Jean-Luc Nancy, L’Adoration

15/03/10 — Jean-Luc Nancy, Déconstruction du christianisme, 2, Kiki Dimoula


« Et si l’Adoration s’en va, sonne, sa promesse sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges, C’est cette époque-ci qui a sombré !" Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères des femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé. »
Arthur Rimbaud [1]


Jean-Luc Nancy, L’Adoration : « clairement et résolument non religieuse — comme l’invention freudienne »

La citation de « Génie » dont Jean-Luc Nancy fait remarquer que le "Il" (Il ne s’en ira pas), désigne le Génie du titre, ouvre plus qu’elle ne clôt le second de ses ouvrages — il vient de paraître — portant en sous-titre : Déconstruction du christianisme [2] ; tandis que le corps du livre aura été employé à déplier la citation initiale : L’état de l’esprit qui s’éveille est l’adoration (Ludwig Wittgenstein, Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer).

De génie mot aussi lourdement connoté qu’adoration, Jacques Derrida, a autrefois souligné :

« Ce nom, “génie”, on le sait trop, il gêne. Certes. Depuis longtemps. On a souvent raison d’y suspecter une abdication obscurantiste devant les gènes, justement, une concession à la génétique de l’ingenium ou pire, à un innéisme créationniste, en un mot, dans le langage d’un autre temps, la complicité douteuse de quelque naturalisme biologisant et d’une théologie de l’inspiration extatique. D’une inspiration irresponsable et docile, jusqu’à l’ivresse, d’une écriture dictée. Les muses ne sont jamais loin. À accorder la moindre légitimité au mot “génie”, on signerait une démission de tous les savoirs, des explications, des interprétations, des lectures, des déchiffrements – en particulier dans ce qu’on appelle vite l’esthétique des arts et des lettres, supposée plus propice à la création. [...] On y avouerait une adoration muette devant l’ineffable de ce qui, dans la valeur courante du mot “génie”, associe souvent le don à la naissance, le secret au sacrifice. » [3]

Voici abordée indirectement la problématique de L’Adoration [4], le génie et le Génie de Rimbaud en donnant le ton.

Pour l’auteur de Vérité de la démocratie, de La Communauté désoeuvrée, sans doute s’agit-il de faire sonner à nouveau la promesse d’un mot, dont s’est dévoyé le sens, plus exactement dont le sens s’est figé en « sens du sens », alors qu’il ne saurait ouvrir que sur un sens qui ne sera jamais donné, c’est à dire en fait au travail de penser, qui inclut littérature : [5]

« C’est aussi pourquoi notre monde est celui de la littérature : ce que ce terme désigne d’une manière dangereusement insuffisante, décorative et oisive, n’est pas autre chose que le frayage des voix de l’« avec ». Là où ce que nous nommons le mythe donnait voix à l’origine, la littérature capte les voix innombrables de notre partage. Nous partageons le retrait de l’origine et la littérature parle à partir de l’interruption du mythe et en quelque sorte en elle : c’est dans cette interruption qu’elle fait que nous faisons du sens. Ce sens est de fiction : c’est-à-dire qu’il n’est ni mythique ni scientifique, mais il se donne dans la création, dans le façonnement (fingo, fictum) des formes elles-mêmes mo­biles, plastiques, ductiles, selon lesquelles l’« avec » se configure indéfiniment. »
 [6]

C’est avec la littérature encore que Jean-Luc Nancy clôt la lettre à Hugo Santiago qu’il reproduit sous l’intitulé Le lointain : la mort, avec ces mots :

Après tout, n’est-ce pas ainsi que nous lisons la littérature et qu’elle se donne à lire ? Nous croyons au récit que nous savons irréel et non croyable. Ainsi nous répondons à l’invitation de la fiction, qui nous propose de fictionner, de façonner, de figurer (c’est le même concept) l’infigurable vérité. Mais dans la fiction, la vérité n’est pas figurée comme par une allégorie impudente : elle est figurée en ce qu’elle est infigurable. L’infini reçoit finition, il s’ouvre dans le fini. » [7]

