La nostalgie comme écriture

27/01/10 — Jacques Derrida, François Gantheret, Gérard Haller, Roger Lewinter


« Die Philosophie ist eigentlich Heimweh, ein Trieb überall zu Hause zu sein »
La philosophie est proprement nostalgie, une pulsion à être partout chez soi, à la maison.
Novalis [1]


Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain, Volume II (2002-2003)

« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » [2]

« Au réveil, je me suis demandé (mais j’étais encore bien grippé) ce qui se passerait si on enfermait tous ces Poll [3], par exemple isolés dans ce morceau d’île de Cuba nommée Guantanamo, pour leur apprendre à parler, pour y suivre un enseignement intensif sur Robinson Crusoé, tel séminaire de Heidegger et le Peri hermeneias d’Aristote. Dès que ma fièvre est tombée, j’ai dû reconnaître que ça ne changerait rien à la guerre en cours, justement. Et qu’il n’y a sans doute pas de guerre possible, entre autres choses, sans logos apophantikos. »

« C’est ça, la tragédie », ces mots Jacques Derrida les ajoute lors de la dixième et ultime séance de son séminaire à l’EHESS, le 26 mars 2003. Ils ne figurent pas dans le tapuscrit, soigneusement scruté par les éditeurs : Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud.
Précisons que dans le rêve de Jacques Derrida (la grippe ici opportune pour ne pas être opportuniste), « tous les décideurs et les beaux parleurs de ce monde devaient tous se voir reconnaître non seulement le droit mais le pouvoir d’accéder au logos, et non seulement au logos sêmantikos, mais même au logos apophantikos. »
On reconnaît ici, quel mot conviendra ? le voeu, l’exigence d’inconditionnalité qui habitait le philosophe, telle que la mettent en valeur en particulier les textes sur le pardon ou l’hospitalité.
Pour ce qui est de ce séminaire [4], deux noms, deux grands textes, pour une problématique amorcée dès l’année précédente [5] : Robinson Crusoe, donc et un séminaire de Martin Heidegger suivant de peu la publication de Sein und Zeit : Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, Finitude, Solitude. C’est un bonheur de lire, il est permis d’ajouter presque d’entendre ces séance de séminaire, avec leur densité singulière, leur infini respect du texte, leur manière unique de donner à l’auditeur/lecteur de construire sa propre pensée, en ouvrant son propre atelier de pensée, tout en ne lui mâchant pas la besogne : nombreuses sont les pistes de lectures offertes, chaque retour est un enrichissement. Très vraisemblablement, donnera à penser, tout ce qui chez Heidegger tourne autour de Walten, qui désigne “une force ou une violence archi-originaires, de « souveraineté », au-delà de l’onto-théologie, c’est à dire du philosophico-politique comme tel.”

J’ai été très frappé, n’ayant pas relu Robinson Crusoe, depuis fort longtemps, par les pages dans lesquelles Jacques Derrida relève la réinvention de la roue et de la prière (comme une création seconde), l’une et l’autre appartenant à l’ordre de la survie, et comme appelant la venue d’un règne (possible traduction de Walten ?) ; au siècle des encyclopédistes, des Lumières, songeons à l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, cela ne laisse pas de donner lieu à méditation. Chez Derrida elle est ample, raffinée (pp. 118-138). Elle commence ici :
« Or vous avez peut-être remarqué que, dans son île, Robinson avait quelques problèmes avec la roue. Il avait, oserai-je dire, des problèmes cruciaux avec la roue. La roue fut sa croix, si on peut ainsi croiser ou encercler ensemble ces deux figures. » (118)
et se termine là :
« Car Robinson Crusoé , ce n’est pas tant une fiction autobiographique que la fiction d’une autobiographie. » (138)
après être passé par :
"Je voudrais maintenant, après avoir rapproché, sur un mode dont je reparlerai [...] la possibilité technique de la roue, comme machine circulaire, auto-hétéro-affective et la possibilité du rapport auto-affectif et auto-biographique à soi dans la confession, la repentance, la prière, entre la ré-invention de la roue et la ré-invention de la prière comme ré-invention de deux machines automobiles et auto-affectives, je voudrais attirer votre attention, donc, sur un autre motif [...]. C’est le motif de l’auto-destruction [...]. Eh bien, Robinson est souvent saisi par [ce] sentiment." (131).
Ces citations ont juste une valeur apéritive, elles mettent en évidence que le choix de textes de Derrida (Defoe, Heidegger) pour ce séminaire n’a rien de fortuit, et invitent à lire à nouveaux frais un livre que tant Joyce que Virginia Woolf ont eux aussi relu avec leurs préoccupations et leur contexte propres. [6]

