Toucher/créer, avec Monique Schneider, Christian Prigent

23/07/2008 — Monique Schneider, Christian Prigent, Patrick Née


Et le chemin est une corde
où la parole
fait de nous
des nœuds sans rien
attacher à nos possibles
[…]
Il dit jeune bâton
Elle dit jeune réponse

Serge Pey [1]


« Comme si on entrait dans le registre du touché-créé »

Avec cette expression tirée de La cause amoureuse Freud, Spinoza, Racine [2] de Monique Schneider j’établis une « connexion » aussi hasardeuse qu’objective avec un autre livre compagnon : Le Sens du toucher de Christian Prigent [3].

Je la complète avec ces ultimes lignes :

« Le jeu amoureux pourrait alors être rapproché, par le truchement de la métaphore, de ce qui est en travail dans l’efficience esthétique. Les oeuvres aussi, à leur manière, nous détissent et nous retissent. Retissage qui n’est pas sans entretenir d’étroits rapports avec l’accès, rendu ainsi praticable, à l’insu de soi. »

pour m’ autoriser à rapprocher joueusement : « Quoi ! Tu dis que ? Nerfs ? On sapant ? Tonnes ? D’eau ? Soleil ? » (v. infra) de « Ah ! cruel, tu m’as trop entendue. »

***

Mon amour,

Par ces mots Alain Veinstein, nous accueille le 18 juillet, lors de l’émission Du jour au lendemain consacrée au dernier livre de Monique Schneider.

Référer cette adresse à :

« Comment recevoir la connexion qui s’opère […] entre la culpabilité et la demande d’amour ? Freud n’envisagera l’élaboration de cette question que dans Malaise dans la culture où, engageant une polémique avec le commandement chrétien qui ordonne l’amour universel, il se lancera dans un débat serré avec le christianisme. Ouvrant ainsi largement l’audience à laquelle il s’adresse, il se décidera à mettre en avant sa propre façon d’aimer : meine Liebe (mon amour). » (in Préface, p. 13)

indique à l’envi que « c’est sérieux ». Et que la « freudité » qui fait l’objet de ce transfert est de méthode pure (Ponge rencontre Agustina Izquierdo).

Est-il possible de donner la teneur d’un livre aussi dense, porté par la dizaine [4] de ceux qui l’ont précédé, appuyé sur une pratique de séminaire bien spécifique [5] ? Oui, peut-être, et tout le mérite en reviendra à Alain Veinstein par les réponses qu’il aura suscitées, et tout particulièrement en mettant en évidence la manière dont le travail réflexif de Monique Schneider s’est progressivement élaboré : de l’enseignement de la philosophie, cette discipline présentant à son gré plus de liberté (exemple de Spinoza) en comparaison des grands textes littéraires (exemple de Racine) pour lesquels il lui apparaissait qu’il n’y avait rien d’autre à faire de les redire/relire indéfiniment, jusqu’au jour où les apories de l’exercice philosophique conduisirent à la psychanalyse vécue, pensée, pratiquée autrement qu’une modalité de la culture (apories rencontrées en particulier dans la situation pédagogique génératrice des verdicts scolaires, et nécessitant donc une autre approche, une autre configuration de l’énonciation, pour sortir de la paralysie), et enfin l’écriture, surgie de la protestation contre certains dogmatismes apparus dans l’univers analytique (d’où les investigations sur les origines de la psychanalyse et les héritages sur lesquels elle s’étaie, et un « retour à Freud » qui ne méconnaisse pas ses « tournoiements intellectuels ») avec très certainement pour ambition : « servir de passeur pour faire apparaître un territoire autre » [6], ainsi pour le concept de phallus :

Le phallus serait alors l’héritier des figures qui, soit dans l’espace culturel, soit dans l’espace intime, ont été rencontrées par Freud comme porteuses d’un effet de révélation de soi. Dans le sillage du Urheber, campé comme « pape » diabolique, se dresse la figure du Dichter,du créateur littéraire d’ailleurs appréhendé comme appelant à l’existence (hervorrufen) non seulement un certain nombre d’oeuvres, mais des régions et des mouvements psychiques, « des émotions dont nous ne nous serions peut-être même pas crus capables ».