La citation de Rimbaud précède un appendice : Freud — pour ainsi dire. Ce texte, publié naguère dans la revue Po&sie [8], est en fait la préface à la traduction des Oeuvres complètes de Freud au Japon. Ginette Michaud, situant l’Appendice qu’elle donne à « 58 indices sur le corps et Extension de l’âme » [9], s’interroge sur « la pertinence certes fragile mais néanmoins tendue de ce supplément, habituellement placé à la fin du livre (ajouts, notes, documents annexes etc.), qui entretient avec lui un curieux rapport de dépendance tout en étant originairement coupé ».

Le « pour ainsi dire » (sozusagen) a pour provenance : « La doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination. »
La formulation qui suit est en parfaite consonance avec l’énergie du livre qui s’emploie à donner à libérer l’être parlant de la clôture des représentations qui l’enferment ou l’entravent :

Ce que signifie le Trieb - ou la complexion des Triebe -, c’est le mouvement venu d’ailleurs, du non-individué, de l’archaïque enfoui et répandu, proliférant et confus de notre provenance ,- la nature, le monde, l’humanité derrière nous et, derrière elle encore, cela qui la rend possible, l’émergence du signe et du geste, l’appel des uns aux autres et de tous aux éléments, aux forces, au possible et à l’impossible, le sens de l’infini devant, derrière et au milieu de nous, le désir d’y répondre et de s’y exposer. C’est de ce mouvement, de cet élan, de cette poussée que nous provenons, c’est en elle et c’est en tant qu’elle, en dernière analyse, que nous poussons, comme on le dit en français d’une plante : que nous nous levons et devenons ce que nous pouvons être.

C’est donc aussi un livre sur l’amour, avec la place qu’y tient le langage, donc la littérature (pas de hasard à ce qu’apparaissent les noms de Coetzee, Rimbaud, Pasolini [10], Faulkner et combien d’autres) et la philosophie (Wittgenstein, Derrida, Kierkegaard, Levinas). Le lisant, j’ai songé à « Nous nous aimons » de Frédéric Boyer, avec ses inserts philosophiques, et sa méditation sur le langage [11], et côté psychanalyse au récent L’amour Lacan de Jean Allouch et son fameux « l’amour qu’on obtient comme ne l’obtenant pas » [12].

Quant à la dimension athéologique [13] du livre, si elle comporte dans sa dimension déconstructrice - comme dans La Déclosion - des lectures patiemment critiques de l’histoire des religions et plus spécialement du christianisme, elle s’exprime tout particulièrement ici :

« Il n’ y a pas même « athéisme » ; « athée » ne suffit pas ! c’est la position du principe qui doit être évidée. Il ne suffit pas de dire que Dieu s’absente, se retire ou bien est incommensurable. Il s’agit encore moins de placer un autre principe sur son trône - Homme, Raison, Société. Il s’agit de prendre à bras-le-corps ceci : le monde repose sur rien - et c’est là le plus vif de son sens. »

Aussi l’adresse que comporte le mot adoration, qui ne se range ni sous le concept, ni sous le culte, et qui peut se signaler par la poésie et par l’art, mais pas exclusivement, est une manière , une « allure de l’esprit » à même de redonner au mot « spirituel » un sens autre que « sec ou frelaté ».

Kiki Dimoula, Mon dernier corps

Kiki Dimoula vient d’obtenir le Prix européen de littérature et Michel Volkovitch la bourse de traduction de ce même prix pour Mon dernier corps. [14]

C’est une très belle découverte. Au harcèlement du Temps [15] répond l’énergie du poème, l’humour qui remet les pendules à l’heure du présent.

En voici un échantillon :

TOUJOURS COURIR

De temps en temps l’avenir se souvient de nous
si loin soit-il,
souvent nous recevons un vague message
écrit à toute allure
car il part sans cesse
encore plus loin.
Que faire avec ça ?
Des écrits que personne ne lit.
Personne parmi nous ne sait lire
ce que l’avenir écrit.
Si ce n’est quelques rares
et savantes espérances.
On peut toujours courir.

