Celle-là chante, et je me tairais !

22/08/09 — Dominique Meens, Gil Joseph Wolman (et T.S. Eliot)


Quando fiam uti chelidon – O swallow swallow
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie
These fragments I have shored against my ruins [1]


L’Hirondelle

« Aveugle et sourd, l’homme du jour, l’homme du vrai faux ne lit plus, il considère. Lire ne l’engage pas, écrire à rien. Un nihilisme étriqué lui autorise, croit-il, une éthique de négociant. L’hirondelle grecque Antigone oubliée, le refoulé, grec lui-même, tient la place du sacré qu’il abomine. Crénom ! » [2]

L’hirondelle, qui donne son titre au livre de Dominique Meens publié au printemps dernier, occupe spécialement et clôt l’avant-dernier chapitre, Harold ou les préparatifs avant l’envol des Noces.
Grecque en effet, malgré la latinité de la citation finale (v. 89 du Pervigilium Veneris [3]) :

Illa cantat, nos tacemus.

Certes qui poursuivrait (l’hirondelle et le Pervigilium) lirait au v. 90 :
Quando fiam uti chelidon / ut tacere desinam ? ; chelidon, rappel de la version grecque de la légende de Philomèle (changée en hirondellle) et de Procné (en rossignol), mais vraisemblablement plus encore de ce grec auquel tient Dominique Meens, et dont le monde, selon lui, [4] n’a plus rien à faire : lire la sorte de prologue, voire d’avertissement [5] mettant aux prises l’auteur avec un éditeur, (ce) qui repousse censément Harold ou les préparatifs, et Noces le poème hirondelle après Valentine à la plage, le poème dépeint, soit le « roman », et qui — c’est heureux — l’éclaireront rétrospectivement, car l’ensemble c’est tout un.

Pour parvenir jusqu’à nous, L’Hirondelle aura accompli bien du chemin : depuis septembre 2002. En attestent les Quelques lettres à Lord Jim [6] — lettres écrites entre décembre 2005 et décembre 2007 —, cette part de l’atelier de Aujourd’hui ou jamais, et qui avec ce livre et L’Hirondelle forment effectivement trépied pour le lecteur désireux d’approcher la poétique profonde de l’auteur.

Mais je lis (j’extrais ) : [...] Lacan disait « pas à lire » de l’écrit. L’anecdote précise que c’est faute de ne pas avoir été lus que L’Aigle abolie excusée chez Allia fut accueillie chez POL et que L’Hirondelle inouïe de POL se trouvera bien ailleurs [7] — lot d’hirondelle comme on sait.

A quoi s’ajoute :

Le premier de trop enfoncer le clou dans l’humus des humanités, le second de dire le faux du vrai, se sont trouvés déplacés.

Dire le faux du vrai, est-ce si simple ? [8] Les récits de Valentine à la plage, le corps fictionnel de l’ouvrage, apparemment des plus simples : Rimbaud en est le mot de passe, plus précisément Départ [9]dont (style indirect libre) Harold surfeur-philosophe commente la mélodie de Britten qui déplace les virgules (du coup neuf se retrouve au singulier !), tandis que Valentine, lacanienne anonyme conclut : « Mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas ce qu’on veut qu’on ne cherche pas à l’obtenir ».
Une rencontre donc, l’été (2002) au spot des Allassins (Oléron). Ajouter une soeur, Ophélie, une mère, Martine, inénarrable mère de droit divin, quelques autres comparses - avec leurs histoires, et aussi Gillou :

— Vivre ?

— Vivre, oui, nom de Dieu !
Ce qui amènera Valentine, in petto, à dire : « Combien ne laissent pas vivre le dieu qu’ils ont en eux ! Ce n’est pas une facilité de le laisser vivre. Il est déjà bien difficile de le découvrir, de le nommer, de savoir qui il est, dieu ou déesse. Je ne te dirai pas la déesse qui me hante. Devine, Harold ».
Non ce n’est pas un extrait d’un magazine de psychologie, et « La conversation des préposés » (pp. 69-88) sous ses dehors aimablement vacanciers, n’en est pas moindrement ironique, et la conclusion (elle est connue d’emblée) moins tragique. Elle donnera à ceux qui ne connaissent pas les thèmes (et les auteurs chers à Dominique Meens) un florilège de ce qui le hante : on c’est à dire je, aimerait que son livre soit disponible dans tous les Magasinprix (en plus des bonnes librairies), et que le mélange [10] des régimes d’écriture ait sur des lecteurs non avertis l’effet détonant qui leur laisse l’« ombre portée d’un poème défait. »

Et vivre, sans minerve mentale ; et par exemple : écrire.

Pas grand-chose, ce n’est pas rien.

Un ami de Dominique Meens, Jacques Félician, psychanalyste à Marseille et rencontré lors de la formation de La Convention Psychanalytique rapporte à son sujet :

« Ainsi, a-t-il cédé à l’appel de l’écriture et se voue-t-il à y poursuivre avec talent le plus insaisissable de l’oiseau de ses rêves dans ses métamorphoses langagières ».

