En mémoire d’elle

06/04/2009 — Michel Deguy, Élisabeth Rigal, Gérard Granel, François Cassingena-Trévedy, Georges Perros, Alain Lestié


« Ce qu’on ne peut pas dire (dit-il), il faut l’écrire. »


« Philosophie et poésie : questions & réponses, Michel Deguy »

Cette épigraphe qu’Élisabeth Rigal reprend à Michel Deguy (Gisants), comme une clé de ses questions au poète-philosophe dans la lettre qu’elle lui adresse, appelle irrésistiblement : « Ce qu’on ne peut pas dire, on ne peut pas le taire » de Françoise Davoine (La Folie Wittgenstein d’une part, Histoire et trauma d’autre part).

Reste à donner une définition ostensive de ces propos ! et more mathematico, en déduire : ne pas taire = écrire.

C’est dans le récent numéro de la revue Critique [1] que s’établit le dialogue entre la maîtresse d’œuvre de la nouvelle traduction des Recherches philosophiques [2](avant-propos et apparat critique) et celui que Martin Rueff désigne comme poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel.

Echange qui paraîtra ardu à qui n’est pas au fait d’une recherche qui s’est donné pour tâche de « faire voir la singularité terrestre », et ce, depuis de nombreuses années.

Autant dire qu’il vaut la peine d’échapper à la communication courante, de prendre le temps comme Élisabeth Rigal l’a fait en lisant avec une infinie attention « Le sens de la visite » [3] et « Poèmes en pensée » [4], rapportant sa lecture au questionnement et aux propositions de Michel Deguy lecteur de Heidegger, avec en contrepoint ce que j’appellerais chez elle sa « passion-Wittgenstein » — et je ne saurais passer sous silence la référence à la pensée de Gérard Granel.

Quatre questions qui sont autant d’analyses, et de ce fait difficilement reformulables hors de celles-ci, une réponse « globale » qui les reprend non pour les simplifier mais mener à l’essentiel vers lequel elles dirigent : le « raz-de-terre », changement de l’humain « qui seul peut nous sauver », et cette forte et simple image : « l’oubli de l’être, c’est l’oubli du soleil » — ainsi « se déterrestre » l’homme — et ce rappel : « Vivre n’est pas encore exister ».

De l’attention très fine d’Élisabeth Rigal, je retiendrais d’une part la référence à Baudelaire tel que Deguy le lit : « le plus profond parcours en poésie », et pour répondre à « l’ablepsie » de Heidegger selon qui « le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur des frontières de la métaphysique » ! un développement des plus convaincants – à partir du Sens de la visite - sur le fait qu’ « une langue existe en ses contraintes », qu’en elle, « tout est lexique en syntaxe », « que le sens rôde par le signifiant », […] que le penseur […] doit reconnaître que le travail formel est à la fois indispensable et fécond, dès lors qu’il ne tourne pas en roue libre, mais « débouche sur le temps de vivre, le sens-de-tout-ça, le à quoi bon. »

Et sous la forme dissertative qui lui est chère, avec une énergie qui n’est pas celle du désespoir, mais plutôt celle de la raison poétique, Michel Deguy renvoie pour la réponse point par point au livre de Martin Rueff à paraître incessamment chez Hermann [5], préférant se rapporter à l’ensemble de l’intérêt d’Élisabeth Rigal, en assumant une certaine simplification en « vue d’ensemble rétroactive et prospective », « en première personne », en « histoire de [s]es pensées », et manifestant précisément l’attente que provoquaient dans sa génération les écrits de Heidegger, lecteur en particulier ici de Hölderlin (rappelée par la mention de la parution de La dévastation et l’attente en 2006).

Et de déconstruire quelques notions-phares : le quadriparti, dont il ne reste que la terre et les morts (si le ciel est terrestre et que les divins ne sont plus) ; puis le Volk, dont il nous reste à articuler les deux modalités : l’individuant et le multitudinaire, et à rêver un « type d’homme » à la pauvreté hospitalière ; quant au « monde » enfin : à la solitude de l’américanthrope, préférer celle de la colline de Leopardi et ses interminables espaces au-delà où s’abolit la pensée.

