15/12/09 — Xavier Villaurrutia, Marc Blanchet, Horacio Amigorena
Ce sont les anges !
[...]
Ils ont des noms supposés, divinement simples.
Ils s’appellent Dick, John, Marvin ou Louis.
Et rien hors la beauté ne les distingue des mortels.
Ils marchent, s’arrêtent, marchent encore.
Ils échangent des regards, osent des sourires.
Ils forment des couples imprévus.
Ils sourient malicieusement en montant dans les ascenseurs des hôtels
où se pratique encore le vol lent et vertical.
Leurs corps nus portent des traces célestes ;
des signes, des étoiles et des lettres bleues.
Ils se laissent tomber dans les lits, s’enfoncent dans les oreillers
qui leur rappellent encore un moment les nuages.
Mais ils ferment les yeux pour mieux se livrer aux plaisirs de leur incarnation mystérieuse,
et, quand ils dorment, ils rêvent non pas aux anges mais aux mortels.
Xavier Villaurrutia [1]
Marc Blanchet, L’éducation des monstres — Horacio Amigorena, L’amour du fantasme
Le fantasme court les rues, mais l’amour ?
L’écriture répond. Du moins tâche encore et encore à répondre. L’un dit que ses monstres s’éduquent [2], l’autre que le fantasme est aimé [3], manière d’apporter aide au poverello.
Toujours différé dans sa lettre, ainsi s’édite le livre de Marc Blanchet, à La Lettre volée, sachant que c’est ainsi que la « purloined letter » a connu regain de popularité, fantasme d’écriture qui ouvrit les Écrits, tandis que des « notules » en disent ce qu’il en est de cette Béatrice qui double et confond la Stryge par la main secourable du poète au dantesque purgatoire, ainsi que l’écrit Horacio Amigorena :
« Avec la bénédiction d’une donna santa, Virgile césarise une sirène et met au monde une prostituée parmi les âmes du Purgatoire. Isidore de Séville, héritier d’une tradition évhémérlste chère aux Pères de l’Église, confirme la preuve par l’étymologie :
Les sirènes étaient des prostituées et elles avaient des ailes et des ongles, parce que l’amour vole et blesse.
Et quand l’amour de la femme vole et blesse, celui du fantasme soigne et réconforte. L’amour du fantasme appartient, lui aussi, à l’invention collective d’un imaginaire qui aime les femmes dans la crainte de la perte et dans la crainte de la possession. »
Lorsque le poète, Marc Blanchet est en proie aux fantasmes de la prose [4], voici ce dont le sommeil de sa raison accouche (sur le papier) :
« Il m’arrive de voir autrui comme le détenteur d’un livre secret, dont il a conscience parfois, quand ce n’est pas tout le temps, le pire étant « les gens simples », ceux sur lesquels on ne parierait rien, qui sont là, jamais désœuvrés, toujours au travail, disponibles : ils ricanent secrètement au sujet du livre secret qu’ils détiennent. Non pas de grands romans mais de parfaits petits morceaux de prose. Et ils ricanent et ils retardent, les insensibles, l’humanité dans ses progrès. Bref : tout le monde retient tout le monde, et l’infinie tristesse du genre humain s’agrandit. Une prostituée m’en parlait hier, entre deux affections : « ils parlent dans leur sommeil, ceux qui veulent que je reste un peu à leurs côtés quelques instants encore, voire toute la nuit. Entre les mains de la culpabilité, ils les récitent leurs proses, et, crois-moi (on se tutoie) certains, au contraire de ce que tu penses, ont des romans en tête. Ils les récitent chapitre par chapitre, les salauds (la femme est parfois crue). Alors ce que tu me dis sur ton idée de texte secret, j’y crois plus que dur comme fer... » L’aimable femme. Donner tant d’amour et ne jamais mentir... Je serais bien resté auprès d’elle pour la voir s’endormir et l’entendre réciter son petit roman à elle. Mais je refuse de payer pour ce genre de choses. » (Marc Blanchet, op. cit., pp. 29-30.)
Marc Blanchet
« — Mais le poème dont tu parles, tu t’égares, on ne l’a jamais nommé ainsi, ni aussi arbitrairement.
— Tu viens de le dire. Ce qu’il fallait démontrer. Rappelle-toi la question : « Qu’est-ce que ... ? » (ti estí, was ist..., istoria, episteme, philosophia). « Qu’est-ce que ... ? » pleure la disparition du poème — une autre catastrophe. En annonçant ce qui est tel qu’il est, une question salue la naissance de la prose. »
La clausule de Che cos’è la poesia [5] aurait-elle été écrite spécialement pour Marc Blanchet, anticipatrice ? Son « par coeur » [6] devrait lui aller droit au.