La raison, il la donne préalablement :

« Ce « pas grand-chose » [11] qui n’est pas rien et se réduirait à des données bien scabreuses si on voulait le résumer. Un « pas grand-chose » qui, si l’on ne parvient pas à le cerner, peut orienter différemment toute une vie. Dominique Meens ne nous en dit mot : il n’a pas cette impudence. Toutefois, on saisit bien, à le lire, que c’est son ancrage transférentiel qui l’a amené hors du leurre du devenir-analyste pour trouver sa voie propre. »
 [12]

Cette voie propre, je la lis dans cette déclaration :

« Quant à nous ici, c’est seulement parce que nous n’avons pas besoin d’une École que nous pouvons en faire partie. Nous sommes par nous-mêmes, et ensuite, secondairement, associons en toute clarté nos possibilités et nos volontés précises et précisées pour une action commune qui, alors, en est la suite correcte. »

Le ton en est des plus nets, des plus fermes. Sans doute est-ce l’incise dans le livre de Jacques Félician, qui m’aura amené à "me ressaisir" pour lire plus avant Dominique Meens — se ressaisir, son expression lorsqu’il narre sa découverte de Mossa [13]de Patrick Beurard-Valdoye.

C’est ainsi que je (re)prends à mon compte : « Ouais, je ne me savais pas aussi conventionnel. » Et que j’y relève le pacte de lecture (léonin, mais y-en-a-t-il un autre ?) que propose cet écrivain des plus exigeants (et pour commencer à l’égard de lui-même), ce qui donne alors de lire non comme une sentence mais comme un appel, une provocation [14] au meilleur sens du terme :

« Aveugle et sourd, l’homme du jour, l’homme du vrai faux ne lit plus, il considère. Lire ne l’engage pas, écrire à rien. Un nihilisme étriqué lui autorise, croit-il, une éthique de négociant. »

D’autant que le même dans un moment de découragement énonce, côté grec :

« Mais quoi ? Je ne sais pas. Rien de mais, rien de plus. L’erreur démontrée, mon erreur, d’avoir cru, d’avoir imaginé, que mes choix sur la ligne de la justice (grecque) allaient emporter le morceau avec. »

Je n’insiste pas. Et aujourd’hui (Aujourd’hui !) je ne prends plus par exemple pour de l’amer-déjà-vu, les notes de la renonciature [15].

Gil Joseph Wolman, pour Aujourd’hui toujours

Gil J Wolman était un Pyrrhon moderne. Ethique de la liberté. « Libre de suite », comme indiqué. [16]

Il y a peu encore je ne connaissais strictement rien de Gil J Wolman. Ayant arrêté de travailler, je me suis enfin mis à bosser, et voilà. Exemple : entreprendre de lire la série des Aujourdhui [17], en commençant par le dernier paru.

Aujourd’hui ou jamais, fait donc suite à Aujourd’hui demain, qui vient après Aujourd’hui je dors (phrase empruntée à Wolman), tandis qu’un Aujourd’hui rougie est à venir.

Aujourd’hui je dors m’a ainsi conduit à Défense de mourir [18] (dans lequel on trouve d’ailleurs, un extrait du premier sous forme d’interview) et mené aux commentaires de Bertrand Leclair et de Pierre Le Pillouër dont je retiens :

1. C’est la question de la valeur que pose incessamment Meens. [...] C’est en cela que ce livre, comme les précédents, est un geste avant tout politique, se proposant d’agir comme un révélateur au monde spectaculaire qu’il continue de dénoncer dans une filiation revendiquée avec Wolman sinon Guy Debord : "Mais quand cesserez vous donc de travailler ?" [19]

2. Comme dans une belle histoire de la tradition juive à propos d’un sage que personne n’écoute plus, il fut un temps où Meens écrivit pour changer le monde ; il écrit maintenant non pour être lu mais dans l’espoir que le monde ne le change pas. [20]

Et le monde ne l’a pas changé, ni dans Aujourd’hui demain — quand bien même « Au troisième jour il flippa » —, car comme dit son épigraphe : Tant que l’on veut marcher, on n’est pas seul (Asger Jorn), et on le fait avec ses doubles : Matisse Andreas Gomez, Ulysse ou encore Nerval, et du changement encore moins dans Aujourd’hui ou jamais, à preuve :

« Aujourd’hui n’a jamais connu l’amour. Le régime actuel des fictions, le vrai faux entretient l’illusion. De l’amour, il y en aurait, dit-il en stock. Je ne vois pas le rapport, et d’éventuels que je vois sont miroirs et muselières. D’où l’embarras. Sur la ligne du laisser agir, l’art est un symptôme : il compose avec l’émotion. Quand c’en est trop d’elle, c’est la sainteté. Wolman a retrouvé son Joseph, qui sait si je ne vais pas retrouver le prêcheur de Caleruega, qui ne m’a jamais trop lâché, oserai-je dire sans fausse modestie. Antigone est déliée, Sade se déchaîne. Ce ne sont pas là gens sérieux. Que le véritable saint n’est absolument pas sérieux, ce devrait être connu, et soutiendra aujourd’hui ou jamais. »

Voilà qui (de mon point de vue) fait tenir [21] ensemble les trois parties du livre.