Une « poétique continuée par tous les moyens » reste à l’ordre du jour ; là, la pensée de Deguy se fait propositionnelle, et nul doute que l’étude de Martin Rueff qui porte pour titre Différence et identité reviendra sur le jeu de la tautologie et de l’homologie prises ensemble, ce que je traduis par une « lyrique littérale » l’expression étant à lire comme une figure opérant à même le divers, Deguy parle d’un ensemble se prenant à l’ouverture du compas verbal : compas-raison, appelant à une écriture parabolique où mythèmes, philosophèmes, théologèmes et poèmes échangeront leurs procédés (Réouverture après travaux).

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François Cassingena-Trévedy

A cet égard, le lecteur, pas hypocrite pour deux sous, mais fraternel en diable, ne manquera pas de sourire qui lira : « Soit dit en passant, un poète (beaucoup plus catholique que l’on ne pense) a écrit deux très belles pages consécutives intitulées « Les foules » et « Les veuves », dans un livre intitulé Le spleen de Paris (1869) ». Soit dit en passant, ce passage de Sermon aux oiseaux [6], le 50° d’une série regroupés sous ce nom -au pluriel, et qui ne manque pas de comparaisons, peut comme le livre, qui certes est un homéliaire, sans doute toucher davantage que le public sui generis que son genre, son mode d’édition ne le laissent supposer ; si François Cassingena-Trévedy est moine bénédictin, il est tout à la fois poète auquel deux volumes d’Etincelles ont conféré une stature reconnue au-delà des ses savants travaux de traduction du syriaque, ou de ses écrits (travail de bénédictin) sur les Pères de l’Eglise et la liturgie. L’émission For intérieur de ce dimanche 12 avril sur France-Culture devrait donner d’en prendre la mesure.

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Georges Perros, correspondance avec Jean Paulhan

Combien m’est fraternel Georges Perros, dont les éditions Claire Paulhan publient la correspondance avec Jean Paulhan (1953-1967) [7], une édition établie, introduite et annotée par Thierry Gillyboeuf, fervent de l’oeuvre s’il en est, pour avoir publié plusieurs autres volumes de correspondances, car pour ne pas avoir voulu jouer à « l’hommedelettres », Georges Perros autant sinon plus que l’homme des papiers collés aura été un infatigable et fidèle épistolier (Jean Grenier, Brice Parain, Bernard Noël, Anne Philippe, Carl Gustaf Bjurström, Michel Butor, Lorand Gaspar).

Dans son avant-propos Thierry Gillyboeuf précise comment celui qui était encore Georges Poulot, las de « faire l’acteur » - sociétaire de la Comédie Française – se met en quête de rencontrer le mentor qu’il cherche (et qu’il a trouvé) en la personne de l’auteur de Les Îles, ouvrage aperçu dans la vitrine d’une librairie rue Raspail, et dont le titre aura ô combien valeur d’appel. Le futur « noteur » trouvera le moyen d’une tournée de la Comédie Française en Egypte, pour rencontrer Jean Grenier au Caire. De retour en France : « décollement » dont rend compte la Lettre-préface (posthume). Des quelques premières notes confiées, Grenier dira qu’elles sont « remarquables », « des pensées » alors que pour tout autre, ajoute-t-il, ce mot est ridicule. Et propose de les transmettre à Paulhan, à qui elles finissent par parvenir, malgré la rétractation initiale du futur Perros, et qui dira, « qu’après les avoir lues, on a l’impression (absurde) qu’on passera une bonne journée ».

Concernant la tâche de rédiger des notes de lecture pour la nouvelle NRF que lui confiera Paulhan, Thierry Gillyboeuf reprend à juste raison les propos de Roger Judrin en « avant-courrier » à l’édition 1982 (Calligrammes, Quimper) de la correspondance Perros-Paulhan, et je les reproduis à mon tour :

Une revue tire sa vigueur et sa durée, non point seulement de ses grandes pages, mais de la justesse et du piquant des apostilles où sont commentés les livres du jour et la nouveauté des anciens ouvrages. C’est donc un travail obscur et difficile que celui des marges. Il y faut des esprits hardis et purs, étrangers à la complaisance et à l’argent, ambitieux sans ambition, contents de briller dans l’ombre et d’être en butte à la vanité chatouilleuse des auteurs.

