Lire Philippe Bonnefis

lettre du 26 mai 2009


Et l’Éternel crée du nouveau sur la terre :
la femme fait la cour à l’homme.

(Jérémie, 31, 20 ; T.O.B.)


Chers amis,

Il me faut (nécessité intérieure) vous parler de Lire Philippe Bonnefis (un collectif, aux éditions Galilée, sous la direction de Dolorès Lyotard).

Et je ne sais comment faire. Ou plutôt, je sais comment faire pour ne pas en parler comme il le faudrait. Et n’allez pas croire que c’est modestie ou paresse, le « journalisme supérieur » a ses charmes, ses ficelles, son efficace, ses vertus, sa pacificatrice ataraxie ! Bref, c’est casse-gueule et il me faut y aller : au fond, c’est ça que ne cessent de dire tant les livres de Philippe B., que les propos de ceux qui l’ont côtoyé, aimé, se sont colleté à sa manière unique de dire : « Tout ce que vous raconterez de la littérature, ce ne sera jamais ça », et c’est pourquoi il ne faut cesser de le dire — vous entendez Wittgenstein, Blanchot, Laporte, mais lui, Philippe B., je l’ai vu, entendu, incarner ce que ceux-là nous ont appris : l’ostension de ce qui ne peut se dire, le silence originaire, la vie faite écriture. Brisons-là, vous me croiriez savant, alors que cela n’a en l’espèce pas le moindre intérêt.

Donc, ce mouvement : rendre la critique à la littérature qu’elle est tout autant qu’elle la désigne. Mais aussi ce propre de l’auteur, sa signature, et dans chacune des œuvres embrassées le contreseing qui vise à authentifier ce qui pour le critique comme son lecteur établit sa littérarité. Un protocole d’un genre nouveau et la promesse de « joies escarpées », car « là où il y a une volonté, il y a une voie ».

J’ai dit l’essentiel pour moi, bien elliptiquement, pourtant tout est là :

1. Philippe Bonnefis, professeur des universités (Lille III, Emory (Atlanta) critique (Presses universitaires du Septentrion, éditions Galilée) est tout ensemble et avant tout un écrivain et à la hauteur de nos plus grands.

2. Comme le rappelle le « prière d’insérer » de Pascal Quignard, Son nom seul, voilà sa marque : nous ne sommes, tout compte fait, « qu’un conflit de récits endossé par un nom ». Ce fil des fils (lisez comme il vous conviendra) est bien celui qui tient l’œuvre critique, fermement, non pour « illustrer » une théorie, mais pour que s’éprouve le désir de théorie à quoi s’attache la nomination : ses pompes, ses œuvres, mais avant toutes choses (Ponge, de parti-pris) sa jubilation à laquelle il est hors de question de renoncer, puisqu’il ne s’agit pas du « monde » mais de sa « transfiguration ».

Avec ce dernier mot j’entre dans la description de l’ouvrage, et d’un essai parmi les essais, celui de Dolorès Lyotard, qui aurait pu faire un livre à lui seul ! environ 70 pages serrées (109-178), qui dénotent une parfaite connaissance de l’œuvre. Le sème christique depuis le titre de la contribution : Filioque jusqu’à la phrase finale : « Ce dont le récit christique nous porta à sa manière, et la plainte et le doux message » est à prendre avec cette avant-dernière (eschatologiquement ?) :

« A bas mots, s’avoue la féminité des hommes ».

A vous de lire ces pages pour savoir qui parle : Dolorès Lyotard, Ph. Bonnefis, Maupassant (Notre coeur), votre serviteur, vous-même ?

Il ne s’agit pas toutefois de « gender studies », mais d’un magnifique et mieux qu’empathique parcours de l’œuvre et surtout de la démarche de Philippe Bonnefis, et si j‘avais un conseil à donner à qui voudrait se l’ « approprier » (je parle de la démarche), ce serait de commencer par cette contribution si exacte, en allant à chaque fois aux livres (et in primis, ceux qui dialoguent avec Maupassant, Bonnefis y revient par quatre fois !).

Mais je suis trop sérieux ! et je ne dis pas assez la joie –nonobstant la gravité – de la découverte qui se propose :

« L’allégresse est là, où devrait pourtant régner l’angoisse.

Je ne sais pas du tout à quoi tient ce miraculeux renversement. L’allégresse est une grâce — d’où venue ? On ne sait pas. On ne peut que s’incliner devant un tel cadeau, et dire : merci. » [ 39]

François Berquin (c’est lui) a également évoqué la plupart des livres à propos de Cendrars, Céline, Maupassant, Flaubert, Giono … et insisté sur cette note : Alegria !

