09/07/09 — Jean-Louis Giovannoni, Gisèle Berkman, L’étrangère n° 21/22, Yves Depelsenaire, Pierre Oster
Où commencerait le monde
le corps du monde
si l’espace laissait les choses
se franchir, ne plus se tenir
pour dites ?
Gisèle Berkman a naguère coordonné avec Jean-Louis Giovannoni « Écritures de la pensée », pour la revue Le Nouveau Recueil. La réédition et la réunion en un volume aux éditions Lettres Vives de Ce lieu que les pierres regardent, Variations (à partir d’une phrase de Friedrich Hölderlin : Tout est un intérieur / Et pourtant sépare), Pas japonais, L’invention de l’espace, lui donnent de préfacer l’ouvrage avec en particulier ces mots : « Une pierre, un homme qui marche, un posé de mots sur la feuille : cette simplicité est inépuisable ».
Ces textes sont parus entre 1984 et 1992 et leur l’unité apparaît très forte, et elle l’est, cependant qu’affectée des variations qui conduiront aux ouvrages de teneur en apparence moins « pensive », voir par exemple la concrétude des « montées » de danse dedans (Prétexte éditeur) dont l’exergue monteverdien invite à « mettre en mouvement les passions ». Celles-ci ne sont pas moindres ici, et le roman intérieur y est déjà à l’œuvre. Néanmoins on ne s’étonnera pas que dès l’abord, un Roger Munier, et d’autres aient vu en Jean-Louis Giovannoni « un métaphysicien [...] distillant au fil de ses maximes poétiques, une certaine vision du monde ».
Pour ma part, ce serait plutôt une certaine vision de la poésie — on pourra me rétorquer que cela revient au même ; eh bien non, la notion d’absence réelle marque un écart net avec ce qui par exemple sous-tend la poésie d’Yves Bonnefoy et sa thématique du lieu. De la formule paulinienne : la vie, le mouvement et l’être, Giovannoni privilégie le terme médian comme ce qui nous met « en monde ».
De :
Ce vide / que tu sens au fond de toi /peut-être / est-ce là / ton seul lieu ///// Où le monde prend-il appui (Ce lieu, p 67)
à
chaussures éventrées /montagne enfilée /// trou/ et fièvre centrale /// chemise et pantalon / bougeant / seuls /// et moi courant / horde derrière /// talon / et jambes prises /// morsures / encore / plus haut (danse dedans, 40)
l’inflexion peut paraître puissante, et la ligne claire, aphoristique, quasi oraculaire des premiers poèmes délaissée ; il n’en est rien, comme si l’auteur avait dû d’abord procéder au déblai pour marquer sa ligne métapoétique : « Le sens des mots ne fait qu’indiquer / une direction, rien de plus. » (124) et confier le reste à la « voix lectrice » : Peut-être que la voix de l’autre / nous appelle essentiellement à l’intérieur de nous-mêmes ? (120)
Qui ne connaîtrait que la causticité du « Journal d’un veau » ou du « Traité de la toile cirée », sera peut-être à l’occasion de cette (très élégante) réédition amené à entendre une autre voix lectrice ; Gisèle Berkman en est une à qui « il arrive de voir en Jean-Louis Giovannoni un Descartes matérialiste, tissant, d’un texte à l’autre, la physique sans Dieu d’un monde où la parole, en sa motricité, est figure et mouvement, où c’est le geste qui opère la création continuée, laquelle n’est autre que l’obstination sans cesse renaissante de l’invisible » ; je ne saurais mieux dire, si ce n’est qu’ajouter que pour qui s’essaie à et veut penser la langue de poésie, l’œuvre de Jean-Louis Giovannoni est d’évidance un passage des plus recommandés.
bibliographie :
Ce lieu que les pierres regardent, Variations, Pas japonais, L’invention de l’espace (auquel emprunte l’exergue). Éditions Lettres Vives, avril 2009
Le Nouveau Recueil, « Écritures de la pensée », n° 82, mars-mai 2007
danse dedans (Prétexte éditeur)
Entretiens dans le Matricule des Anges : avec Emmanuel Laugier (pour danse dedans), Xavier Person (pour Journal d’un veau)
Je ne saurais omettre le délectable Traité de physique parantale, chez Jean-Michel Place, qui donne obliquement à connaître de celle de Jean-Louis Giovannoni.