Il n’est pas impérieux de procéder chronologiquement, il y a lieu de flâner dans le livre, de procéder à quelques repérages : Dominique Aury en lanceuse de boule par exemple, ou aller aux brouillons (Annexes I& II) de la lettre 137 de juillet 1960. Ce qui émeut tout spécialement, c’est, malgré la différence d’âge (et il ne semble pas que ce soit elle qui constitue un frein au tutoiement), la solidité et la vérité de l’amitié, littéraire en particulier : le discernement de Perros, d’une belle franchise, et d’une acuité qui a dû aller droit au cœur de son correspondant, qui pourra par exemple, envoyer promener sans dommages un texte dont l’expéditeur concèdera la faiblesse (Gardavu).

Une fois encore chapeau bas pour l’éditrice Claire Paulhan et reconnaissance à Thierry Gillyboeuf, tous deux sachant ce qui fait œuvre véritable (je pense à la découverte de Mireille Havet (Journal) d’une part, à la traduction et à la présentation de Marianne Moore, Licornes et sabliers, d’autre part, pour ne donner que deux exemples).

Et de ne plus savoir ce qui émerveille le plus : logiquement, le contenu de ces lettres, leur vivacité, leur naturel et leur amour de la littérature, ou les annotations qui ne manquent pas de les rendre plus piquantes encore. J’extrais de l’une d’elles (p. 289) tout exprès :

« Rien lu depuis des jours. Sinon « Fragments du cadastre », de M. Deguy, dans la collection Lambrichs. Intéressant. Il y a un effet de récréation terminologique dans la lignée poétique Heidegger. C’est aussi un moteur ! » (Lettre 32 à C. G. Bjurström). « Deguy m’a envoyé ses Poëmes, collection Poésie. J’avale à moitié. Il pense un peu trop, le poëme a l’air vexé. » (Lettre 686 à Michel Butor, 1973).

Maxime Caron qui intitule sa préface de la correspondance avec le suédois Bjurström : « Le jour le jour intégral de Georges Perros » y relève : « Je ne note pas pour mémoire, je note pour laisser ouverte ma liberté de penser. Ce qui peut apparaître outrecuidant dans mes lignes, c’est leur côté apparemment définitif. Mais moi, je suis de l’autre côté, c’est un petit coup de pioche, pour ne plus en entendre parler ».

Dans « Je suis toujours ce que je vais devenir » (Calligrammes, 1982) cette note, qui a suscité un livre des éditions Finitude [8] :

« Je n’ai pas envie « d’écrire un livre ».

L’envie de dessiner plutôt que d’écrire. L’envie de dessiner ce qu’on a envie d’écrire… Et voilà qu’il me faut écrire que j’étais parti pour… dessiner. »

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« En mémoire d’elle » (Mc 14.3-9), aujourd’hui, 6 avril, est jour de Magdelaine.

© Ronald Klapka _ 6 avril 2009

[1Critique n° 743, 2 avril 2009, « Philosophie et poésie :
questions & réponses Michel Deguy ».

[2Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, janvier 2005.

[3Michel Deguy, Le sens de la visite , éditions Stock, septembre 2006.

[4Michel Deguy, Poèmes en pensée, et Alain Lestié, Les motifs pour poèmes, éditions Le Bleu du ciel, 2002.

[5Martin Rueff, à paraître, Différence et identité, La poésie lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, éditions Hermann

[6François Cassingena-Trévedy, Sermons aux oiseaux (Cinquante homélies pour le Temps qui demeure), préface de Sylvie Germain, éditions Ad solem, 2009.

[7Jean Paulhan Georges Perros Correspondance 1953 1967, édition établie, introduite et annotée par Thierry Gillyboeuf, éditions Claire Paulhan, mars 2009.

[8Georges Perros, dessiner ce qu’on a envie d’écrire, éditions Finitude, 2005.