© Ronald Klapka _ 15 mars 2010

[1Arthur Rimbaud, Génie, in Illuminations (1874), Gallimard, Pléiade, 2009, pp. 315-316 ; Poésie/Gallimard, 2002, pp. 194-195.

[2Du premier La Déclosion, il a été rendu compte en son heure, cf. Jean-Luc Nancy, une pensée qui ne se laisse pas enclore.

[3Il ajoute, parlant d’Hélène Cixous : « voici un mot de notre langue nationale qui n’a pas encore fait son entrée au féminin dans le dictionnaire académique ou dans notre Bibliothèque nationale. Ni même, autre singularité grammaticale, pour désigner une seule personne, au pluriel. On dira peut-être, à la rigueur, d’une seule personne, homme ou femme, qu’elle est un génie, ou qu’elle a du génie. On ne dira jamais qu’elle est ou qu’elle a, au pluriel, plus d’une génie. La singularité historique, sémantique et pragmatique de ce nom, c’est donc qu’on l’a toujours réservé au masculin comme au singulier. On n’a jamais, que je sache, reconnu, au féminin, les génies d’une femme. »
Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie, éditions Galilée, 2003, présentation : texte prononcé lors du colloque organisé à la Bibliothèque nationale de France du 22 au 24 mai 2003, intitulé « Hélène Cixous : Genèses Généalogies Genres ».

[4Jean-Luc Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), éditions Galilée, 2010. Le sommaire : Prologue ; I. Il n’y a pas de sens du sens : cela est adorable ; II. Au milieu du monde ; III. Mystères et vertus ; IV. Compléments, suppléments, fragments ; Appendice. Freud - pour ainsi dire.

[5Il est frappant de lire que Marcel Proust avait songé à donner à la dernière partie de La Recherche l’appellation de L’Adoration perpétuelle de la Présence réelle. In Catherine Millot, La vocation de l’écrivain, p. 43.

[6L’Adoration, p. 62. Suit :
Ce qu’il faut dire ainsi de la littérature vaut de tout ce qui fait « art », c’est-à-dire de toutes les façons irréductiblement plurielles - singulières/plurielles - de façonner et d’échanger du sens hors de la signification (car même les arts du langage et la fiction littéraire ne signifient pas : ils emportent les significations dans un autre régime, où les signes renvoient à l’infini »).
Et Jean-Luc Nancy de citer « en guise de cadence finale » :

« Qui était celle qui servait de modèle ce jour-là : une fille de la rue ? La femme d’un mécène ? L’atmosphère dans le studio est élec trisée, mais par quoi ? Un courant érotique ? Les membres de tous ces hommes, leurs verges, sont-ils parcourus d’un frisson ? Sans aucun doute. Mais il y a autre chose dans l’air. De l’adoration. Le pinceau s’immobilise comme ils sont en adoration devant le mystère qui vient de se révéler à eux : du corps de la femme, coule une source de vie ( J. M. Coetzee, Elizabeth Costello, tr. fr. C. Lauga du Plessis, Paris, Le Seuil, 2004, p. 205.). »

[7L’Adoration, p. 138.

[8Po&sie n° 124, Belin, 2008. Le texte est aussi accessible en ligne, sur le site psychomedia, en italien et en français.

[9Ginette Michaud, 58 indices sur le corps et Extension de l’âme, ouvrage paru aux éditions Nota Bene, collection Nouveaux Essais Spirale.

