Un monde d’enfance permet d’écrire

15/12/2008 — Florence Pazzottu, Pierre Bergounioux, Laurent Demanze, Daniel Franco, Jean Roudaut, Dorothée Volut [1]



même dans jouir n’est-ce pas aimer n’est pas
pyramide n’est pas glorieux assaut épique ascension que
déjà
menacent les pipeaux de l’apocalypse ; mais
ces variations insolites d’espaces ; conjonctions et
avènement
d’un toujours maintenant qui résiste
troué de nuit à tout vent exposé - la grâce : ce point
ouvert [2]


Pour cette « magdelaine » de fin d’année, je ferai « jouer » ensemble quelques citations de Pierre Bergounioux, extraites de :

Ecrire la bibliothèque aujourd’hui, éditions du cercle de la Librairie, novembre 2007 (dorénavant EBA),
Compagnies de Pierre Bergounioux, revue Théodore Balmoral, Hiver 2003-2004 (CPB),
Où est le passé (entretien avec Michel Gribinski, éditions de l’Olivier, avril 2007) (OP),

et ainsi adosser, confronter « Agir écrire » (AE) aux éditions Fata Morgana avec « Je suis cela » (JSC) de Daniel Franco aux éditions Argol.

La grâce de Florence Pazzottu - exergue - m’assiste !

Voici donc le montage, je vous déballe (partiallement) ma bibliothèque.

Pierre Bergounioux, deci delà

Interrogé par Sylvie Ducas sur la place que tiennent ses propres livres dans sa bibliothèque (son classement est celui des bibliothèques publiques), Pierre Bergounioux indique :

« Lorsque, de loin en loin, j’ai besoin de vérifier si j’ai mordu plus avant, plus large dans l’adversité, j’ouvre le livre écrit dix, quinze ou vingt ans plus tôt et qui témoigne, avec la fixité de l’écrit, de la première rencontre » (EBA, 223).

D’autre part, il dit à Marie-Odile André :

« Les propriétés sociologiques, donc les capacités, les goûts du lectorat moyen, c’est-à-dire majoritaire, en France, correspondent à peu près à la fin du second degré. […] C’est pourquoi, par exemple, le tome I de la première édition en Pléiade de Faulkner, paru en 1973, n’est toujours pas épuisé » (EBA, 226).

Voilà qui m’est prétexte à souligner la parution de "Agir écrire"chez Fata Morgana, que je décrirais très sommairement (puisse-t-il me le pardonner) comme un mixte de La Cécité d’Homère (leçons de poétique à la Villa Gillet en 1995) et de Jusqu’à Faulkner (Gallimard, L’Un et l’Autre, 2002), comme pour préparer aux quatre lectures de ces Moments of being (AE, 63-64), annoncés ainsi :

« Si Faulkner a bien abdiqué l’antique privilège de l’auteur, qui contemple le monde, pour le rendre à ceux qui l’affrontent et le font, chaque mot de son oeuvre doit porter témoignage de cette révolution. La puissance d’une pensée se mesure à sa capacité de descendre aux derniers détails. […] ceux de Faulkner diffèrent des versions antérieures, ils saisissent la réalité telle qu’elle émerge de l’acte, dans son incertitude et sa nouveauté, son urgence, son étrangeté, son impossibilité, peut-être, quand on n’a pas eu le temps d’y penser à loisir ou, elle, celui de glisser au passé, de se réifier » (AE, 63).

Toutes m’enchantent, mais plus que les autres (bien que déjà lue n fois ! ) celle des Larrons !
Au surplus Corrie, en pleurs, comme Magdeleine (AE, 93-100).

Mais le "docteur Mordicus", (secundum J. Réda, CPB, 100), a-t-il toujours raison ?

Membre du comité de rédaction de la revue de psychanalyse (et plus) Penser/Rêver, Pierre Bergounioux est questionné par son directeur et ami, Michel Gribinski :

Tu n’es pas loin d’être là dans une pure subjectivité. Voici un point de vue radicalement différent du tien : au cours d’une analyse, on voit subjectivité, comptes et fantômes se modifier, perdre leur objet, en retrouver plus d’un, et plus d’une fonction. Du coup, on se demande si on ne les a pas institués, désignés dans l’après-coup, inventés. Et si les ombres et les comptes n’étaient que les éléments d’une invention de soi ? Une invention qui fut vitale, cela fait son prix, sauf qu’il est possible que l’hypothèse même qu’elle fût vitale fasse encore partie de l’invention ou de la pensée qu’on en forme ensuite (OP, 22).