Comme un hérisson catachrétique [7].
Les dons de Marc Blanchet - comment les appeler autrement ?, sont multiples, poésie, critique (tant littéraire que musicale), organisation de rencontres [8] , et récemment mise en valeur : photographie [9]. Ils pourraient encombrer, -monstres à éduquer- n’eût été la capacité d’auto-ironie, la pudeur profonde, qui ne laisse filer au jour (l’heure cachée de ces vingt-trois vignettes), que ce que l’amitié a - en secret - précisément tissé. Ce dernier livre est comme un point d’étape qui se lit plus sûrement -me semble-t-il- à l’aune des tentatives menées précédemment, et au regard de quelques compagnonnages venus à la lumière, je songe au Gamoneda de Description du mensonge, au Château périlleux de Jean-Yves Bériou, à quelques rencontres dont la relation aura été suscitatrice : Jean Maison, John Taylor, Gérard Titus-Carmel et quelques autres...
Aussi L’éducation des monstres est-il est-elle infiniment plus que le rassemblement d’exercices virtuoses, mais la proposition d’un questionnement et d’une inquiétude à partager, et il y a gain à se laisser contaminer par une faconde proche de celle du Bavard et une alacrité que n’aurait pas désavouée le Neveu de Rameau, et de ce point de vue, il est à espérer qu’un lecteur, qu’un acteur, prête un jour prochain sa voix à ce texte et fasse entendre au théâtre :
« C’est pour cette raison (j’entends par là cette oppression que votre prochain manifeste envers vous dès que vous lui exposez vos désirs) que je veille, avec une patience que mes mains ne démentent pas, à l’éducation de mes monstres. Je ne l’ignore pas : la littérature, activité noble contre laquelle le monde est en colère de nos jours, regorge de monstres les plus divers, à commencer par le terme même de littérature qui suppose l’écriture, qui elle-même flirte avec l’indicible, si ce n’est l’innommable. Apposer des termes le long de sa propre folie, n’est-ce pas vouloir caresser l’innommable ? Comme si ce monde ici-bas nous proposait mieux ! » [10]
Horacio Amigorena
Horacio Amigorena, psychanalyste, aime, sensiblement, la littérature, c’est le moins qu’on puisse dire, et que, sensiblement, tout le pousse à « faire passer ». Des rives de l’inconscient aux berges de la conscience éveillée ? Les neuf chapitres de ce petit livre, comme autant de points d’une conférence aux amis de la littérature et de la psychanalyse réunis. Sujet : L’amour du fantasme. Et derechef dans l’ambivalence : le fantasme est aimé, oui ; mais quelle sorte d’amour est-il aux principes du fantasme ? et la littérature d’en proposer au chercheur comme la phylogénèse, et si la domination masculine est bien le fantasme (que partage une culture) lu au prisme d’un certain nombre de figures, voire de mythes : la dame, la Béatrice, la Sulamite, la lolita, un casanova, Sade et sa délicatesse, la surprise du sexe est ici magnifiquement pointée (no comment, please) au chapitre III : On ne guérit pas de l’amour qui n’est qu’un rêve. Je relève :
« Expérience paradigmatique de la manière dont le sexe surprend les garçons à la puberté en dépit des bons manuels de sexologie.
En se rendant à la synagogue pour le Nouvel An juif, Walter Benjamin, encore jeune garçon, s’égare dans un quartier de prostituées et manque la cérémonie religieuse. Une brûlante angoisse l’envahit. Suit un sentiment d’insouciance parfaite. Il s’en fiche :
Et ces deux vagues unirent irrésistiblement leurs élans dans le premier Grand sentiment de plaisir : la profanation du jour de fête s’associa à la rue maquerelle, qui me fit ressentir ici pour la première fois les services qu’elle devait rendre aux désirs adultes.
Michel Leiris raconte une expérience en quelque sorte analogue :
Je me promenais avec mes parents dans le bois de Viroflay [ ... ] et c’est là que je vis plusieurs enfants, filles et garçons qui devaient avoir à peu de choses près mon âge, grimper pieds nus à des arbres. Je fus très ému, et c’est ainsi qu’eut lieu ma première érection. Sur le moment, je ne pus établir aucun rapport direct : entre le changement qui affectait mon sexe et le spectacle que je voyais ; simplement je constatai une troublante coïncidence.
Au bois de Viroflay le petit Leiris échappe à la tutelle de ses parents comme le petit Benjamin échappe à celle de la synagogue dans la rue maquerelle. »
Voilà donc comment l’esprit vient aux garçons. Et il faut croire que cela dure : voir l’épisode de Freud revenant immanquablement (Combien de fois mon fils ? Trois fois.) dans une ruelle de Rome où il n’avait manifestement « rien » à faire.