A écouter :
« De la nécessité d’être bref »
Gisèle Berkman assure au Collège international de Philosophie, la direction de programme : La pensée à l’œuvre : Écritures de la pensée, du XVIIIe au XXe siècle
La revue L’étrangère — 3 numéros par an, dirigée par Pierre-Yves Soucy en est à son n° 21/22, réunissant thématiquement sur l’interdit, poètes, juristes et philosophes. Pierre-Yves Soucy conclut sa présentation : Mutation de la société, interdit et création avec ces mots :
« D’où cette exigence, pour toute œuvre qui mérite attention, de prendre à bras-le-corps aussi bien l’époque et les mutations qui l’affectent, les conventions et les soumissions et les interdits qu’elle reconduit, afin de rendre possible ces subversions mises en œuvre par une parole capable de faire sentir et de faire comprendre la singularité du monde dans lequel nous sommes, au-delà de toute tentative d’occultation ».
Oui, impossible de ne pas songer à la lecture de ces lignes au récent petit essai de Bruce Bégout, avec cette découverte fondamentale d’Orwell que « la décence ordinaire est le revers de l’apparente indécence publique ».
Bousculant allègrement le sommaire, je mets en évidence les fragments (épars) de Laurent Six, en particulier cet incipit :
« Il n’y a qu’une façon de se connaître soi-même. C’est de se débarrasser de la culture. Écrire ».
De qui fait à propos de Raoul Vaneigem, l’éloge de la vie affinée, on ne peut attendre moins ! Associant Rémy de Gourmont, les Tobriandais, les interdits papaux relatifs à l’opéra entre 1689 et 1798, Tinto Brass et quelques autres réflexions ou apologues, la contribution justifie amplement son titre, Dire entre les mots : l’interdit créateur.
Ceci posé, rejoignons Patrick Beurard-Valdoye : Et il serait interdit de nous dire poète ? pour lever un trouble à propos d’une assertion de Ponge. Il sera alors possible de lire les quelques notes de Jean-Paul Michel, de repérer l’interdit dans l’assignation télévisuelle à résidence, le formatage de la pensée et de la vie qui vont avec. Ce que confirme Bernard Desportes débusquant la confusion aliénante entre liberté et permission(s).
Juriste, Agnès Tricoire s’inquiète des dangers du relativisme pour la liberté de l’art, et met en lumière le danger de juger une œuvre selon ce qu’on croit en comprendre. Un article des plus importants pour démêler ce qu’il en est de l’œuvre et de la publicité, avec in fine cette question-clé : accepte-t-on que tout soit marchandise ? Une forte réflexion, charpentée, avec des exemples précis, argumentés. C’est en philosophe qu’Agnès Lontrade, complète cette étude avec Interdit et censure.
Les lecteurs d’Hervé Castanet –surtout s’ils ont lu L’Angélique et l’Obscène, cf. cette recension de Ph. Boisnard – et de Véronique Bergen, auteure d’une monumentale Ontologie de Gilles Deleuze – ne seront pas dépaysés par leurs substantiels articles, et se verront confirmer que la « science des singularités » et que le grand lecteur de Kafka ont toujours à dire sur loi /désir / transgression.
Du côté de la pensée encore et toujours, le latin d’Ovide : Nitimur in vetitum (semper cupimusque negata) sous-tend le propos de Christophe Van Rossom, pour s’attarder sur Ulysse, la peinture de Jean Rustin, et le Tristan et Iseut de Béroul (et son philtre à effet limité) ; Henri-Pierre Jeudy examine quant à lui la constellation des limites qui sont notre lot, et ce qu’il reste de possibilité de créer un « ailleurs », constellation que David Christoffel désigne par étouffoir suroxygéné, soulignant qu’il traitera « la forte discursivité dans laquelle nous baignons, comme une espèce de gros doudou général ! » Ce que ne dément pas l’USINAREVA de Cuhel :
Dans le monde USINAREVA/voter est un droit/Homoncule/vous avez le droit/de voter/oui ou oui-da
Je fais un sort à part à l’article de Gabrielle Napoli, qui traite de la réception de l’œuvre d’Imre Kertész (cf. la magdelaine du 29 juin) qu’elle désigne comme l’écrivain interdit. Il appelle en particulier une lecture du Dossier K. celle d’une « voix discordante dans la convention de l’illusion consensuelle, maintenue au prix d’un effort surhumain ». La place de cette contribution se justifie d’autant plus que l’Histoire en question nous est proche, très proche, dans l’espace comme dans le temps, et que le topos mondialisé la mettrait volontiers aux oubliettes. Gabrielle Napoli montre que c’est dans « l’inter-diction » — c’est sans se dire écrivain que l’on peut se dire écrivain — qu’Imre Kertész dépasse les impasses du témoignage : « l’inconcevable et inextricable vérité » ne pouvant être rendue qu’à l’aide de « l’imagination esthétique ».