François Gantheret, La nostalgie du présent, Psychanalyse et écriture

François Gantheret est universitaire (professeur émérite à Paris VII ), psychanalyste et auteur de plusieurs romans. Ces trois traits se retrouvent dans le petit ouvrage publié aux éditions de l’Olivier, dans la collection Penser/rêver : La nostalgie du présent, sous-titré Psychanalyse et écriture. Pour expliciter le titre et la démarche, deux phrases, prises au très limpide Avant-propos :

« L’analyse, l’écriture sont, comme l’art, refus de se résigner au peu de réalité du monde de signes auquel les hommes sont condamnés. C’est dans les signes eux-mêmes, les mots, c’est-à-dire en se tournant vers le monde partagé, et non en se repliant dans le solipsisme du fantasme inconscient, que nous cherchons la réponse à notre nostalgie [7] du présent.
L’instrument de cette démarche, l’abord même fugitif à ce « royaume intermédiaire » [8], je soutiendrai ici qu’ils sont donnés et accessibles à tous si l’on parvient à en surmonter l’effroi : je les nomme sensualité [9]. »

A l’occasion des Assises internationales du roman, de 2007, François Gantheret, faisait se rejoindre démarches d’analyse et d’écriture en appelant à un nécessaire « naufrage du moi » :
Il y a une défaite, une déroute du moi, requises pour accueillir enfin un mot qui n’est pas le "beau" mot cherché, mais qui porte le frémissement de la vie, qui n’est pas réponse mais appel à d’autres mots. Un mot vivant, c’est-à-dire voilé de cette légère incertitude, marqué de cette imperceptible rugosité qui le fait messager de l’étranger. Qui participe d’une chorégraphie inconnue à laquelle "moi" n’assiste pas, mais dans laquelle "je", lui aussi, danse. [...] Mais celui qui écrit a affaire à des mots, que la langue verrouille [...] fermement. Il lui faut faire défaillir la langue comme il défaille lui-même dans la langue. Ecrire, c’est, pour créer, détruire, c’est côtoyer ce que Freud a nommé « pulsion de mort », dévers extrême des pulsions de vie, et cela ne se fait pas sans crainte et tremblement. Mais c’est le prix à payer pour que « je » prenne, fugitivement, la parole. [10]

Je prends un exemple, un paragraphe dans un roman récent, qui me semble illustrer la démarche de l’auteur. Au chapitre 4 de Ferme les yeux [11] :

« C’est un matin de printemps léger, indifférent et doux, posé sur la ville comme un voile transparent. Le soleil encore bas coule avec la Seine, caresse la façade du Louvre, pose une touche de jaune pâle sur les feuilles naissantes des peupliers du quai. Il est au milieu du pont, au point culminant de la voussure, les deux mains appuyées sur le parapet de pierre, face au fleuve. Il ferme les yeux et la lumière baigne son visage, le lave, s’infiltre rose à travers ses paupières et peut-être plus profond encore en lui, il la voudrait violente, il voudrait un torrent de froid pur qui le laisse neuf et sans mémoire, mais ce n’est qu’un soleil aimable d’avril.
 »

Description, pour qui voudra s’y rendre attentif, rien moins qu’innocente : en effet d’un héros peu crédible (et d’une histoire qui ne l’est pas davantage [12]), quelques touches modifient et rendent subtilement sinon infamilière du moins intrigante une description somme toute des plus classiques, avec au surplus ce "ferme les yeux" qui va titrer le livre, en donner la solution.

