Nisi per laborem

lettre du 2 décembre 2008.


Secoué soudain d’un ultime sursaut, suffocant, terrifié, il comprit l’épouvantable erreur, l’infernale méprise de qui, médusé, se dédit, mange, est mangé, floué par lui-même, maudit, clos, privé du manque et repris par le cercle. II trancha.


Qui ne penserait ici à Michaux ? Sérieux.

Florence Pazzottu clôt ici l’alchimique cosmogonie du verbe, relatée de A à T (A-thée ? Até ? ), de « s’il tranche » aux éditions Inventaire/invention. La quatrième de couverture de son poème (psaume ?) alphabétique, reprend le passage entre ce récit et les anaphores (alors, alors, alors ) de U à Z pour en parfaire la totalité (l’or) : mais esprit n’est pas lame /- s’il tranche (ne soumet /ni ne parade), c’est dans l’opacité / pour que souffle -s’il peut- / le vent de la pensée. Le lecteur frotté de la lecture des Pères (que dis-je frictionné) ne manquera pas de noter qu’ici le conflit (v. Araméennes) entre un Breton (Stanislas) soit Paul, He 4, 12, et un Grosjean (Jean) soit Jn 3,8 est ici magnifiquement résolu. Comme pour aboutir à une expression « déclose » : l’exercice strict et sévère, sobre et pourtant joyeux, de ce qu’on nomme la pensée (Jean-Luc Nancy)..

Lisez ce texte, reportez-vous à l’entretien de la poète avec Alain Freixe dans le Basilic, n° 26 la Gazette de l’Amourier, qui concerne La Place du sujet, voyez L’Inadéquat, L’Accouchée (postfacé par Badiou), et ne vous laissez pas rebuter par la formule cheap and chic de l’édition (Déplacements au Seuil) : La Tête de l’Homme, c’est bien la nôtre !

Serais-je enthousiaste ?

Je ne le suis pas moins pour trois revues et un livre que je voudrais évoquer ci-après.

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Retour sur les Intensifs

L’intitulé de Critique n° 735-736 Les Intensifs. Poètes du XXIe siècle, a pu dérouter.

Aussi ai-je lu depuis cette parution - car pour aimer il faut savoir, travail pratique :

la « tétralogie » de Claude Royet-Journoud , cette fois en continu, dont et je dis bravo Le Travail du nom en version Maeght (frontispices –et j’ai accru mon vocabulaire : tergispices de Lars Frederikson [2]), Anne-Marie Albiach, Le théâtre du poème de Gleize, la partie centrale de la thèse d’Eric Pesty, ré-écouté de manière plus « informée », c’est inclus dans le cahier 16 du CipM, l’entretien de Claude Royet-Journoud avec Alain Veinstein (du 24 décembre 2007) et repris Roger Laporte, Etudes, POL, 1990, qui en 5 pages dit tout et surtout touche juste :

« La page 39 de La Notion d’obstacle comprend seulement deux lignes, signes précaires toujours menacés par le blanc de la page, mais qui disent toute l’histoire, une histoire qui s’annule, ou presque : “il rien / la main passe” . Ce “rien” est à la fois bénéfique et redoutable : il disperse les images, il nous préserve de l’idolâtrie, mais il neutralise le mouvement, le paralyse, et à la limite il l’arrête avant qu’il ne commence : « “la mainmise du neutre/ quand le corps est une phrase à venir”. »

Pourtant à cette main mise encore, en corps et toujours s’oppose (?, à croire qu’elle y prend appui…, nihil obstat ) la main intarissable !

Donc, le numéro de Critique, coordonné par Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen [3] tient et il tient bien. Au surplus des découvertes : Marie-louise Chapelle (v. mettre aux éditions Théâtre Typographique, un texte culotté, littéralement et plus, avec une lecture précise de Michèle Cohen-Halimi), Bénédicte Vilgrain, Abigail Lang, la confirmation de « filiations » (si ce terme a un sens) : Isabelle Garron, Anne Parian, quant à intensifs, j’imagine qu’il renvoie à « intensification de la question poétique » (v. Prétexte, échange entre Jean-Marie Gleize et Lionel Destremau).

Voilà donc un pan d’histoire littéraire ainsi mis en perspective. Pour, se souvenir d’où, ou vers quoi l’on écrit : ce qui n’aura jamais lieu.