Auquel il répond un peu plus loin en ces termes :

« Après le prophète rhénan sous son rouge drapeau, voici que passe en froufroutant la robe violette d’un Dublinois fameux, l’évêque Berkeley. Pour trompeurs qu’ils soient, nos sens nous renseignent sur ce qui n’est point nous. La question est de savoir de quelle sorte d’être il retourne » (OP, 25).

C’est bien la question !

Laurent Demanze, en ses Encres orphelines, débusque l’ardent lecteur qui a trouvé en Flaubert (et ses mésaventures) l’interlocuteur qui lui fit progressivement mettre le pied à l’étrier : lisez l’ultime page d’Agir écrire !, lorsque fut reconnu "le père du texte". L’essai (la thèse) est aux éditions Corti ; le lecteur blessé, une vue des plus intéressante est disponible en ligne, elle contribuera aux rééditions de Catherine ! Quignard, à l’évidence, sut miser sur le bon cheval.

Jean Roudaut n’a pas théorisé à propos des récits de filiation, il n’en a pas moins lu avec méthode, La mort de Brune et bien d’autres récits de Pierre Bergounioux (CPB, 102-111). Il écrit en finale de son article Maison de jadis, demeure de toujours :

« On s’imagine toujours que connaissant les pères, on comprendrait les fils, et on se fait archéologue ; en fait, seul le fils, troublé par son inintelligible particularité, peut se faire l’interprète du père, substituant sa parole à la sienne de façon si radicale qu’il le conduit une nouvelle fois à disparaître. Dans la fête foraine, le « Locus solus », qu’est pour chacun sa mémoire, Brune ne finit pas de mourir. » (CPB, 111)

et en immense (je veux dire que je ne lui mesure pas ma reconnaissance) lecteur (de Des Forêts, par exemple) qu’il est :

« D’une vie de jadis, le livre fait un récit de toujours. Mais c’est pour constater que la boucle n’est jamais parfaitement bouclée, que si tout est à revivre c’est que tout presque est perdu. C’est en ce « presque » que demeure l’intérêt de la littérature, en lui que résident les clartés qu’on imagine veiller au loin ». (CPB, 111)

Daniel Franco, Je suis cela

Voilà pour introduire aux résonances de Je suis cela, de Daniel Franco, un premier livre nous est-il dit, un livre premier assuré-je, mais gros de bien d’autres à n’en pas douter, ceux d’avant cette publication en tous cas, qui relie intensément les "Moments of being" de l’auteur, comme l’acmé d’autant de livres aussi réels que virtuels...

Catherine Flohic, présumé-je, précise en quatrième de couverture : grand lecteur de poésie et de littérature, Jean Roudaut dans l’article cité plus haut, souligne :

Le livre n’est pas un miroir du lecteur, même si ce dernier perçoit en lui la trame sensible de sa propre vie. Il est seulement un exemple de la façon dont on peut se parler sa vie. (CPB, 110)

Je crois bien que c’est à cette aune que j’ai découvert plus avant une écriture qui ne peut que m’être sensible au coeur (Face[s] n’avait pas manqué d’attirer mon attention [Soit cet extrait relativement au portrait d’Olivier Roller pour [Face[s] :

Ce qui me frappe, c’est l’absence d’intention. Mon visage est comme l’ouvrier des marxistes, bien qu’il s’échine, il ne sait plus pourquoi, il travaille sans raisons. Par exemple, je ne m’imagine pas avec une tête pareille, au restaurant, pouvoir répondre au garçon : à point ou saignant. Je ne vois vraiment pas comment cette tête ahurie parviendrait à choisir. J’ose à peine croire qu’elle a passé commande. Et puis qui est là qui a prononcé mon nom, deux tables derrière, qui m’inspire cette frayeur impersonnelle.
]] ; Catherine Flohic indique également philosophie, traduction, oralité du théâtre, j’eusse ajouté pour signaler le livre : enfance et judaïté. Ces deux traits me semblent si essentiels ici et si bien rassemblés aux dernières pages du livre (110-112) ! Qui aura vu l’Agneau de Zurbaran à l’exposition Picasso et les maîtres ne manquera pas de tressaillir à l’évocation de la parole du Maharal de Prague, image de la condition de chacun.

Oui, touchez en chaque point du livre et vous frémirez.

Jean Roudaut précisait, du livre, de celui qui donne à vivre : Sa leçon est de souplesse, c’est-à-dire de méthode.

