer, m’entraîne vers la chambre d’amour, qui s’ouvre tout au fond du présent, dans l’arrière-pays du bordel des images.
Bernard Noël, L’Espace du désir, texte paru en 1991, dans la revue L’Autre, n° 2 ; repris dans Les Plumes d’Éros, POL, 2010, pp. 257-274, ouvrage évoqué dans la lettre du 19/01/10.

[9Un espace pour le désir
La procédure qui articule un déplacement du sujet grâce à une mise en scène (fictive et opératoire) de lieux relatifs les uns aux autres commence par un « principe et fondement » qui consiste essentiellement à ouvrir un espace au désir, à laisser parler le sujet du désir en une place qui n’est pas un lieu et n’a pas de nom.
Aussi faut-il commencer par reconnaître cette enfance irréductible à ce qu’on dit ou fait, sauvage par rapport au langage pourtant nécessaire des formules ou des actions. Alors seulement il deviendra possible de l’articuler dans les termes limités et provisoires d’une décision. Revenir au « principe », c’est avouer, avec des métaphores qui parlent tour à tour d’une béance et d’une fête, un désir étranger à l’idéal ou aux projets qu’on se forgeait. C’est accepter d’entendre la rumeur de la mer.
Michel de Certeau, L’Espace du désir, chapitre 10 (239-248) de Le Lieu de l’autre, Hautes Études, Gallimard/Seuil, 2005, édition établie par Luce Giard.

Pour faire entendre la dimension littéraire (métapoétique) du texte de De Certeau, ces lignes de conclusion (je souligne) :
Cette « manière de procéder » est une manière de faire place à l’autre. [...] À cet égard, le texte fait ce qu’il dit. Il se forme en s’ouvrant. Il est le produit du désir de l’autre. C’est un espace construit par ce désir.
Le texte qui articule ainsi le désir sans prendre sa place ne fonctionne que s’il est pratiqué par l’autre et s’il y a un Autre. Il dépend de son destinataire, qui est aussi son principe. Qu’advient-il de ce texte, lorsque son Autre lui manque ? Le discours n’est plus qu’un objet inerte quand le visiteur qu’il attend ne vient pas et si l’Autre n’est qu’une ombre. Il n’en reste qu’un outil encore marqué par des présences disparues, si, hors de lui, il n’y a plus de place pour le désir qui l’a organisé. Il ne donne pas ce qu’il suppose. C’est un espace littéraire auquel seul le désir de l’autre donne sens (Cf. transhumances).

[10Ce bref centon, en sa fortuité : accompagnement, basse continue. Le passant de l’Athos, fait partie du recueil Le reste du voyage de Bernard Noël, op. cit. ; sur l’attention considérable de Bernard Noël à l’art, cf. Le Polième, par Michel Surya aux éditions Lignes, 2011, pp. 11-12 ; François Dosse a intitulé Le marcheur blessé, sa biographie de Michel de Certeau ; « Extase blanche » clôt La Faiblesse de croire (Seuil, 1987), tandis que Michaël Fried a bien marqué le parti-pris de Courbet : « sous des formes toujours renouvelées, il s’agit de figurer le rapport physique du peintre à son travail, travail "absorbant" d’incarnation, d’identification à une féminité resplendissante, à l’animal traqué, fuyant une théâtralité périlleuse pour la consistance du tableau en "fusionnant quasi-corporellement avec la peinture" » Le Réalisme de Courbet : esthétique et origines de la peinture moderne, II, Gallimard (p. 225), cité par Rainer Rochlitz (Quinzaine littéraire, n° 640 parue le 01-02-1994).

[11Michèle Haddad est l’auteure, de Khalil-Bey, Un homme, une collection, L’Amateur, 2000.

[12Avec un beau sens de la formule :
L’Origine du monde est figurée en raccourci, cadrée au plus près, de l’origine justement.

[13Titre complet : L’instruction sur la manière de mesurer les lignes, les surfaces et les corps entiers avec le compas et la règle composée par Albrecht Dürer, révisée par lui-même de son vivant et augmentée de trente-deux figures dessinées par lui-même, comme tout artisan le reconnaîtra, et republiée à l’intention de tous les amateurs d’art.

[14Reprise d’un chapitre de L’enfant obscur, Peinture, éducation, naturalisme, Hazan 2007

[15Cette planche comme un salut (provenance le site de Fabrice Flahutez).

[16On n’insistera pas sur Étant donnés auquel plusieurs des contributions font référence, chacune dans son optique propre.

[17Cf. cette présentation du Centre Pompidou, et cette forte déclaration du lauréat : D’abord, les interprétations sont le fondement de la démocratie. Tout mon travail est basé sur l’interprétation. Je ne veux plus que le regardeur soit considéré comme un enfant à qui l’on doit dire comment interpréter une oeuvre, je préfère rendre le regardeur responsable. […] Il doit se révéler. (Entretien avec Jean-Pierre Bordaz, à la même adresse)

[18Brigitte Ollier, Moulène ouvert à tout, Libération, 18/03/2005.