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Penser/rêver n° 14

A cet égard rien de plus utile (à mon sens) que le dernier numéro : de Penser/rêver, le 14 ° qui se consacre à "L’inadaptation des enfants et de quelques autres". André Ouzoulias vous y dévoile l’orthographe finlandaise au gré des comparaisons internationales, Philippe Meirieu donne un coup de projecteur sur L’école qu’on nous prépare, Jocelyne Malosto inclut une réflexion de portée générale entre deux épisodes d’un cas emblématique, tout comme le questionnement théorique chez Laurence Kahn vient toujours en rappel d’une situation pratique qui l’a saisie.

Pierre Bergounioux fait partie du comité de rédaction de la revue. Il contribue à ce numéro avec un texte "Intérioriser ? ". Du pur Bergounioux, vif, étincelant, grave cependant, voyez comme il se conclut :

Il est facile de s’adapter aux mondes rétifs, exigus où vivait, il y a peu, encore, le gros de l’humanité. Très peu de liberté, guère de gens, encore moins d’objets, ceux-ci sans agrément ni variété, la persistance intacte du passé, nul avenir mais, si on le voulait, de paisibles immensités pour se jeter par terre et attendre de ne plus penser. À la simplicité champêtre ont brutalement succédé les complications infinies de la vie en ville. On passe son temps à se demander ce qui arrive, comment faire, que devenir, si ça vaut bien la peine, à se dire qu’on n’y arrivera pas, que pareil endroit défie notre capacité, limitée, risible, de subir, de transiger, de faire aboutir la petite idée fixe qui est tout ce qu’on ait et c’est ainsi que le temps passe, qu’au rebours de ce qu’on croit, en dépit du porte-à-faux perpétuel, du doute et de l’effroi, de l’insatisfaction chronique, on s’est adapté. Je ne sais pas.

Catherine Flohic signale la réédition de L’Héritage, livre d’entretiens avec Gabriel Bergounioux. Les éditions Circa 1924 offrent un "petit dépliant" sur les années folles, et Fata Morgana : Couleurs, et Agir, écrire (retour sur W. Faulkner).

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Jean Guéhenno, La Jeunesse morte

J’ai été très ému de lire un roman inédit de Jean Guéhenno (1890-1978) écrit de 1917 à 1920 (venu trop tard, ont prétendu des éditeurs de l’époque) : La Jeunesse morte aux éditions Claire Paulhan.

Avec cette édition établie avec tant de soin [4] par Philippe Niogret, avec le concours de Patrick Bachelier et Jean-Kely Paulhan qui préside l’Association Les amis de Jean Guéhenno, il est à espérer vivement que soit ravivé le souvenir de celui qui fut le directeur de la revue Europe, du journal Vendredi, hebdomadaire au service du Front Populaire, prit le pseudonyme de Cévennes pour publier aux éditions de Minuit clandestines : Dans la prison, matrice du Journal des années noires, qui mit en place les projets de Maison de la Culture ...

On se souvient que fils de cordonnier et d’une piqueuse de chaussures (Fougères), contraint d’abandonner ses études à quatorze ans pour travailler, Guéhenno prépara seul le baccalauréat, et boursier intégra une classe préparatoire qui lui permit d’entrer à l’Ecole Normale Supérieure. Ainsi était fondée la règle qu’il s’était donnée de « maintenir ensemble [dans son enseignement] la défense de l’aristocratie de l’esprit et le principe de l’égalité des chances »

Le passage qui suit est à cet égard très évocateur, nous sommes en juillet 1914, il fait très beau, les deux amis (Toudic = Guéhenno, Hardouin = Etévé, condisciple normalien, qui sera tué au front, tout comme Lévy = André Durkheim) croisent des jeune filles au jardin du Luxembourg.

« Tu vois, dit Hardouin, la grimace est pour toi et le sourire pour moi. »

Le sourire en effet était pour Hardouin sans doute. Hardouin était beau. Le monde sans lui eût été moins riche. On connaissait le prix des choses créées quand il passait. Telle est la beauté de certaines jeunesses qu’elle nous émeut presque religieusement. Si elles disparaissaient, elles manqueraient à la parure du monde. On les désire, on les croit, on les veut, immortelles.

[... ] l’esprit de Paris [...] éclatait dans ses yeux, de grands yeux qui se fixaient et s’éclairaient quand il parlait, de grands yeux bleus, vagues et lumineux pourtant, couleur de brume matineuse dans une clairière de forêt, quand le brouillard léger laisse voir les gouttes de rosée tremblantes au bout des feuilles, ou bien encore de fontaine miroitante. Soleil et azur mêlés, de grands yeux inquiétants, des points noirs et des points d’or dans leur eau pâle.