Voilà pour rassérèner qui à la lecture des 330 pages très denses, aura expérimenté Lucifer-Amor, ses fausses connexions, l’hystérie, la lecture serrée de Spinoza (la vingtaine de pages sur L’inscription du divin dans « l’idée de soi », « l’amour n’est rien d’autre que », repassé ses classiques (la Thébaïde en plus) : L’Eros racinien et l’interdit de naître, et son paragraphe conclusif : l’état amoureux comme urgence d’une naissance actuelle après « Voir le jour » et « Vivez ! » …

Un livre d’étude donc, mais qui n’intéresse pas que le « monde analytique ». Le livre de Patrick Née « Zeuxis auto-analyste » [7], a fait référence à cette démarche de psychanalyse « accompagnée ».
Pourra en convaincre un article en ligne « L’ancrage » où pour aborder de façon dialectique l’opposition entre le singulier et l’universel, seront convoqués, les frères Grimm, Tirso de Molina, Stendhal.

pour qui entend sous cape

« Les moyens de l’écrit ne sont pas ceux du tableau peint. Pourtant il faut aussi, dans le texte, faire lever un soleil rouge, ouvrir son trou, parmi la forêt violette des mâts, au creux de la brume grise — avant que ne viennent les bateaux, les marins, les oiseaux, les baigneurs et la vie posée dans des décors connus. Mais par des moyens verbaux. Je ne décris pas le tableau de Monet (ni aucun autre à cet endroit). Je fais se lever le rideau tragique, avant que le jour n’éveille l’empereur (l’impérieux narrateur ?), la parole, la raison — et bientôt ses monstres. Le soleil trou rouge, d’abord, est pure ligne de points, de barres, etc. ; puis bruit de syllabes encore non arrimées en net à du mot (sauf en surimpression, pour qui entend sous cape — sous les « Quoi ! Tu dis que ? Nerfs ? On sapant ? Tonnes ? D’eau ? Soleil ? » — murmurer la bibliothèque tragique : « Quoi ! Tandis que Néron s’abandonne au sommeil… ») ; puis clous de syllabes interjectées (oui ! quoi !) ; puis rafales exclamatives en traits litaniques, puis injonctions scandées par segments, etc. Après ça s’agglutine, peu à peu ça coagule, les segments s’allongent (ça va dessiner : on passe à l’arabesque), les mots font presque des phrases, les rythmes se posent dans l’allure choisie (le pentasyllabe) : et voici les figures, la découpe est faite, le phrasé posé, tout est consommé (= tout peut commencer : un récit, une représentation, un chant — l’épos, le logos…). »

Vous aurez reconnu Christian Prigent, qui répond ici à une question de Bénédicte Gorrillot dans l’entretien : l’Intouchable qui ouvre le recueil d’articles et essais rassemblés aux éditions Cadex sous l’intitulé : Le sens du toucher [8]. Outre, ce rappel d’Impression, soleil levant, il sera fait allusion également à la Tempesta « analysée » dans Commencement, et Conversation de Matisse, qui avait offert une belle discussion avec Hervé Castanet [9].

Un très beau travail d’édition (chaque chapitre est « illustré »), avec un « noli me tangere » du Bronzino, nous accueillant en couverture, aux allures de ce fandango dont Casanova disait « Cette danse est l’expression de l’amour du début à la fin, du désir à l’extase de la jouissance. Il me semblait impossible qu’après une telle danse, la femme pût rien refuser à son partenaire » [10].

Comme dans les autres livres d’essais, et ici Monique Schneider et Christian Prigent se rejoignent, la jubilation intellectuelle est au rendez-vous, avec comme cité plus haut, pour résultat de découvrir un territoire autre, en tentant de comprendre « comment ça marche, en quoi ça touche, par où ça fait jouir, pourquoi ça déroute ».

