La note bleue de Jean-Claude Pinson

lettre du 6 avril 2008


« Le monde comprend mon incompréhension » [1]


Aussi « l’habiter poétiquement » et la « poéthique [2] » auxquels se réfèrent les essais de Jean-Claude Pinson [3] seront de l’usiné pour les uns, du mieux ajusté pour les autres. Noter que la décoiffante Miss Elanize, toute millésimée qu’elle apparaisse à certains, accompagne encore et toujours , la « cellule », la petite bande jaseuse : Beaudelaire lesté de son e, Psoa délesté du sien, Leopardi, Caelebs, Drapeau Rouge, alias D.R., le dernier revenu, et autres : Aïe ! qui donnent aux recueils leurs tempi narratifs et leurs savantes « improvisations » pour faire entendre une voix venue de l’histoire moderne, un filet de voix en mémoire de la promesse d’une vie non abaissée malgré les démentis de l’histoire contemporaine et la proclamation de l’Impossible.

Une fois « épuisée » la militance politique (1965-1979 où s’établit la figure tutélaire de Robert Linhart) , le retour aux sources philosophiques met en lumière un moment lockien dans le massif hégélien, et c’est Bonnefoy invoquant Baudelaire qui clôt la thèse (Hegel, le libéralisme et le droit, PUF 1989) :

« Il faudrait […] affirmer, […] la nécessité d’une postface poétique au discours philosophique, afin que soit mieux recueillie l’irréductible présence de l’être. Baudelaire, si soucieux du « transitoire, du fugitif, du contingent », pourrait venir encore après Hegel, comme le signifie fort bien le poète Yves Bonnefoy : « Baudelaire va chercher à faire dire au poème cet extérieur absolu, ce grand vent aux vitres de la parole, l’ici et le maintenant qu’a sacralisés toute mort. » »

Pour identifier cet « irréductible », rien de moins que l’Epokhé (n°3/1993), et c’est du côté de Jaccottet (l’insaisissable) et de Ponge (la rage de l’expression) que se tournera le philosophe-poète. Et c’est selon cette ligne, précisons : « ligne de beauté », ligne de science, ou encore ligne serpentine [4], que va se déployer la poéthique avec et sans h : qu’il s’agisse des grands essais ou des recueils, en soulignant que la plupart du temps le poète s’est fait rhapsode, pour coudre différents moments d’intervention liés à son activité professionnelle ou mettre ensemble (la collection Recueil justifiant son libellé) des contributions à diverses revues comme autant d’essais de voix.

Le dernier essai A Piatigorsk sur la poésie, et tout particulièrement son chapitre « Politique de la poésie », (pareillement la contribution au volume Deleuze et les écrivains) s’inscrit dans cette manière d’arpenter et de baliser le champ poétique, plus proche des arts de faire que du manifeste : il revient à la « multitude » artiste de se faire poète de sa propre existence ; celle-ci (« l’autobio ») est très discrètement évoquée lorsque la « commande » y conduit : ainsi un passage aussi bref qu’émouvant du chapitre Piano solo (intitulé Dégenté dans la revue l’Animal, n° 16, « Les gens ») donnera lieu à une reprise poignante au chapitre Grammaire chamane de Drapeau Rouge, où c’est une grand-mère qui aura les gestes et les paroles de la grammaire profonde de la douleur au décès de sa petite-fille. La quatrième de A Piatigorsk parlant des questions que la poésie ne cesse de nous poser, conclut ainsi : « Celle enfin, lyrique, de sa capacité à ajouter à la vie quelque chose comme un chant – et être ainsi ce que Barthes appelait une « pratique de procréation ».)

Le souligneront deux exemples pris à « Poésie ouvrière », contribution à la Revue de Belles-Lettres (numéro 3/4 2005 : Yves Bonnefoy, coordonné par Arnaud Buchs [5])

[Une] raison […] d’ordre plus directement poétique. Elle tient à la façon dont m’émeut le vers d’Yves Bonnefoy, quand il parvient à dire, de la façon la plus simple qui soit mais avec le maximum d’intensité, le sentiment le plus poignant de l’existence. Absolu punctum, par exemple (pour moi du moins), de vers comme ceux qui parlent de « cette couleur laiteuse du bout des plages/Le soir, quand les enfants/Ont pied, loin, et rient dans l’eau calme, et jouent encore ».