Ils sont quelques autres à s’être pris aux charmes de l’ensorceleur Bonnefis, et à chaque fois ont eu à « négocier » l’oscillation entre appropriation et désappropriation de la « manière de procéder » de leur interlocuteur et ami : fins lecteurs, véritables amis, ils évitent les pièges de la complaisance fascinée (et il y a de quoi) au bénéfice de l’essentiel qui les rassemblent tous : l’amour dépropriant de la littérature :

Je liste de façon invraisemblablement réductrice (tous les textes sont splendides), et dans un ordre déconcerté : Mireille Calle-Gruber et « ses noms de Plume » (la majuscule est de moi) :

« Il vole de toutes ses plumes d’autres, de chacune tirant un trait, donnant de la voix, déclinant ses identités d’écriture : Gustave Flaubert Bonnefis ; Zola Bonnefis ; Vallès Bonnefis ; Claude Simon Bonnefis ; Céline Bonnefis ; Quignard Bonnefis ; Pascal Bonnefis ; Adami Bonnefis ; Guy de Maupassant Bonnefis . Et caetera. Et caetera. » [180]

Aymeric et Gilles Glacet nous font, eux, qui disposent du texte, soupirer après une conférence inédite du 18 avril 1997 à l’Université d’Emory, et nous en restons noués ! Mais lisons cet essentiel :

« L’engouement de nos contemporains pour les biographies m’irrite. Est-ce pour y faire pièce que, selon le mot de Bataille, j’acceptai finalement l’ « extraordinaire hantise des noms » ? Je n’en serais pas autrement surpris. Car, pour le reste, la conception que je me fais de l’œuvre, est une conception totalitaire. L’œuvre est tout à mes yeux, et il n’y a rien que l’œuvre. L’auteur ? … Vampirisé. Qu’il se mette à l’œuvre, c’est pour couler avec elle. »

Tout est dit. Qui ne dispense nullement, mais à cette aune, de lire les textes de Patrick Wald Lasowski qui nous « passe des merveilles », Pascal Quignard (avec lui, chez Giard, librairie lilloise du temps jadis), Gérard Farasse conteur des Trois coffrets, Jean-Luc Steinmetz, faisant l’enfant avec Bonnefis, André Benhaïm qui lit de profil, Gérald Sfez, qui est pris de vitesse, implacablement...

Quelques unes de ces lignes auront indiqué de puissantes connivences. Trois noms, je ne sais pas l’ordre : Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, Pascal Quignard.

Pour ce dernier, outre Son nom seul, Philippe Bonnefis a dans le colloque de Cerisy qu’il a organisé avec Dolorès Lyotard proposé un Pascal dont je vous fiche mon billet (de confession). Pour Jean-François Lyotard (dont on est redonnée la male oreille, la préface au Rappel des oiseaux) il y a plus que lieu de se souvenir de la main donnée à La confession d’Augustin aux éditions Galilée, livre dont l’inachèvement même constitue une signature. Quant à Jacques Derrida, Geoffrey Bennington (cf. Circonfession), nous rappelle en forme d’écho dans son « Bonnefis unique » l’interminable double bind de Platon devant Socrate auquel s’affronte l’auteur de la Dissémination.

Pollens que ces quelques mots ? J’en forme le vœu.


Bibliographie, compléments, liens

1. Le livre : Lire Philippe Bonnefis , avec une évocatrice sérigraphie d’Adami pour le tirage de tête

2. Autres livres aux éditions Galilée, avec un portrait par Dolorès Lyotard.

La bibliographie complète de l’auteur dans Lire Philippe Bonnefis

Pour une « illustration » de mon propos, lire relativement aux Escaliers de Chambord, la contribution de Claudette Oriol-Boyer : Les escaliers de Chambord, roman d’apprentissage de la lecture et de l’écriture (pp. 147-164), dans Pascal Quignard, figures d’un lettré (Galilée) et l’essai de Ph. Bonnefis Son nom seul et réaliser ainsi ce que veut dire Claude Louis-Combet (et que je partage) à propos de Le cabinet du docteur Michaux : « C’est un livre d’écrivain plus que de professeur » (échange privé). Il ne s’agit pas bien sûr d’établir des comparaisons qui n’ont pas de sens, mais de discerner entre deux sortes d’exigences, deux types d’adresse.

3. Un portrait par Marie Delvigne, lors d’une lecture en 2004. Émotion garantie pour les amis et anciens étudiants : lorsque la littérature s’incarne, prend voix, saisit un auditoire.

© Ronald Klapka _ 26 mai 2009