Mais il ne s’agit pas d’un recueil d’anecdotes, les exempla s’accrochent bien à une réflexion, qui littérature aidant, cherche à comprendre, faire comprendre ; si la clinique n’occupe pas le devant de la scène de l’écriture, elle est bien partie constituante, les citations balisant comme autant de passages -au sens benjaminien- dans les aîtres de la pensée, certaines même provoquent un travail en retour sur ce que l’on pouvait imaginer d’un Kafka par exemple, qui dans l’une de ses missives à Milena écrit :
« Ma bien-aimée est une colonne de feu qui passe sur terre. En ce moment elle me tient embrasé. Mais ce ne sont pas ceux qu’elle embrase qu’elle conduit, mais ceux qui voient.
Et il ajoute que l’initiale de son prénom, Franz, a disparu de la signature de celle-ci :
Voilà maintenant que je perds jusqu’à mon nom ; il n’a cessé de devenir de plus en plus court, maintenant il est devenu : Ton. »
Trace inouïe, de ce qu’une mise en mots en son retrait même, signifie la mise en acte même. [11] Au chapitre VIII : Quand le fantasme parle une langue soudain muette.
Une seule lecture n’épuisera pas les raffinements littéraires ici disposés pour une écoute plus affinée des textes, ceux des livres, comme ceux des romans intérieurs, qu’il arrive, qu’une « aimable dame » sache entendre.
[1] Xavier Villaurrutia, Nocturne aux anges, in Nostalgie de la mort, éditions José Corti, édition bilingue, traduction Jacques Ancet, préface d’Octavio Paz, 1991.
Rappelant ces mots de Villaurrutia : « me croirez-vous si je vous dis qu’on ne trouvera pas dans mes poèmes un seul jeu de mots immotivé ou gratuit ? ... Je les utilise non par jeu mais parce qu’il m’est impossible de faire autrement ... Le jeu avec le feu et au risque de me brûler. » Octavio Paz ajoute : est-il nécessaire de rappeler le nom de Rrose Sélavy, associé non seulement à Marcel Duchamp mais à Robert Desnos, ce jaillissement de merveilles phonétiques et sémantiques. (op. cit. p. 15)
Tandis qu’Horacio Amigorena relève : « Ferdinand de Saussure trouve le terme Aphrodite disséminé et cryptographié dans l’invocation à Vénus du De rerum natura de Lucrèce et Marcel Duchamp découvre le patronyme Rrose Sélavy pour dire qu’Éros, c’est la vie. Lucrèce et Duchamp ne croient pas à l’existence surhumaine des dieux, et, avec des mots sous les mots, ils disent que Vénus et Éros habitent parmi nous. À bon entendeur d’y trouver son salut et celui de son prochain. » (L’amour du fantasme, p. 8)
Cependant qu’à la question : « Influences ? généalogie ? » Marc Blanchet répond : « Copulations en nombre ! Mon dieu : si eux-mêmes (m’aiment ?) le savaient. Tout est là : dans le corps volé à l’auteur quand on est prié de parler de littérature ! [...] Oh copulations & forfaits interdits ! [...] Et puis, somme toute, tout cet énervement dans la pensée : est-ce toujours du fait de la littérature, de ces lectures aux allures de confirmation ? Une étrange vérité : les influences à rebours. Les découvertes après coup... » (Revue L’étrangère, n°23/24, pp. 101-102)
[2] Marc Blanchet, L’Éducation des monstres, proses fantasmatiques, aux éditions La Lettre volée, Bruxelles, 2009, .
Quant au titre :
« On ne va pas établir un monde sur le petit apprenti que l’on a tous été. Il faut aller de l’avant, comme la pensée. La pensée n’égare personne, c’est nous qui l’égarons. La retrouver en route n’est pas le plus aisé. Quand elle revient vers nous, elle braille comme un enfant abandonné. Il faut l’élever soi-même, et ce n’est pas aisé d’éduquer un monstre. Ah voilà je tiens le titre de mon livre (je veux plier ces proses les unes contre les autres) : L’Éducation des monstres. » Poursuivons : « En fait j’y avais déjà songé [...] : en fait en commençant ce texte à l’aube [...] je me suis dit : tu écris des petites proses, c’est bien, tu arrives à mieux vivre avec ta folie, mais es-tu sincère avec elle ? Ces petites proses éparses, elles sont bien rangées dans l’alignement de tes heures quoi que tu en dises. Il faut qu’elles aient un maître, un titre. Alors j’ai choisi le titre présent, auquel j’avais déjà songé avant même d’écrire une ligne. Ce qui d’ailleurs, je le réalise, m’inquiète : ma pensée n’est-elle pas plus en avance que je ne le crois ? » Marc Blanchet, op. cit, pp. 26-27.