Yves Depelsenaire, psychanalyste à Bruxelles, est l’auteur de nombreux travaux sur les connexions de la psychanalyse avec la philosophie, la littérature, l’art et la politique. Cette fois, il publie à La lettre volée Un musée imaginaire lacanien.
Voici un livre attentif et attentionné, qui a pour but d’intéresser ceux qui ont rêvé un jour de bâtir leur propre musée imaginaire. Si l’auteur a suivi les références fréquentes de Lacan à l’art, le plus souvent à la peinture, où s’élucident un certain nombre de questions relatives à la psychanalyse, le lecteur non nécessairement familier de celle-ci, sera amené à interroger avec l’auteur un certain nombre d’œuvres, contemporaines en particulier, et à réfléchir sur la place politique de l’image en ce début de siècle.
Issu d’un séminaire en 2006 à l’ISELP, où l’auteur est chargé d’un cours d’ « esthétique lacanienne », l’ouvrage qui comporte un peu plus d’une centaine de pages est très dense, distribué en huit chapitres qui sont sans doute autant de séances, et offrent la tentation de Venise entre La Tempesta (le tableau préféré — source du rêve érotique le plus voluptueux, nous est-il confié) et l’installation la plus lacanienne qui soit : Which Mike would you like to be like ? de David Hammons.
Il s’agit de bien plus que d’un ouvrage de « culture », véritablement d’un « musée personnel » conçu davantage sur le mode de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, que du Musée imaginaire de Malraux. Certes il y a fréquentation des œuvres, d’une bibliothèque, d’un corpus de concepts (de mathèmes), renvoi à différents séminaires (je pense aux leçons sur la place du beau dans L’Éthique de la psychanalyse) mais il y va plus encore de l’expérience « d’un “ce n’est pas ça” qui convoque chacun à chercher dans les anfractuosités de la connaissance les ouvertures où se niche cette saveur différente dont on peut faire récolte » (je cite Ignacio Gárate-Martinez).
J’invite le lecteur qui voudra faire connaissance avec la manière de l’écrivain, à lire comment au chapitre 8 : Arrêt sur image, Yves Depelsenaire présente Save Manhattan 03 de Mounir Fatimi (p. 95), mais il se délectera par ailleurs du retour sur les Ménines (p. 75 sq.). Bref, le plus contemporain n’y est pas sans côtoyer ses préfigures tel The swing d’Yinka Shonibare, after Fragonard, autre « arrêt sur image ». De quoi renvoyer au numéro de L’étrangère décrit plus haut : « la loi de la jungle du marché, dans laquelle les corps sont pris, a renvoyé tout un chacun à son rapport autistique à l’objet » (p. 24).
Un livre donc pour, cet été, bronzer Donatello...
Je signale pour terminer Une machine à indiquer l’univers chez Fata Morgana qui recueille des entretiens avec Pierre Oster, neuf en tout avec un propos introductif : Dialogues de travail et de vie. Aux lecteurs de « Paysage du Tout » paru en Poésie/Gallimard, il confirmera cette réponse à l’ultime question du premier entretien : Qu’est-ce qu’écrire ?
« C’est œuvrer au surgissement ; dessiner la libre unité de tous ; admettre qu’il y a une dynamique de la morale commune, une société régie par les règles du don et de l’acceptation — règles qui nourrissent notre individualité et permettent d’en parfaire l’expérience.
C’est apprendre à tomber tel un pétale. »