Donner voix

06/05/2012 — Élisabeth Wetterwald, Mario García Torres, Martin Kippenberger, Jean-Christophe Bailly, Gilles Bonnet, François Bon, Jacques André, Alexandrine Schniewind, Jean-François Lyotard


Donner voix, donner de la voix, donner sa voix...
Le lecteur complètera.

Il pourra, éventuellement, le faire, s’il le désire, en écoutant ce qui se passe entre les livres, selon une belle formule de Pierre Pachet, livres récents ou non, appariés ou non, qui se proposent. Tressages à reprendre. Livrons, c’est le mot, ou, c’est selon — délivrons — quelques exergues à cet effet.

  Même fondée, la compréhension n’est jamais loin de la folie du sens. Surtout en analyse. « Naturellement nous comprenons, c’est ce que nous avons de commun avec les délirants. » L’important est ailleurs, au-delà et à côté. « Si vous comprenez tant mieux ! Gardez-le pour vous, l’important n’est pas de comprendre, c’est d’atteindre le vrai. » [1]

  Dans combien de films et de séries n’entend-on pas la phrase : « Je te comprends. » Au moment où l’un des deux, celui à qui cette parole s’adresse, est frappé d’un coup qui, du chagrin d’amour à la perte d’un être cher, en passant par l’annonce d’un mal irrémédiable, le bouleverse et le fait basculer dans une solitude radicale. Il quitte le monde où tout s’échange, où tout se partage, où tout le monde se comprend et où les sentiments sont bons parce que nous avons tous les mêmes. [2]

  Si Mario Garcia Torres explore la mémoire, ce n’est ni pour « sauver » le passé ni pour ériger des monuments, mais pour essayer de comprendre comment les faits se transmettent, dans quelle mesure histoires, mythes et rumeurs influent sur le présent ; c’est aussi pour construire des récits permettant de réfléchir sur l’art, sur le statut de l’artiste dans les sociétés occidentales contemporaines, sur les institutions, sur la manière dont se construit l’histoire de l’art. [3]

  Pour le dire de façon crue, seul l’esclave se demande qui il est ; l’homme libre suit celui qui l’appelle. Il suit, mais n’appartient pas à la voix qui l’appelle. L’identité, la plupart du temps, est strictement inutile et finit en paperasse ou sur le disque dur d’un quelconque ordinateur. Les gens, pour la plupart, ont rencontré ce maître, en cherchant à savoir qui ils étaient. En même temps - ce qui est extrêmement triste - ils vivent toute une vie durant sans que personne ne les appelle. Ils savent qui ils sont mais ne sont utiles à personne. Ils ignorent qu’ils sont appelés à devenir « figure ». [4]

N’en ajoutons pas d’autres. « Reprendre parole » (Vincent Delecroix) n’ira pas sans « redouter l’imposture de la langue » (Maria Gabriela Llansol)...



Mario García Torres – What Doesn’t Kill You Makes You Stronger
conférence d’Elisabeth Wetterwald

Élisabeth Wetterwald [5], conclut ainsi sa conférence, relative à la présentation des cinquante-deux diapositives de What Doesn’t Kill You Makes You Stronger une manière d’installation de Mario García Torres, et que publient pour un prix des plus modiques les Presses du réel :

« En essayant de réactiver un musée éphémère qui, on l’imagine, n’a jamais dû être très fréquenté, par une exposition qui, on le devine, n’aura pas un franc succès, Mario García Torres réactive les questions soulevées par l’existence du MoMAS : quels sont les rôles et les fonctions du musée ? à quelle condition peut-il devenir une instance de légitimation ? Alors que Kippenberger brouillait les frontières entre l’art et la vie, considérant sans doute ce musée (à court terme, du moins) comme un lieu de rassemblement estival, amical, et prétexte à diverses expérimentations (il a réalisé des plans, des maquettes, de nombreux projets qui, avec des moyens et une volonté politique auraient pu aboutir à quelque chose de concret), Mario García Torres intègre cette histoire dans ses réflexions sur le musée à l’heure de la mondialisation, sur la valeur de l’art, et sur la position (le rôle, la légitimité, le pouvoir) de l’artiste dans les sociétés occidentales contemporaines. » [6]