[10Je relève dans la partie Mystères et vertus qui gagnerait à être traduite en Eclairs et pulsions (JLN) :
Dans Survivance des lucioles (Paris, Minuit, 2009), que je lis au moment de clore la rédaction de ce livre, Georges Didi-Huberman travaille un contraste entre luce et lucciole qui n’est pas sans résonance pour moi. Circonstance singulière, il le fait à partir de Pasolini, que je cite justement quelques lignes plus loin ( « Tout était contenu en lui, tout ce qui était nécessaire à l’amour. Et rien de fermé, rien d’inexprimé, d’assombri : son mystère resplendissait avec clarté comme son regard. ») . Cette référence commune n’est pas indifférente à ce que Didi-Huberman nomme « une communauté du désir, une communauté de lueurs émises » (p. 133) et qui, comme il le souhaite, empêche que se reconstitue la lumière surplombante et aveuglante d’un« cosmos métaphysique » ou d’un« dogme théologique » (p. 75). V. également la lettre du 13 octobre 2009.

[11Frédéric Boyer, « Nous nous aimons », éditions POL, 2004. La « quatrième » en est éloquente (comme le sous-titre : ou Comment vivre avec le langage, l’autre sexe et la nuit qui tombe) :
Nous nous aimons.
Qui parle ?
Vous en avez mis du temps ...
Tout ce qui nous arrive est double et incertain.
Rêves, revenants. Il n’y a pas d’autre roman possible.
Louise aimerait raconter son histoire. On est un peu
tous comme ça. Les mots nous trahissent. La vérité se
dérobe. Il est déjà trop tard. Si littérature il y a, elle est
ici et maintenant.

[12Jean Allouch, L’amour Lacan, éditions EPEL.
Le prologue et le sommaire sont téléchargeables. Cf. la lettre du 8 mars, avec la recension de Pierre-Henri Castel, et tout spécialement en ce qui concerne l’amour « pur » (cf. Jacques Le Brun) : « C’est en effet grâce à cette formule étrange que l’amour est sauvé du brouillage que lui imposent nos modalités ordinaires d’expérience : l’amour n’est ni l’attachement de l’éthologiste, ni non plus la projection de l’investissement narcissique sur un trait contingent d’autrui (ce qu’on voit bien dans le comique de l’amour), ni enfin on ne sait quel don, extase, ou dilatation interne de l’âme. Dans sa pureté, il est rencontre du réel de l’autre sujet, installation aussi solitaire que joyeuse dans sa proximité, et tout le reste n’est que poésie sublime ou psychologie lamentable. »

[13A cet égard, il sera peut-être utile au lecteur concerné de prendre connaissance de la parution de Bataille interdisciplinaire, sous la direction de François Nault et Martin Cloutier aux éditions Triptyque, recueil élaboré à partir de travaux sur la Somme athéologique de Georges Bataille. Sophie Hébert en a donné une description précise des contenus pour Acta Fabula. Dans Sexe et texte (autour de Georges Bataille), aux presses universitaires de Lyon, Gilles Ernst apporte des vues intéressantes sur le rapport du « premier » Bataille (d’avant 1933) relativement au dualisme pulsionnel chez Freud.

[14Kiki Dimoula, Mon dernier corps, traduction de Michel Volkovitch, éditions Arfuyen 2010 ; le recueil est bien sûr bilingue.
Deux autres recueils Le peu de monde et Je te salue Jamais viennent d’être publiés dans la collection Poésie /Gallimard.
Michel Volkovitch, traducteur du grec moderne. Naguère chroniqueur à La Quinzaine Littéraire. Toutes précisions sur son site personnel.
Plus loin dans l’inachevé, le dernier recueil de Pierre Dhainaut, reçoit quant à lui le prix de littérature francophone Jean Arp 2010.

[15Kiki Dimoula née en 1931 à Athènes, épouse du poète Àthos Dimoulas (mort en 1986), dont elle aura deux enfants, a eu de nombreux prix de poésie en Grèce. Elle-même commente ainsi cette période : « Je me suis consacrée avec abnégation à mon rôle de mère, et c’est avec une tendre vaillance que je me suis entendue appeler "grand-mère". A présent je coule tranquillement et sans idées de perpétuation dans ces nouvelles dérivations de mon sang. Je coule, et plus j’approche de l’estuaire, plus je rêve que la poésie va me lancer la bouée d’un poème. »