C’est également la marque de François Gantheret dans cet ouvrage qui s’offre comme aimable au lecteur, n’en est pas moins très solidement documenté (la théorie freudienne y est toute présente), et sait subtilement nous mettre sous les yeux ce que ne voudrions pas voir. J’en veux pour exemple les pages 67 à 69, qui évoquent Jean Cayrol, et son article « Les rêves concentrationnaires, » [13] (Les Temps modernes, 1948) ou encore l’évocation du destin tragique de Tito de Alencar [14]. Il défend aussi avec beaucoup de clarté, ce que j’ai envie d’appeler la place du rêve, qu’il s’agisse d’analyse ou d’écriture :

« L’entreprise de l’analyse, comme celle de l’écriture et plus généralement celle de l’art, rejoignant l’expérience incontrôlable du rêve, est une entreprise absolument déraisonnable : elle ouvre la ligne, restitue la substance perdue dans l’acte séparateur du langage, elle fait éprouver le contact de la chair et du sol, et leur identité de nature, en absentant fugitivement nécessairement fugitivement - les barrières douanières de la peau du moi, et de la carte du langage.
Ouvrir le recel de la ligne, ce qui s’est perdu dans son tracé ; goûter l’espace d’un instant. Tenir dans le creux de sa main un peu de temps, et y demeurer par miracle. De cette promenade-là, on ne rapporte rien avec soi, rien de matériel, on revient les mains vides, mais on ne revient pas indemne. » (p. 77)

Gérard Haller, Deux dans la nuit

« C’est l’histoire singulière, ancienne et chaque fois recommencée, d’un homme et d’une femme affrontés à la même inhumanité, emportés par le même tourbillon d’amour et de haine qui fait le fond tragique du commun »... [15]

Qui lira la présentation (la quatrième de couverture est différente : un extrait des plus parlants toutefois) par les éditions Galilée, du récit de Gérard Haller Deux dans la nuit, ne manquera pas de trouver un certain nombre de résonances avec ce qui précède ; qu’on lise : irréductible altérité ; désir de fusion, ; logique folle, archaïque ; renoncer au mythe et « le temps du récit est celui de ce suspens »

Cette agraphe pour juste qu’elle soit, quelque puissants en soient les mots, ne disent pas à mon gré, comment ce récit se soutient d’un style et d’une poésie dont la force ici n’est rien moins que celle de l’amour désarmé.

D’autres livres de Gérard Haller, All/ein, Commun des mortels, Fini mère [16] ont été tour à tour des miracles d’écriture à chaque fois (différents) reconduits : la compulsion de répétition se situe ici du côté de quelque chose qu’il faut bien appeler beauté, et la beauté nue (voire brute), celle du dépouillement, celle qui consiste à se donner, simplement (comme si c’était simple).

Je rêve d’un lecteur qui n’ait jamais entendu parler de Kleist ou de Baudelaire, ou encore de Blanchot et qui découvre cette histoire, quelques pages recueillies de l’histoire d’un meurtrier en cavale et d’une femme (artiste) à la recherche du ciel, et qui plus tard reconnaissant leur présence cryptée au sein du récit, (se) dise c’est bien ça ! Quel bonheur alors, puisque le propre de l’écriture est à ce sujet le plus souvent d’être déceptive. Or, le lecteur, n’a qu’une envie, qu’un désir : d’y croire : cela existe et existent les mots pour le dire. En voici quelques uns :

« Plus tard. Par terre, côte à côte, nus : lui la regardant ; elle yeux clos. Ou grands ouverts dedans sur quoi. Quelle nuit, sauvée, luxuriante, ou quelle lumière tout au fond aveuglante. Il ne sait pas. Ni ce qu’elle voit, quel dieu là-bas, ni ce qu’elle veut de lui. Il voudrait savoir. Quelle merveille quelle monstruosité. Il est bouleversé par la splendeur de ce corps nu. Par son abandon, son inaccessible proximité. Par sa souveraine fragilité.
Qu’est-ce que tu veux ? dit la femme.
Il regarde : cette inconnue devant lui à lui livrée. Offerte, oui, comme il n’aurait jamais imaginé.
Tu es belle. »
(p. 49)

