lettre du 22 novembre 2007, à Martin Rueff, et à ses lecteurs
Bien cher Martin,
J’écoutais – en différé – du site de France-Culture, Gilles Tiberghien parler de son dernier ouvrage Finis Terrae ; j’étais aussi attentif à ce qu’il dirait de Luigi Pareyson, ce philosophe italien que tu as certainement lu, et auquel il m’avait brillamment donné accès dans un livre paru aux éditions de L’Eclat, avec cette hypothèse du mal en Dieu, toute dostoïevskienne, et remarquablement travaillée ; en effet Tiberghien est aujourd’hui l’éditeur de Esthétique, sous-titrée Théorie de la formativité (Rue d’Ulm), ceux qui ont lu ses ouvrages sur le Land art, la cabane, ou médité avec lui sur Le Principe de l’axolotl y seront assez naturellement portés.
Mais en fait c’est Veinstein le ramenant à son essai chez Seghers qui me fait prendre ce tour ou détour : en assumant parfaitement la tonalité ou l’intonation de ce texte, je [G. Th. et ton serviteur réunis], dirais volontiers avec Emmanuel Hocquard : « Parler sur c’est facile mais ce n’est pas intéressant. Et, pour parler de, il faut quelqu’un à qui s’adresser. Et un vrai destinataire, c’est plus difficile à trouver qu’un public » (Ma haie, p. 446).
Tu t’es trouvé naguère quelqu’un à qui t’adresser pour une correspondance en ligne, dans la personne de Tiphaine Samoyault avec laquelle tu partages une présence aux éditions Verdier, toi comme directeur de la collection Terra d’Altri, à la suite de Bernard Simeone et Philippe Renard, elle comme auteur. Vous nous avez gratifiés de quelques uns de vos échanges [1]. On aimerait souvent en rencontrer de tels, dont l’objet soit le seul qui vaille et nous préoccupe : mais pourquoi donc écrire, et au surplus de la poésie, comme si quelque …, mais quelque harmonie pré-établie comme celle que pointe par exemple votre co-présence au sein du comité de rédaction de Po&sie, y a sans doute conduit. C’est une telle parole que j’aimerais risquer aujourd’hui, pour te parler de ton travail et en rendre témoins (témoins de témoin) ceux qui sont aussi destinataires de cette lettre (tu en connais un bon nombre !) – d’ordinaire de manière impersonnelle (encore que !).
Tu viens de traduire, postfacer (douce préface d’Yves Bonnefoy, veilleur attentif) et commenter poème après poème, Ronde des convers [2] d’Eugenio de Signoribus –le site des éditions Verdier donnant avec ta précise présentation, une recension de Jean-Maurice de Montremy.
Au surplus tu vas nous le présenter, l’interroger en compagnie de Jean-Yves Masson (lui aussi grand traducteur de poésie italienne : Luzi, Mussapi, Sinisgalli etc.) dont je sais que tu t’es comme beaucoup, réjoui que ses talents poétiques aient été doublement récompensés [3].
Ce, le 4 décembre à Maison de la Recherche de l’Université Paris-Sorbonne.
La veille à l’Institut Culturel Italien. Toutes précisions étant fournies par Fabula.
Sois en très chaleureusement remercié !
Que ce me soit l’occasion de dire, comme d’une manière certaine tu auras su y conduire.