Et in fine :

[…] si j’essaie d’en condenser la démarche et l’esprit, [E]t ainsi, considérant en outre que le mot « ouvrier » est une des plus nobles traductions qui soient pour le mot de « poète », je n’hésite pas à […] nommer [la poésie d’Yves Bonnefoy] poésie ouvrière.

« La trivialité d’un dehors socialement déterminé » (le père d’Yves Bonnefoy, cheminot comme celui de Jean-Claude Pinson) confrontée au poème, ramène à la question (po)éthique jamais plus fortement spécifiée que dans le titre du recueil : Abrégé de philosophie morale. Et à l’un de ses plus beaux poèmes Monet à Bordighera [6] :

Où l’on retrouve le poète chamane avec pour amulettes une carte postale représentant ce tableau, un ticket du métro de Lisbonne.
Le poète-philosophe, qui fausse compagnie au fringilla caelebs pour le scenopoïetes dentirostris, lisez plutôt :

Le Scenopoïetes dentirostris, oiseau des forêts pluvieuses
d’Australie, fait tomber de l’arbre, écrit Deleuze, les
feuilles qu’il a coupées chaque matin, les retourne pour que
leur face interne plus pâle contraste avec la terre, se construit
ainsi une scène comme un ready-made, et chante juste au-
dessus, sur une liane ou un rameau, d’un chant complexe
composé de ses propres notes et de celles d’autres oiseaux
qu’il imite dans les intervalles, tout en dégageant la racine
jaune de plumes sous son bec [...]

et le poète, rhapsode dit in blue (s) :

ainsi je découvre après coup qu’avait été par avance
comme immortalisé le cadre exact de nos journées heu-
reuses : elles eurent bien en effet ces mêmes couleurs
d’huile légère flottant dans
l’air vibrant qui fait au pre-
mier plan se tordre de plaisir le tronc des pins entre les-
quels on aperçoit la mer

de le savoir aujourd’hui n’accroît pas l’inévitable nostal-
gie, mais plutôt fait retentir dans le présent une de ces
notes qui selon Spinoza accroissent notre puissance d’être.

S’il me fallait à l’instar d’un Thomas Hirschhorn dans ses présentations, mettre au centre d’une carte conceptuelle le poème de Jean-Claude Pinson, c’est de la note bleue indissolublement musicale et picturale que s’élèverait son conatus.

« Pour parler du monde et pour parler à l’autre, il faut au poème être cet étrange oxymore qu’est une monade avec fenêtres - cette étrange chose qu’est un rébus-sismogramme. » [7]

Notes

[1] Pierre Le Pillouër vient de donner aux éditions le Bleu du Ciel, Ajouts contre jour, un recueil d’aphorismes et de poèmes d’une rare saveur, pour esprits déliés et oreilles aiguisées
Lire ses recensions de Drapeau Rouge et A Piatigorsk sur la poésie, sur sitaudis.com
[2] Le mot-valise de Georges Perros, à décliner au féminin, au masculin et au pluriel !
[3] Bibliographie complète et ressources diverses sur le site des Rencontres de Belle-Pierre
[4] « La nécessité de cet angle précis de 85 degrés et demi d’une exactitude toute mathématique— ne nous montre-t-elle point, incidemment, quelle mutuelle assistance se prêtent les sciences et les arts ? »
Le shandéisme de Jean-Claude Pinson, non seulement répérable dans les mots du texte, va jusqu’à s’incarner dans la posture adoptée dans la lecture à haute voix pour leur donner leur portée. Laurence Sterne cité ici dans la traduction Jouvet (Tristram, p. 186) est très certainement un auteur « free-jazz ».
[5] Sommaire de cette revue à la fin de la page du Culturactif. Arnaud Buchs a réuni récemment trois essais sur Yves Bonnefoy chez Galilée sous le titre Une pensée en mouvement, dans lequel il opère la distinction discours de l’œuvre et discours à l’œuvre pour pointer le mouvement suscité par l’intrication du moment réflexif à la poésie. Le « prière d’insérer » décrit très précisément en quoi la triple lecture ici opérée : les Zeuxis de La Vie errante, le retour sur Le Coeur-espace, et in fine La Leçon inaugurale au Collège de France (La Présence et l’Image), donnent de s’interroger sur le sens du« Sens ».
[6] pour prolonger la note du poème : pénétrer dans le tableau
[7] in Poésie et mensonge, contribution à la Revue de Sciences Humaines 2007/2 (Lille III)

© Ronald Klapka _ 6 avril 2008