Ici, cela vaut pour l’ensemble du texte, je croise sans sourciller avec ces propos de Gantheret (et bien sûr, le Heimweh est au coeur de croisement) :

« Et pourtant, la littérature ne table elle non plus sur rien d’autre pour, non point « communiquer » au lecteur des informations - ce n’est pas cela, la littérature -, mais porter vivante, présente, actuelle en son âme (il faut réhabiliter le mot) la sensation, et l’émotion. Elle ne peut user que de la capacité incompréhensible - Freud s’en étonnait - des mots, qui sont donc des traces eux aussi, rien que des traces mortes dont nous faisons des signes, de faire pourtant parfois surgir de la vie et d’en communiquer l’émoi, à condition bien sûr de leur laisser cette liberté, de les désarrimer autant que faire se peut de leur fonctionnalité. La littérature peut cela, et surtout la poésie, qui n’est pas un segment de la littérature mais son cœur même, son principe, sans lequel la première n’est qu’énoncé inerte : mettre en œuvre la capacité fulgurante. » (p. 13. Je souligne)

Je n’en dis pas davantage, "Deux dans la nuit" est un texte de foudre. Laissez-vous pénétrer par elle, par lui.

Roger Lewinter, d’inflexion, pénétrant —Malherbe, Rimbaud (Baudelaire), Mallarmé— & Pompée (Corneille), version prosodiée

Faut-il déchirer mes vêtements, prendre sac et cendre ? Je ne m’étais plus guère intéressé à Roger Lewinter depuis le temps béni où les oeuvres de Groddeck et leur traduction [17] par les soins du premier fleurissaient en librairie... A l’époque, la librairie, place Paul Painlevé s’appelait Maspero. Aujourd’hui les éditions Ivrea après Champ Libre occupent les lieux, et Roger Lewinter y est substantiellement publié. Il aura fallu que mon attention soit attirée par un article de Jacques Roubaud, — Roger Lewinter : une virgule, suivie du mot ’vers’ — dans la revue Critique, numéro consacré aux « Intensifs » [18], mais aussi que paraisse en librairie Pompée, de Pierre Corneille, avec, pour la première fois, une version prosodiée, proposée par Roger Lewinter et cette quatrième :

prosodie, phrasé : à quoi, de nos jours, on ne prête plus guère attention, pour tomber dans les clichés les plus éculés —la fameuse "musique" du vers—, alors que la prosodie, par ses règles —en cela, différente de la simple scansion, orale, elle, ou rythmique—, d’ordre syntaxique, ici —comme, au reste, en musique, précisément— transmet ce qui, de sens —d’affect, aussi—, peut et doit, phrasé, se dire : en vérité.

Utile sans doute le rappel de cette donnée :
« En français l’accent, dans un mot, est virtuel, dépend de sa fonction grammaticale au sein de la phrase, sans lien avec la scansion, vocale ; il marque la fin d’une unité, ou d’un fragment d’unité, de sens, diamétralement opposé au contre-accent, lui, situé sur la première syllabe d’un mot, que le sujet, affectivement, colore ainsi, s’il veut traduire une quelconque émotion ».

Il s’ensuit que :

« Identifie-t-on —syntaxique l’une, théâtrale l’autre— diction et déclamation, le vers régulier se disloque en un tissu de pléonasmes ou de contre-sens ; à moins que, par refus de toute contrainte "formelle" —exemplairement accomplie dans l’alexandrin—, hors règles de jeu —logique, dont procède, objective, la tant souhaitée, et redoutée, "communication"—, il ne se veuille "libre", souci de modernité qui, subjectif, le fige ; de la sorte —au théâtre—la prose, au vers, se substituant, trop souvent -en effet- à de "poétiques" épanchements, de convention ou d’infantilité, réduit. »

et d’ajouter :
Or, chez Corneille —dans la tragédie—, l’alexandrin est, non pas une mécanique mesure de douze pieds, mais, à l’extrême exacerbé, exposé de calculs, d’amour, de pouvoir —en leur abjection, peu importe—, par crime —ici— tranchés.