S’il est infiniment passionnant de découvrir dans l’espace d’une exposition un diaporama de Mario García Torres, comme ce fut récemment le cas pour What happens in Halifax Stays in Halifax [7], le petit ouvrage que l’on aura en main, pourrait lui aussi à sa manière faire partie de l’œuvre, ne pas simplement en constituer une explication — elle ne l’est, possiblement, que de surcroît, mais en revanche provoquer chez le spectateur-lecteur (auditeur) une prise de conscience artiste, faisant de l’expression art conceptuel une manière de pléonasme.

Décrivons succinctement pour une mise en appétit. Nous est offert une sorte de diptyque. Dans une première partie, comme une visite guidée de l’île de Syros (Cyclades), une vingtaine de photographies façon Office de tourisme — mais travaillées ô combien par leurs légendes, puis une bascule : la phrase de Nietzsche [8], amenée par :

The following tale is actually not an ancient one, as this narrative might suggest. / But one that could be telling about the way culture has been publicly discussed in the last decades. [Le conte qui va suivre n’est pas un conte ancien, comme ce récit pourrait le laisser supposer. / Mais un conte qui pourrait raconter la façon dont la culture a été débattue publiquement durant les dernières décennies.]

Et par la suite l’exposé en images de l’enquête sur l’utopie conçue par Martin Kippenberger [9], l’implication de Mario García Torres devenant la nôtre, au projet se substituant le méta-projet qui fait du protagoniste un de ses possibles acteurs, à la fois ni dupe ni passif, l’art étant envisagé comme une série d’expérimentations [10] s’appelant l’une l’autre.<br<

Élisabeth Wetterwald, sa conférence comme une postface [11], en quelques huit pages limpides, plus qu’elle ne commente, ou ne donne les clefs, décrit sa manière d’y être allée voir.

À suivre...


— Jean-Christophe Bailly, Phèdre en Inde

“L’Inde chante, n’oubliez pas cela, l’Inde chante.” [12]

La circonstance de la rediffusion actuelle de la lecture par son auteur de Phèdre en Inde [13] n’est pas la raison suffisante de rappeler quel beau livre a publié André Dimanche en 2002 [14], après Alain Veinstein en 1990. L’ouvrage est on ne peut plus actuel, juste cette citation de la page, en marquera les enjeux :

« L’après-midi, première rencontre avec l’équipe dans son entier.
Etrangeté de ce moment un peu solennel qui nous projette face à une trentaine de visages qui, surgis de ces rues traversées le matin, se donnent soudain si proches, sur la face arbitraire de l’expérience qui s’engage.
Ces hasards, déjà surprenants dans les productions sédentaires, ces vies inconnues brusquement présentes avec les corps qui les portent et les éparpillent, prennent dans le cas présent une dimension supplémentaire, c’est comme une densité physique que l’exotisme des costumes, des chevelures, des regards imposerait - obstacle à franchir avant de pouvoir revenir aux dimensions techniques du projet.
Désenclavé, on voit, on ne voit rien tout d’abord, puis il y a un sourire, des pieds nus, une voix, un rire, et ce qui s’enclenche alors est vraiment pur et joyeux : plongé dans cette sollicitude qui serait immanente au "contact des civilisations", du moins quand il prend cette forme de pure approche, dénuée d’arrière-pensées ». (7 août 1989)

Les réflexions qui parcourent ce Journal n’ont pas pris une ride ; bien des pages retiennent l’attention, ainsi celles relatives au récit de Théramène et à la mort de Phèdre, à l’infinie résonance :