Les deux ici sont réunies sans séparation ni confusion. Et c’est l’alliage des récits familiaux, par exemple : C’est au temps de la phrase de Baruch et de Peshev que mon père et toute sa famille vivaient au pays de Boris et de Filov (filez aux pp. 52-57), des sensations d’enfance liées à des mots : "les gens", convoyeurs du meilleur et du pire (42-44), de la ressaisie des jours dans une "semaine" du journal Libération en mai 2006 (91-103), dans laquelle les événements peuvent être prétexte à résonance à L’Entretien dans la Montagne, ou encore considérations sur la différence entre écriture sainte et écriture profane (106-109).

Poignantes sont les évocations des derniers instants de la mère, avant que ne cesse "le cliquetis du temps", tandis que (Perec passe) : [Le] père faisait également des mots croisés, de plus en plus retors, trois étoiles, puis quatre étoiles, et, sur le point d’atteindre le sommet de l’art, il s’enticha des mots masqués, qui en appelaient à la patience et à l’incroyance". (JSC, 34)

Et de trouver également, en passant par le zoo d’Anvers, une variation sur le récit de Noé, ou encore un aperçu drôlatique du yoga de la grand-mère.

En ce sens, ce "premier livre" qui pouvait apparaître comme un "Me voici", ce qu’il est aussi, par la grâce de l’écriture, est bien, avant tout un "Je suis cela". Cf. "le vrac de lumière et d’odeurs" d’une Florence Pazzottu [3].

On le devine, avoir rassemblé l’auteur de L’Orphelin et celui de Je suis cela, est au-delà des classifications universitaires ou critiques légitimes, il faut bien nommer des mouvements des tendances (ici évoquer Les récits de filiation par exemple), il s’agit bien d’écritures et de sensibilités (de sismographes) aux prises avec les risques qu’elles incluent, et quoi qu’ils en aient, la nécessité intérieure les y conduit, "bons qu’à ça" :

Quand je parle, je suis interrompu par les vivants. Quand j’écris, je suis interrompu par les morts, mais ce sont aussi des propos de morts qui m’emportent. C’est pourquoi, dans la parole, le monde est inamovible et consolidé par le poids de tout ce qui repose à sa surface. Tandis que dans l’écriture, seuls passent les fantômes qui ne sont plus de ce monde, bien qu’ils en viennent, et c’est pourquoi un fil les y attache encore, et c’est par cette courroie qu’ils s’efforcent de le soulever. Dans l’écriture, avec le concours équivoque des spectres, la terre entière peut bouger, sans même qu’un seul mot dans la phrase ne tremble.
[...]

Parler, c’est confier les trompettes de Jéricho aux mains d’un enfant. Écrire, c’est s’attaquer aux murailles armé d’une simple pointe. Dans les deux cas, en l’absence du dispositif d’Archimède, il s’agit néanmoins de relever son défi : sans pivot ni levier, d’une seule main, ou depuis la bouche, parce qu’il est devenu si léger, souffler sur sa voilure et manoeuvrer le monde. (Daniel Franco, JSC, 84)

Une génération d’intervalle, deux manières de considérer que "l’héritage hérite l’héritier" (Marx) [4], un même défi :

La question qu’on se pose sur ses ancêtres n’a pas trait à la légitimité de la filiation (ce n’est pas une question de morale sociale) ; elle est liée au sentiment tragique que chacun a de sa singularité : comment un homme du livre est-il issu d’ancêtres du fer et du feu ? Pourquoi, entre douleur et terreur, ce besoin d’écrire, qui est un risque d’exil ? Y a-t-il incompatibilité dans les filiations, comme dans les amours ? […] L’artiste ne peut travailler avec innocence : on ne se saisit de rien qu’on ne le mette à mort. Dévoilant l’oublié, il met à mal tout l’assuré (Jean Roudaut, CPB, 110) .

© Ronald Klapka _ 15 décembre 2008

[1UN MONDE D’ENFANCE PERMET D’ÉCRIRE. est l’incipit du seizième poème, d’ALPHABET par Dorothée Volut, aux éditions Eric Pesty. (v. la lecture d’Anne Malaprade sur Poezibao)

[2Florence Pazzottu, à la lettre D d’une série de poèmes publiés par la revue Amastra N Gallar (octobre 2008 ; numéro "Bernard Noël) ; à lire possiblement un entretien de Florence Pazzottu : Chemin et chantier.

[3Florence Pazzottu, cf. supra

Sur la palissade d’un
oui s’ennuie le désert d’une parole où
claque soudain un refus
que porte l’appel du
vivre (ce vrac de lumières et d’odeurs)
dehors traverse

[4Pierre Bergounioux, l’héritage / rencontre avec Gabriel Bergounioux, connaît une seconde édition.