Qu’aura pensé Anneke ? que la vérité a structure de fiction ? qu’elle recoure à l’histoire de Charles Le Brasseur (amateur de tarte à gros bords), au dérisoire d’un récit de vie dont on pourrait multiplier les variantes plus ou moins drôles à l’adresse d’une enquêtrice de la CAF, ou de la rencontre d’une jeune amnésique aux seins frais comme des prunes venue partager (je fictionne) le brame du cerf à La Croix, Orée de Bercé, pour s’éclipser comme elle était venue. On laissera au poème le soin de le dire :

de sferen blijven onbereikt
vanachter dichtgroei juist gezien. [22]

Pour conclure

Sur le perron, où l’on sortait les camélias.

« Les sages n’écrivent pas : ils n’ont pas besoin de l’écriture pour penser. Certains sages méprisent l’écriture, elle penserait à leur place, disent-ils. d’autres sages se méfient non seulement de l’écriture, mais aussi de la voix ; ceux-là se taisent, ils miment. Quelques-uns écrivent dans leur coin, mais se gardent de transmettre ce qu’ils ont écrit. Certains le remettent entre de bonnes mains, des mains secrètes. D’autres font de leur vie une écriture, cela finit par se savoir. Et s’écrire. [23]. »

© Ronald Klapka _ 22 août 2009

[1T.S. Eliot, The Waste Land, fin de la cinquième section du poème, « What the Thunder Said ».

[2L’Hirondelle, Dominique Meens, éditions L’Act Mem, 2009 ; p. 126.

[3Pour le lecteur que motiverait La veillée de Vénus (Amorum copulatrix), voir : Danielle De Clercq, Bruxelles, 2004 qui renouvelle la traduction et les notes de Robert Schilling (1961) disponibles aux éditions Les Belles Lettres.

[4Mondialisé, voire mondanéisé, ou secundum Johannem, c’est tout comme.

[5Un épilogue « métatextuel » fait retour, forme inclusion, pour préciser que « l’hirondelle court toujours ». Gott sei Dank !

[7Une centaine de pages en moins, et la maison d’édition qui faillit passer à la trappe : Comp’act ne réapparaîtra pas immédiatement sous la forme de L’Act Mem.

[8Une possibilité que je pourrais tenter de viser de faire du simple apparemment, soit du très compliqué. Quelques lettres à Lord Jim p. 197.

[9Profitons-en pour indiquer que le site que Dominique Meens partage avec le musicien Francis Gorgé s’intitule assezvu.com.

[10Dominique Meens ou l’avènement du mélange par Didier Garcia (Prétexte 21/22) ; de Didier Garcia encore, recension de Eux et nous, dans le Matricule des anges N° 018, décembre 96-janvier 97.

[12in Clinique de la servitude, Jacques Félician, p. 92, un livre dont il m’a été donné de dire quelques mots, l’occasion ayant été de signaler une émission "Surpris par la nuit", précisément préparée par D. Meens, téléchargeable à cette adresse.
Et pour Jean Clavreul, dissonances freudiennes, Antigone à Grambois & Apolis, v. Y a de l’homme !

[13Lire ce texte sur le site de L’homme moderne.

[14Marginalement, et non si je songe aux "fragments" de mon épigraphe, je renvoie pour ce qui est de la provocation à un texte de Cécile Casadamont relatif à des livres de Jacques Hassoun : L’exil dans la langue, Les passions intraitables.

[15Revue Passages à l’act, 1-2, pp. 84-85.

[16Quelques lettres à Lord Jim p. 194.

[17Aux éditions POL. sur le site desquelles sont données les premières pages des ouvrages.

[18Aux éditions Allia (avec extraits) ; v. aussi sur le site Seconde modernité.

[19Quinzaine Littéraire N° 868 parue le 01-01-2004.

[20In extenso sur sitaudis.fr, site sur lequel on pourra aussi prendre connaissance de l’entier soutien de Pierre Le Pillouër à L’Aigle abolie dont je souscris totalement aux propos sur la manière de Meens, l’attention au présent et le présent de l’attention !

[21On tient ou on ne tient pas.
De qui se discute entre toi et moi, il se pourrait que ce qui nous fait tenir en fasse tenir d’autres. Tenir ? Tenir à quoi ? Tu me diras.
4° de couverture de Quelques lettres à Lord Jim.

[22Fréquente interlocutrice du narrateur-auteur dans ce volume, Anneke Brassinga a traduit Pousse poème du néerlandais avec celui-ci, in Passages à l’act 3-4.
Le Blog littéraire de Patrice Houzeau livre également quelques uns de ses poèmes traduits par Patrick Burgaud.

[23Dominique Meens, Une conversation américaine, in Le Christ et la femme adultère, aux éditions Desclée de Brouwer, dans la collection Triptyque (Un exégète, Joseph Caillot, et une historienne d’art, Joséphine Le Foll, sont associés à l’écrivain, pour méditer la péricope célèbre.
En ce qui concerne D. Meens, l’on a affaire à un midrasch dialogué entre une cantatrice et son accompagnateur.