Le démontrer ? Un exemple parmi cent, le début de la Scène III de l’Acte III (p. 93) :

CÉSAR
Antoine, avez-vous vu cette Reine adorable ?
ANTOINE
Oui, Seigneur, je l’ai vue : elle est incomparable,
Le Ciel n’a point encor par de si doux accords
Uni tant de vertus aux grâces d’un beau corps,
Une majes douce épand sur son visage
De quoi s’assujettir le plus noble courage,
Ses yeux savent ravir, son discours sait charmer,
Et si j’étaissar, je la voudrais aimer.

Le lecteur quittera vite le texte « bilingue » pour la seule version prosodiée ; ainsi, par exemple, prendra dans cette tragédie tout son relief Cornélie, qui est destinée, effectivement, à faire exemple —ici—

Au même moment,   aux mêmes éditions,   Roger Lewinter, donne au lecteur quatre exercices de lecture :   d’inflexion, pénétrant —Malherbe, Rimbaud (Baudelaire), Mallarmé—, allant de celle de La Consolation à Monsieur Du Périer (François Gantheret qui insiste sur l’espace d’un instant, a-t-il à l’esprit le derniers vers ?), au Rimbaud de Qu’est-ce que pour nous, mon coeur, accentué à l’hémistiche, pour aboutir à « l’énigme » de Divagations, après avoir passé Bénédiction, et Delphine et Hippolyte (Baudelaire) et leurs diérèses.

Le livret bien que d’une vingtaine de pages n’en exige pas moins une lecture soutenue, passionnante, rythmée par les tirets cadratins piqués dans les pelotes de mots.

Il faut dire en quelque sorte la dé-mesure du projet de Roger Lewinter : « Depuis de nombreuses années, il travaille à l’élaboration d’une phrase unique, sans point, c’est-à-dire plus précisément d’une forme logique syntaxique qui permette d’abolir le point. » [19] , ce qu’il déconcerte d’habitudes de lecteur et auxquels se sont rendus sensibles ses pairs, outre le texte de Jacques Roubaud déjà cité, il faut faire une mention spéciale au Cahier critique de poésie n°4, avec l’entretien du poète avec Eric Pesty, des remarques sur Rilke et Lewinter par Jean-Marc Baillieu etc. [20]. Au surplus un entretien suivi avec Alain Berset le directeur des éditions Héros-Limite : [21] apporte des éclaircissements essentiels, reliant par exemple le projet en cours avec la découverte de Groddeck en 1963.
Et enfin, pour qui pourra s’en donner le temps, le Centre d’Etudes Poétiques de l’ENS-Lyon, donne de voir et d’écouter Roger Lewinter expliciter une démarche pour le moins fascinante [22], mais qui possède à n’en pas douter le pouvoir de susciter du nouveau, et cela avec des procédures formelles différentes, mais ayant la même caractéristique d’ouvrir sur d’infinies et réglées variations : au nombre de celles-ci, je me suis attardé dans le Cahier critique de poésie déjà cité sur les Dates de Philippe Grand [23], dont je prends :

Tu ressens l’extrême force de l’œuvre de R. L.

Hier, tes dents mordaient ainsi
la semelle :

      Que subit ma concentration de lecteur ?
      Disloquée par le livre, elle me disperse dans la foule des non-lecteurs
      hélas, avec en tête malgré moi la phrase de Hohl
      Si l’artiste t’oblige à franchir un Sahara pour atteindre à ce qu’il te donne, c’est lui le coupable.

      , vers s’agite sous l’effet d’un grand vent,
      Frustration du lecteur : je ne peux pas être l’auteur, il me l’interdit.