« Si le langage est sans nul doute le "propre de l’homme", il n’est pas son abri : il faut qu’il y ait dans cette propriété une expropriation, quelque chose, un vent de loin, un vent de chose, qui ne lui appartienne aucunement. Le langage, qui est à l’homme, est pourtant plus vieux que lui : porte en lui quelque chose qui se souvient de son absence et lui survit déjà quand il meurt. La vérité la plus pure du tragique - le tragique lui-même - c’est sans doute de produire cette étrangeté comme une apparition, c’est de saisir cette dépossession au moment même où elle est convertie en destin et où ce destin est converti au silence.
Dans leur sari, les femmes avaient l’air si impuissantes, si abandonnées : c’est l’égarement des survivants qui effectue le deuil sous nos yeux. Celui qui meurt sans qu’on le sache ne meurt pas. Celui qui meurt en parlant passe la main, passe la main sous les mots pour voir de quoi ils sont faits. Le regret est alors la vision de la face brillante et légère du langage, de ce qui en lui pouvait s’en aller en s’égaillant dans le monde. La mort rabat l’homme sur lui-même et laisse la part belle à l’existence, en la stupéfiant. Ce qui dure est donné dans ce qui meurt comme ce qui a pu être frôlé - et le langage est la résonance de ce frôlement ». (14 novembre 1989)

Qu’ajouter ?


— Gilles Bonnet, François Bon, D’un monde en bascule

Avec François Bon, d’un monde en bascule [15], aux éditions La Baconnière (Chêne-Bourg, Suisse), Gilles Bonnet, réalise non seulement une très belle monographie sur un écrivain qui arpente les territoires du contemporain essentiellement là où ils se reconfigurent profondément, souvent douloureusement, mais surtout accomplit le travail de pensée d’une écriture, dans laquelle je verrais éclats certaliens [16] et différend lyotardien [17] élevés à une puissance seconde par l’outillage numérique (qui prolonge, voire se substitue à l’outillage mental, et la main chers à Leroi-Gourhan, pour inscriptions sur les parois de nos contemporaines cavernes — désormais portatives).

Un des tout premiers à s’exprimer en 1982, sur Sortie d’usine qui marqua l’irruption de François Bon sur la scène littéraire, Gérard Noiret, déclarait (je souligne) :

« Quelle que soit l’apparente similitude avec la plupart des textes contemporains (ponctuation perturbée, phrases abouchées, etc.) Sortie d’usine est le résultat d’une expérience intellectuelle radicalement différente (je ne dis pas supérieure) de celle de l’universitaire qui transforme à partir d’un savoir reçu. Ecrire est le fruit d’une lutte. À l’origine il y a le besoin de s’exprimer constamment contrarié par les transports, les bruits d’atelier, les impératifs du rendement. Il y a les mots qui s’accumulent, gangrènent dans la mémoire. Il y a les fantasmes qui empoisonnent et deviennent indissociables des sensations. Et tout, sous le poids des pressions, s’agrège, subit des métamorphoses <i<jusqu’à ce que la pensée atteigne le seuil de l’incompressible. »

Après un premier parcours de l’ouvrage de Gilles Bonnet, et tout particulièrement sa troisième partie Mondes qui se décline en Mondes possibles et Écrire numérique, il m’a paru opportun d’aller dénicher cette archive (Quinzaine littéraire n° 381, 01-11-1982), manière de "vérifier" l’impression vécue alors, à la parution du livre [18]. Je retrouve avec émotion : « expérience intellectuelle radicalement différente » — ce que corrobore le titre de l’article : Renversement de perspective. J’ajoute et c’est sans doute ce qui compte ici : l’œuvre a cheminé, imprimé sa marque telle qu’ici c’est l’universitaire qui s’est mis à son école, pour ce travail qui fera date. Même si, mais c’est plutôt un excellent signe, apporte le trouble quelque chose de l’ordre de l’hybridité : captures d’écran, liens nombreux figurant dans les notes et qu’on ne peut activer (mais on peut facilement s’en bricoler un répertoire, qui donnera de laisser emporter dans l’œuvre-web en cours), en même temps qu’analyses rhétoriques savantes, je ne résiste pas au plaisir de citer l’anaphore, figure désormais mieux identifiée, que scande Impatience, au chapitre (deux) « Le dit de l’intensité ». Ce chapitre est lui aussi un morceau de bravoure, car le travail d’analyse est ici mis au service de la sensation communiquée (tout ensemble : sensation, intelligence, écriture), je vous donne cet exemple :