Guéhenno fut un brillant essayiste, spécialiste de Jean-Jacques Rousseau, qui confia aussi : On n’écrit pas ce qu’on veut. J’ai souvent rêvé d’écrire un roman, naturellement ! Et encore : « Il faut vous dire que je rêve toujours d’écrire des histoires, des romans. Celle-là s’appellerait Le ruban vert. » Le « ruban vert » est le nom qu’il donnait au long chemin - neuf cents kilomètres - qu’il parcourait en voiture pour se rendre de Paris à Montolieu (Aude), dans le village natal de sa première femme, Jeanne Maurel.

Le passage cité plus haut pointe l’aspiration matineuse d’écriture, et à défaut de ruban vert, Jean Guéhenno sera témoin de son temps, hanté par le souvenir de ces années où aux aspirations les plus hautes, partagées (magnifiques pages sur l’amitié) succèderont brutalement les horreurs de la Grande Guerre : cette grande erreur où nous avons gaspillé notre jeunesse et perdu nos amis », écrit-il. Le pire est qu’il a conscience que leur sacrifice n’a servi à rien : « Il faut oser dire la seule chose qu’on n’ose jamais dire, parce qu’elle fait crier d’horreur les mères, les épouses, les enfants, les amis. [ ...] Je dirai donc que cette innombrable mort fut inutile. Je dirai donc que j’ai conscience que mes amis sont morts pour rien [...]. Douze millions de morts pour rien. » [Journal d’un Homme de quarante ans ]

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Conférence n° 27

Je ne vous quitte pas sans vous avoir chanté une fois de plus merveilles de la revue Conférence, Littérature, art & philosophie. Christophe Carraud et ses amis font preuve d’une singulière endurance, pour le bonheur de leurs lecteurs. Voici le vingt-septième volume dont le sommaire est consultable sur le site entièrement rénové, de manière pertinente pratiquement et esthétiquement.

Et c’est toujours la même émotion au premier feuilletage : les reproductions d’art, ici : Hélène Garache, Yves Noblet, les poèmes : Gianni d’Elia, Jaccottet, Etienne Faure et autres textes littéraires : Louis-Combet, les grands textes : entretien avec Paul Virilio. Approche des plus subjectives, bien des parcours sont autorisés dans ces 640 pages !

L’absence de complaisance est, avec la rigueur intellectuelle, une des caractéristiques majeures de la revue qui assume ses choix : Patrick Guyon [5] pour le film de Cantet/Begaudeau ou Christophe Carraud dans un autre registre dans son hommage à Thierry Bouchard.

nisi per laborem [6]

Notes

[1] Le système de feuilletage sur écran est ici adapté ; le format poche aussi, pour relectures. L’approche psychanalytique peut en faire partie : le "roc de la castration" ! A cet égard, deux publications de format et de prix accessibles :
Autour d’un texte de Joyce Mc Dougall : L’artiste et le psychanalyste aux PUF.
Une "biographie" : Winnicott ou le choix de la solitude par Adam Phillips (eds de l’Olivier).

[2] v. les pages (105-110) de Roger Laporte dans Etudes à propos d’Espace virtuel (1974).

[3] Comme le collectif "Je te continue ma lecture" aux éditions POL, v. la recension d’Emmanuel Laugier (Matricule des Anges).
Dans Seul le renversement, (éds de l’Attente,, Michèle Cohen-Halimi témoigne du "retournement" qui s’opéra pour elle à la lecture de Claude Royet-Journoud ; v. cette recension d’Olivier Goujat, augmentée d’un post-scriptum d’Anne Malaprade.

[4] Préfaces, notes, documents iconographiques, repères biographiques, biblographiques, annexes relatives à la genèse de l’ouvrage.

[5] Pour une politique de l’esprit, Exercices pour l’école aux éditions Jérôme Millon est une des réflexions les plus denses et les plus solides, sur un sujet que l’auteur connaît bien : Inspecteur Général (Lettres) de l’Education Nationale.

[6] Ce pourrait être une autre devise de Conférence :
Transit labor, et veniet requies ; sed ad requiem non nisi per laborem.
Passe le travail, et viendra le repos ; mais au repos on n’accède que par le travail.
(Augustin, Sermon, 104.)

© Ronald Klapka _ 2 décembre 2008