      , vers une pelote au broyeur, un nœud
      de viandes sanctifiées, données factuelles, fantômes diurnes, pensées latérales et soulevantes épiphanies massacré       au massicot d’écrire.

© Ronald Klapka _ 27 janvier 2010

[1Novalis, Schriften, op. cit., fragment 21 ; cité par M. Heidegger dans Die Grundbegriffe der Metaphysik ; tr. fr. Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, Finitude, Solitude, texte établi par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, tr. fr. Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 21. Ce cours fut professé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre de 1929-1930. (Traduction modifiée par Jacques Derrida, in Séminaire La bête et le souverain volume II (2002-2003), Galilée, janvier 2010, p. 147.

[2« Le monde a foutu le camp, à moi de te porter », traduction personnelle (très) libre du vers final de Grosse, Glühende Wölbung, poème de Paul Celan, dans Atemwende, Renverse du Souffle, traduit par J-P. Lefebvre, Seuil, 2003 ; ce poème est centralement présent dans l’hommage de Derrida à Gadamer, dont le texte sera publié sous le nom de Béliers aux éditions Galilée.
[...] « ce poème est « ce monde qui ne vient en somme, qui n’advient qu’à s’en aller, le monde comme il va, eh bien, encore au-delà de toutes les portées que j’ai déjà tenté de compter ici ou là de cette double proposition inouïe, de ce performatif logé comme une perle dans l’huître d’un constatif, comme un enfant encore inné, à naître, à être porté à terme dans l’utérus de l’origine du monde tel qu’il est, il y aurait aujourd’hui la portée d’une déclaration d’amour ou de paix au moment d’une déclaration de guerre. » (p. 358)

[3Cf. supra : « Et que ce qu’il y a à porter, comme la responsabilité de l’autre, pour l’autre, doit se porter là où le monde même s’en va s’en allant dans le désastre absolu de cette parole armée que je ne qualifierai même pas de psittaciste, pour ne pas faire injure à Poll, le perroquet (psittakos) de Robinson, première victime de l’arrogance humaniste qui croyait pouvoir s’attribuer le droit à la parole, et donc le droit au monde en tant que tel. » (pp. 360-361)

[4La présentation par les éditeurs est suffisamment soigneuse et précise pour que j’y renvoie. On pourra noter que la septième séance, le 26 février 2003, est affectée par l’événement de la mort de l’ami, Maurice Blanchot, pp. 248-271, elle comporte une lecture d’extraits de la première version de Thomas l’obscur (cette version sera rééditée en 2005).

[5Et qui elle aussi se passe de commentaires, voir la présentation et le dossier de presse.

[6Voir en particulier dans la première séance, p. 38 sq.

[7Le lecteur du Petit traité sur Méduse, in Le Nom sur le bout de la langue, Pascal Quignard, POL, 1993, reconnaîtra des réflexions sur nos différentes mémoires reprises, au mot près, de François Gantheret. Pour ce qui est de la nostalgie :

« Le nom sur le bout de la langue, c’est la nostalgie de ce qu’elle n’étreint pas.
Cette nostalgie est première parce que ce manque du langage chez les hommes est premier. Elle précède l’objet perdu ; elle précède le monde. Cette nostalgie invente avec ses mots toujours en retard la chimère de fusion ou l’image de continu qui l’auraient précédée et à partir desquelles les objets peuvent prendre leur relief et la forme globale du corps autre, dont on procède, vient fasciner. [...] Le langage n’est jamais plus proche de sa vérité que quand rêve une hallucination. Les romans sont plus vrais que les discours ».
[pp. 70-71.]