Parler dans la colère, court texte inséré dans une plaquette éditée par le Centre Georges Pompidou en 1996 à l’occasion d’une exposition consacrée aux péchés capitaux, peut en effet être considéré comme un premier état de ce qui s’intitulera <i<Impatience deux ans plus tard. Or la première version fait le choix massif de l’horizontalité : les imprécations s’insinuent dans un flux d’ailleurs dominé par le motif du serpent. Minorant l’importance accordée à ce motif issu de la <i<Genèse comme de l’Apocalypse, Impatience abandonne cette sinuosité au profit du martèlement rythmique du court verset. Tout d’implacable verticalité, le nouveau texte offre un cadre d’une violence jaculatoire neuve au déferlement syntaxique qui séduit l’auteur dans Jérémie notamment.
Parler dans la colère explicite par ailleurs sa seconde dette, en multipliant les mentions d’un « chœur » tragique, qu’Impatience atténuera ou gommera. C’est qu’entre-temps Parking, dans sa section centrale à vocation métatextuelle, s’est livré à une telle revendication de sources :
Comme avant chaque démarrage de livre, j’ai relu plusieurs pièces des tragiques grecs. C’est pour moi un rituel qui date de leur découverte. [ ... ] en lisant, je recopie. Des fragments dressés droits de phrase. À partir de quoi on accepte de glisser, détacher de son propre monde un bout de phrase qui s’y emboîte."

Ceci s’appelle lire de près, et il en est de même dans les divers registres que marque la tripartition : Excès — Morts — Mondes. Si de fait se rencontrent des thèmes déjà analysés ailleurs, je songe à Rabelais rock’n’roll, Écritures cinétiques, La bascule onirique ou sur lesquels François Bon s’est lui même amplement expliqué, ce sont bien les analyses au plus près qui font la cohésion (et la cohérence) de l’ouvrage de Gilles Bonnet, en font presque le roman d’une écriture en devenir certes permanent mais dont les axes essentiels auront été fixés très tôt, au prix parfois d’images-écrans : la rupture, le nouveau, la vitesse, la menace qui sont moins des thèmes qui porteraient l’écriture que l’inverse, qui en communique l’énergie, et dont les thèmes ne sont que le combustible (il y a du Jabès chez François Bon, livre des questions, voire du Ouaknin : livre brûlé ; et Habakuk ne survient pas au hasard...). L’étudiant qui découvrira Bon, par ses livres, et avec ce livre, aura ici un bel exemple (à suivre) de lecture insistante.

Très intéressant rendez-vous que celui donné par « Écrire numérique », pour un rattrapage intensif. Et de commencer par Béton (un arrêt sur images) ensuite enfiler les couloir d’erre (248-257) et entreprendre enfin Une Traversée de Buffalo [19], ce qui conduit effectivement à l’exercice de lecture inédit donnant de passer du livre-papier (objet circonscrit) au livre-web (objet ouvert), ce qui donne à l’approche textuelle l’allure des installations qui sont la marque de nombre de jeunes artistes contemporains : comment "lire" par exemple "Through somnambular laws", sans être affecté par les dispositifs mis en œuvre, sans y revenir par le questionnement, qu’il soit littéraire, historique, ou artistique, comment habiter la "Maison" de Lili Reynaud Dewar, ou encore une œuvre telle "The Hands Of A Clock, Even When Out Of Order, Must Know And Let The Dumbest Little Watch Know Where They Stand, Otherwise Neither Is A Dial But Only A White Face With A Trick Mustache" d’Emily Wardill [20], sans surtout mettre en jeu, textualité, hypertextualité, et last but not least extra-textualité qui apparait comme l’une des marques de l’écriture qui use des outils numériques.