Bibliographie de Marc Blanchet, sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature.
[3] Horacio Amigorena, L’amour du fantasme, notules confiées par Horacio Amigorena, universitaire, psychanalyste, aux éditions Abstème et Bobance, maison à l’éclectisme défrisant et qui ne faiblit pas, ne mollit pas quand au tranchant de ses choix éditoriaux. Aussi les 74 pages de cette dernière parution pourront paraître à tel moment suaves, légères avec les références littéraires convoquées, que d’une totale intranquillité. Le frisson du plaisir est garanti en la maison close du texte. A cet égard, l’auteur rappelle que le hortus conclusus, traduction de Meschonnic aidant, est un beau bordel, [et l’élection, de la nuit des temps à Max Weber et au-delà, fantasme increvable] :
« Le fantasme, [...], organise d’ordinaire une tension oppositionnelle entre une femme qui occupe le devant et d’autres qui attendent de succéder à la prima donna. Dans le Cantique des cantiques, traduit par Henri Meschonnic, on lit :
Elles sont soixante reines et quatre-vingts/ Concubines/ Et des filles, il n’est pas de nombre./ Elle est la seule ma colombe ma merveille elle est/ la seule
Au bout d’un processus de différenciation entre les reines, les filles et les concubines, une seule se détache du groupe et son image se définit au fur et à mesure que les autres se noient dans un fond indistinct et polyvalent. Le roi l’identifie, la nomme et ouvre une nouvelle perspective amoureuse. Source d’émerveillement dans la durée du chant, la femme n’est plus un élément qui se soustrait ou s’additionne aux autres. La colombe désormais, prise par le souffle prosodique de celui qui chantonne ma colombe, ma merveille, appartient au chant dont elle est sortie. »
[4] « La prose : le méfait incomparable. La poésie : la marge. Voici que j’ai avalé un moteur à double détente et n’en recrache aucune part ! » Marc Blanchet, Revue L’étrangère, n° 23/24, p. 101.
[5] Jacques Derrida, Che cos’è la poesia, in Points de suspension, Galilée, 1992, p. 308. Cf. La lecture de Jean Cooren dont il a été il y a peu fait mention.
[6] Le je n’est qu’à la venue de ce désir : apprendre par cœur. Tendu pour se résumer à son propre support, donc sans support extérieur, sans substance, sans sujet, absolu de l’écriture en soi, le « par cœur » se laisse élire au-delà du corps, du sexe, de la bouche et des yeux, il efface les bords, il échappe aux mains, tu l’entends à peine, mais il nous apprend le cœur. Filiation, gage d’élection confié en héritage, il peut se prendre à n’importe quel mot, à la chose, vivante ou non, au nom de hérisson par exemple, entre vie et mort, à la tombée de la nuit ou au petit jour, apocalypse distraite, propre et commune, publique et secrète. (Jacques Derrida, op. cit., p. 308.)
[7] « un animal converti, roulé en boule, tourné vers l’autre et vers soi, une chose en somme, et modeste, discrète, près de la terre, l’humilité que tu surnommes, te portant ainsi dans le nom au-delà du nom, un hérisson catachrétique, toutes flèches dehors, quand cet aveugle sans âge entend mais ne voit pas venir la mort. » Jacques Derrida, op. cit., p. 307.
A cet égard, lire dans L’étrangère, n°23/24, les extraits de Portrait d’un jeune homme en train de mourir.
[8] La République des poètes, présentations, lectures et dialogues, à propos de l’actualité de la poésie, deuxième samedi de chaque mois à 17h, restaurant du théâtre, Maison de la Poésie, Paris.
[9] La revue Conférence en témoigne en ses numéros 28 et 29 en proposant deux cahiers de photographies : Miroirs du Double. Sri-Lanka, 2005.
[10] Marc Blanchet, op. cit., p. 56. Et ne manquez pas les vertes vallées, cette verte idée (pp. 18-20) à moins que vous ne vous sentiez l’âme d’un jeune prince autrichien en exil, cet homme en devenir, à qui il ne manque que « du vocabulaire et rien d’autre » (38-41), Musil et Thomas Bernhard ont dû passer par là !
[11] Je dois cette « perception » à Nathalie Zaltzman, De la guérison psychanalytique, PUF, collection Épitres, 1998, 2006,