[8Cf. « Cet accès à l’inconscient, l’analyste ne peut y prétendre ni pour lui-même ni pour ses patients ; tout juste, avec l’appui de l’expérience qu’il a pu faire de sa prévalence en lui, peut-il les aider à l’entrevoir par eux-mêmes, tout juste les accompagner jusqu’aux bords de la défaillance, et laisser naître en ce point ultime ce qui participera nécessairement tout à la fois de la palpation fugitive du sol de la réalité, et de son immédiate reprise dans la cartographie du langage. Tout juste peut-il rôder avec lui dans ce Zwischenreich, ce « royaume intermédiaire », terme par lequel Freud désigne le mode, le lieu, le régime du rêve, mais aussi du transfert et de l’art. C’est J.-B. Pontalis qui a fait remarquer cette identité du terme freudien - et, au-delà, ce qu’il désigne de commun à ces trois domaines ; et c’est le titre que nous avons donné au recueil des échanges que nous avons eus, à un colloque de Cerisy : Le Royaume intermédiaire, autour de J.-B. Pontalis, Gallimard, Folio Essais, 2007. » [p. 76.]

[9François Gantheret reviendra à de nombreuses reprises dans le fil du texte sur ce mot. Un article de la Revue française de psychanalyse (revue à laquelle F. Gantheret aura particulièrement contribué) 2003/2, Volume 67, p. 411-430. Esquisse pour un " Éloge de la sensualité " développe tout spécialement l’acception qu’il donne à ce mot, et entre autres une excursion à Bruges avec une amie peintre, devant un tableau de Memling, avec un crayon et un bloc, l’explicite de manière très convaincante.

[10F. Gantheret, « D’un nécessaire naufrage du moi », Le Monde des livres du 24 mai 2007, à l’occasion des Assises internationales du roman, Lyon, mai-juin 2007.

[11François Gantheret, Ferme les yeux, éditions Gallimard, collection blanche, février 2007. Chez cet éditeur sont parus deux livres dans la collection Folio : Les corps perdus et pour à qui se pose la question : Pourquoi n’y a-t-il, dans le tiroir, qu’une seule chaussette de chaque paire, et en quels limbes errent les jumelles disparues ? Libido Omnibus et autres nouvelles du divan.

[12Je partage l’avis de Claire Devarrieux : Classique dans son élucidation du mystère, improbable de par la nature du drame relaté, Ferme les yeux est (je modaliserais : pourra être) d’une lecture bienfaisante. (Libération : jeudi 24 mai 2007).

[13François Gantheret a postfacé Rêver sous le III° Reich, de Charlotte Beradt, éditions Payot, « montrant comment ce matériel traumatique est précieux pour une approche analytique de la domination totale ».

[14Tito de Alencar, dominicain torturé longuement et atrocement par la junte militaire brésilienne avait échappé à ses bourreaux, à la faveur d’un échange d’otages. Il s’était brutalement suicidé alors que l’on augurait de sa reconstruction, « retrouvé pendu dans une décharge publique, déchet parmi les déchets, réalisant ce qui lui avait été infligé par ses bourreaux ».

[15Gérard Haller, Deux dans la nuit, éditions Galilée, janvier 2010

[16Cf. la page "auteur" de Galilée.

[17J’aperçus bien aussi celles de Binswanger, Canetti, qui me confirmaient une activité de traducteur...

[18Critique n° 735-736 : Les Intensifs. Poètes du XXIe siècle
Numéro dirigé par Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen. Voir les lettres des 7 septembre et 2 décembre 2008.

[19« Le travail de Roger Lewinter est essentiellement un travail de réflexion sur le sens, sur les unités de sens et les problèmes logiques posés par leur agencement dans la phrase : chaque mot, chaque sens conduisant à une remise en cause du texte dans son ensemble. Cette phrase, qui peut être comparée à un cachemire aux entrelacs infinis, tissé d’une pièce et d’un seul fil, soulève, au delà de simples difficultés syntaxiques, des problèmes logiques de méditation qu’aucune écriture n’avait jusqu’à présent abordés. »
Lorenzo Valentin in « Le Cahier du Refuge », Centre international de poésie Marseille, No 72, janvier 1999.

[20Voir le sommaire.

[21« En cours de phrase » (entretiens – 1996-2000 – avec Alain Berset), 2002.

[22Deux videos sont ainsi données sur une page libre du Centre d’études poétiques.

[23Lire cette notice aux éditions Eric Pesty, à lire ce chapbook : TDM.