Il y a bien sûr les deux numéros de référence de Po&sie (109 & 110) : trente ans de poésie italienne (le questionnement donnant à l’ensemble plus que la stature d’une déjà fort belle anthologie, mais situant véritablement la poésie transalpine en ses contextes particuliers), puis cette sorte de repentir dans le Nouveau Recueil n° 81, occasion de faire le point (assurément éclairé) avec ton compère Jean-Patrice Courtois, de marquer synthétiquement le travail accompli, mais aussi d’interroger la poésie ici et maintenant, ce que tu déjà avais fait selon un mode fort agréable pour le lecteur dans ton livre aux éditions Comp’act. Pour preuve j’en extrais ceci :
Tout l’amour du monde. Ce que la poésie amoureuse dissimule c’est que la maîtresse la plus exigeante n’est ni la femme, ni la poésie elle-même – et que n’a-t-on dit sur leur adultère ? mais la terre elle-même en sa féminité ( ?) : le poète répond à l’appel des choses en leur donnant la parole. Il ne résiste ni à la peau du ciel, ni à la buée des nues, ni aux mains des forêts – et devant l’œil sans paupière qui toujours incendie, il se sent intimidé. (28-29)
Intimidé, sur la réserve, celle que tu décris (la puissance de ne pas dans le passage à l’acte), dans la couverture même de la revue qui a succédé à la Polygraphe chez Henri Poncet : passages à l’act …
Mais, et n’ayant pas oublié tes traductions d’Agamben (La fin du poème ! le dossier de Po&sie 117-118, nombre de livres chez Rivages) j’en viens à Eugenio, dont tu m’as souhaité la bonne lecture …
Je vais t’en donner « ma » « clé ». Je suis infiniment touché par E vero, C’est vrai :
C’est vrai,
c’est vrai, s’il y a eu une voix qui nous a appelés autrefois
et a grandi en nous, qui a fortifié les jours fermés d’attente,
elle reviendra sûrement... quand notre défense sera perdue,
quand la reddition brouillera notre vie...
Elle reviendra à l’improviste, comme d’une tanière secrète,
et le coeur lourd elle soutiendra notre séjour avant la chute
ou le retour vers le principe...
un deux trois, soleil !...
Je ne vais pas concurrencer tes savantes et précieuses notes (dont la place judicieuse invite à la relecture, ce qui est la moindre des choses eu égard à la densité de ce qui nous est proposé), je relève cependant pour ce qui est de la trente septième, et là c’est l’auteur lui-même qui écrit :
« C’est vrai » : « un, due, tre, stella » (« un deux trois soleil »). Il s’agit de l’expression que crie l’enfant qui conduit le jeu de la marelle. Les autres enfants dans son dos, dans le temps très bref où il prononce ces mots, doivent avancer et rester immobiles : celui qui se fait prendre alors qu’il bouge encore doit reculer et repartir du point où il se trouve...
Le jeu à ma connaissance est celui de la sentinelle, mais felix culpa ! la marelle se surimpose, comme image du septénaire constitué par le recueil (la marelle comporte sept niveaux jusqu’au ciel ! Elle allie gymnastique et haute spiritualité). J’aime cette voix, voie d’enfance à laquelle le poète nous ramène …
Puisque dans ta note, tu évoques une chorégraphie, et que pour conclure ton propos sur le passage à l’acte, tu en appelles aux poètes et aux danseurs, permets-moi de te dédier ce « final cut » de la Grande Fugue d’Anne Teresa de Keersmaeker (1992).
« Je le vois comme la mise en forme d’un souvenir d’enfance, de ces sautillements d’enfants sur le chemin de l’école, de ces parties de marelles dans les cours de récréation ; un souvenir moteur que les adultes n’oublient jamais vraiment et qu’un moment de joie suffit à réactiver. »
écrit Philippe Guisgand dans sa thèse sur la chorégraphe.
Avec mon meilleur souvenir donc,
[1] Note du 30 juillet 2009, cette correspondance littéraire entre MR et TS ne figure plus en ligne, sur le site des éditions Verdier
[2] Côté convers j’ajoute : ... les purs contemplatifs se trouvent parfois chez les convers appliqués aux besognes subalternes, parce qu’elles ne détournent pas leur attention..., Mauriac, Journal, 2, 1937, p. 158. (source TLF i) ce qui m’a donné souvenir d’une converse surnommée "la soeur des poules", d’où j’ajoute de ma graine, l’Idiote, qui fascinait tant De Certeau.
A lire en mémoire du marcheur blessé, l’entretien - Une autre pratique de l’inconscient - de François Dosse et de Michèle Montrelay dans Rue Descartes n° 25 (septembre 1999), qui s’attarde volontiers sur ce récit exemplaire de la destitution du sujet.
[3] Depuis, note 30 juillet 2009 : quadruplement !