[19Et Jean-Luc Moulène de fixer son objectif : « Ramener dans le même cliché deux inventions natives : la photographie d’identité, outil judiciaire lancé par Alphonse Bertillon, et la photographie pornographique, comme les vues stéréoscopiques d’Auguste Belloc. Tête et sexe, ensemble. » Libération, article cité.

[20Libération, article cité.

[21Premier prêt de l’oeuvre par Sylvia Lacan lors de l’exposition Courbet à Brooklyn en 1988.

[22D’une photographie de Theresa Murphy (Self, 2000) — en miroir du tableau de Courbet, portrait au format paysage — Jean-Luc Nancy, Federico Ferrari (Nus sommes*) écrivent :
« Elle se prend, comme on dit, offerte à son propre désir de se voir, de se montrer. [...]
Ce n’est pas L’Origine du monde de Courbet : ce n’est pas un ventre de conception et de naissance entre les lèvres écartées. C’est un sexe qui se perd dans un regard qu’il aveugle et qui s’aveugle lui-même de la lumière qu’il se renvoie. C’est une autre origine du monde : fiat lux. L’éclair de la lumière qui jaillit est lux, distinguée de lumen, lumière posée sur les choses. [...] Le nu contient toujours, plus ou moins exposée, cette contradiction et cette contraction. Ce n’est pas transgression : cela reste sur place. La pudeur retient ce que l’obscénité lâche, et l’une ne va pas sans l’autre. Il faut voir le nu et dénuder le voir : à la rencontre, un chiasme noir et blanc, l’optique du miroir gravée sur l’optique du film, jet de photons à nu contre leurs graphes. Toute optique recèle, exorbitée, sa tache obscène, et toute nudité est une source de lumière. »
*Nus sommes, Yves Gevaert éditeur, 2002, se présente sous la forme d’un abécédaire. C’est au registre de l’Optique (pp. 92-94) qu’est méditée la photographie de Theresa Murphy.

[23« Au lieu de symboliser une situation ou une relation, les personnages de Ligier Richier les expriment par un suintement lumineux qui fait la pierre émue et pensive. Vous les regardez avec le sentiment, toujours, d’être devant une intériorité. Ainsi, bien au-delà du « réalisme » s’affirme une profondeur qui habite assez vivement l’apparence pour lui faire parler la langue de l’âme. »
Bernard Noël, « La langue de l’âme », à propos de la Pietà d’Etain, in Ligier Richier, Conseil général de la Meuse/Serge Domini éditeur, février 2000, p. 62. L’ouvrage a été réalisé avec l’historienne Paulette Choné, et le photographe Jean-Luc Tartarin. Le tout compose un ouvrage rare et de référence.

[24Ludovic Halévy, rapporte ces mots de Courbet que citait, en 1882, Gambetta ; Trois dîners avec Gambetta, publié en 1929. Ou encore l’exclamation dans le Journal des Goncourt : « Ce ventre c’est beau comme la chair d’un Corrège ».
Ce qui sonne comme un « N’oubliez pas qu’il est peintre » ( cf. « N’oubliez pas qu’elle est est écrivain »)

[25Ce qui est le format d’origine (55*46). Ici renversée et lue comme paysage.

[26Ateliers imaginaires : Orphée décapitée , Anne Malherbe, pour Gustave Moreau, L’Australien, Philippe Dagen, pour Paul Gauguin, et Pierre Wat pour Monet.

[27Goût d’enfance : mak, lit-on, p. 62. Ce qui est convoquer tous les sens. Plus que tout m’enchante, en prendre de la graine, ce nom : oeillette.

[28Il convient, pardon pour le ton prescriptif d’abord de lire ce livre, si délicat, si fraternel en ce qui concerne son adresse au lecteur. A la suite de quoi prendre connaissance de la façon dont il a été conçu, ce qu’ont permis, entre autres, les Enjeux contemporains de la littérature, organisés par la MEL, une quatrième session, en donnant à Pierre Wat de s’entretenir avec Jean-Max Colard, le 31/01/2011.
Après quoi, l’entendre aussi parler relativement à Turner. Ou présentant Pierre Buraglio. Et de voir que le spécialiste du romantisme est aussi à même de faire partager un échange en profondeur avec un Claude Viallat.
De cette magnifique monographie, publiée par Hazan en 2006 (à lire : Désapprendre, pp. 11, sq.), en guise de viatique, cette citation de Viallat en 4° de couverture :

On s’avance dans la peinture sans savoir
La main droite poussant la main gauche
Une toile poussant l’autre à tâtons.
On regarde la peinture un oeil mouiillé.
La couleur en débord.
Une toile bordant l’autre.
Le débord de l’une tirant la suivante.
La mouillure de l’oeil marquant la méconnaissance.
La réalité physique de la peinture marque le savoir et la méconnaissance
l’un rejaillit sur l’autre
et le déstabilise.
On apprend la peinture à tâtons.