Une fois de plus, précise l’auteur et cependant si « l’index du symbolique » ne touche jamais en vrai « l’immense corps » des choses, l’art déploie tout son tact dans cet écart.

Pour s’en convaincre, voir, et lire donc « ceux qui affinent notre optique » : Au Motif (Serge Lunal), Corps en gloire (Mathias Pérez), L’Annonciation (Jean-Marc Chevallier) [11], De la Nature des choses peintes (Joël Desbouiges), Excès du dessin (Le Greco, Motherwell, Twombly), Le dessin à même la langue (le Livre de Kells), Fleurs de fer (Pierre Tual), D’une lecture empêchée (Jean-Luc Parant) L’île, l’illimité (Vanda Benes), Maquillé Roller.

Ainsi on peut « croire voir », oui. Voir quoi ?

— Quelque chose qui suggère un avant sensuel de la prise verbale, un en deçà de la coagulation en sens. Pour autant ce n’est pas voir en vrai. Ni toucher. On ne sort pas de la langue. En tout cas pas par des moyens de langue (on ne sort pas de l’arbre par des moyens d’arbre, dit quelque part Ponge). On bâtit une fiction - mais qui comprend les forces qui la menacent de ruine. Une fiction où le réel n’est pas touché, mais arraché en négatif à l’organisation des significations et dessiné en creux : en tant qu’intouchable. Il faut y insister : la sorte de matérialité (phonique et rythmée) qu’on accorde à la langue, et par le vecteur de laquelle se forme l’idée d’un toucher du réel, elle n’est pas plus, dans la littérature, une matière, que n’est une matière, dans la peinture, le mêlé des liants et des pigments qui affichent à leur façon, parmi les figures, le reste de la figuration. (p. 31)

© Ronald Klapka _ 23 juillet 2008

[1Traité à l’usage de chemins et des bâtons, éditions le bois d’orion, avril 2008.

[2Monique Schneider, La cause amoureuse Freud, Spinoza, Racine (Seuil, avril 2008)

[3Christian Prigent, Le Sens du toucher, Cadex, juin 2008.

[4Le Paradigme féminin Aubier, 2004 et Flammarion, 2006, voir cette recension Généalogie du masculin Aubier, 2000 et Flammarion, 2006, Don Juan et le procès de la séduction Aubier, 1994, La Part de l’ombre Approche d’un trauma féminin Aubier, 1992, Le Trauma et la filiation paradoxale De Freud à Ferenczi Ramsay, 1988, « Père ne vois-tu pas... ? » Denoël, 1985, La Parole et l’Inceste, De l’enclos linguistique à la liturgie psychanalytique Aubier-Montaigne, 1980, Freud et le Plaisir, Denoël, 1980.

[5Lecture de L’Esquisse en 2007-2008, à l’ENS-Ulm.

[6In extenso : La fonction phallique aurait ainsi le pouvoir, non seulement de se présenter comme étant « sa propre métaphore », mais de procéder à ce qui conduit à l’apparition d’un lieu autre. Ne pourrait-on alors dire, rencontrant une formule lacanienne plus tardive, que l’agent masculin risque ce qu’il a pour « donner ce qu’il n’a pas » ? Un non-avoir coïncidant précisément avec ce qui, chez la femme, représente moins un « avoir » qu’une restitution d’elle-même. Le phallus retrouverait ainsi cette fonction que Freud relève dans l’apport singulier de Ferenczi : servir de passeur pour faire apparaître un territoire autre.

[7Zeuxis auto-analyste, Inconscient et création chez Yves Bonnefoy, éditions La Lettre volée, juin 2006.

[8Références : note 3.

[10Heureusement cité par Paul O’Dette dans le livret de ¡Jácaras !, Musique pour guitare (baroque) du XVIIIe siècle espagnol de Santiago de Murcia (chez Harmonia mundi).

[11Ce texte est accessible sur le site de l’artiste.