Bascule, tout comme monde ou encore friction et quelques autres sont des mots (de longue date) du vocabulaire qu’affectionne François Bon, et Gilles Bonnet a sans doute eu raison de retenir "D’un monde en bascule" pour alerter son lecteur. Le second rabat précise bien ce qu’il en est, pour ce qui est de l’écriture. Retenons cet essentiel, à inscrire sur les tablettes :

« Écrire la bascule signifie ainsi se laisser aspirer par le vide de l’ancien, au moment où le nouveau tente de l’investir, puis en bâtir une structure tuilée qui puisse supporter l’œuvre et le monde appelé à y résonner. De la fin à la bascule, la nuance n’est pas que de lexique : écrire la bascule d’un monde, c’est maintenir le texte ouvert contre la tentation de la nostalgie, l’astreindre sans cesse à la véhémence jusqu’à l’incantation, rageuse parfois, de se savoir quête vive car vaine. Aussi la bascule dans l’œuvre de François Bon a-t-elle à voir avec la légitimité illégitime de la littérature comme geste tendant à la maîtrise et à la déprise du monde ou du sujet.

Ce n’est qu’en déséquilibre, entre fixé et effondré, que l’acte d’écrire prend sens. Seule une telle instabilité, source d’une constante invention de formes, dote l’écriture d’une densité neuve, tissée d’urgence, d’aléatoire et d’irrémédiable ».

En somme, écrire, atelier ouvert...


— Jacques André, Alexandrine Schniewind (dir.), Comprendre en psychanalyse

La collection « Petite bibliothèque de psychanalyse » aux PUF, rassemble régulièrement des textes issus de Journées sur des thèmes réunissant psychanalystes, universitaires, écrivains, philosophes. Comprendre en psychanalyse n’échappe pas à cette règle : Jacques André précise qu’il s’agit du dernier temps d’un dialogue commencé depuis quelques années avec Alexandrine Schniewind dans le cadre d’une recherche universitaire dont le point de départ fut la Verständigung, le « se faire comprendre » que Freud place au principe de la première rencontre humaine.
La contribution de François Richard en exprime limpidement la teneur, dès les premières phrases de sa communication :

« La découverte faite par Freud, en 1895, de la rencontre entre d’un côté l’infans en état de désaide et de détresse (Hilflösigkeit) et de l’autre côté le Nebenmensch, « l’être-humain-proche », est tout sauf simple (elle inclut en effet d’emblée la dimension de la tiercéité). La rencontre entre les deux protagonistes de la situation analysante ne se laisse pas réduire à une intersubjectivité facile puisqu’il apparaît que la différenciation doit parfois en passer par une phase d’indifférenciation et, tout aussi surprenant cela puisse-t-il être, comprendre en passer par ne pas comprendre » [21].

Thématique explorée par des analystes dont reviennent souvent les noms [22] dans la collection dirigée par Jacques André et Jean Laplanche, ce qui procure au fil du temps le sentiment d’avoir affaire à une revue, et de participer d’une pensée en train de se constituer, enracinée dans les textes et les auteurs fondateurs, leur réexamen au regard du monde qui change, la relance d’hypothèses, destinées et c’est spécialement le cas ici, à dissiper des malentendus, sans doute renaissants, et parfois fondamentaux : intersubjectivité, empathie, lecture des pensées etc.

À cet égard la contribution d’Alexandrine Schniewind, la plus substantielle, près de la moitié du volume, met en lumière ce que permet l’allemand, la différence entre (se) comprendre : verstehen et (se) faire comprendre : verständigen. L’exergue emprunté à Mandelstam (« De l’interlocuteur ») donne d’entendre : « de la distance, il faut s’en soucier ».

Celle que permet cette très belle étude, que pourra également aborder avec profit le lecteur profane, avec notamment l’examen de diverses correspondances de Freud, et une attention plus particulièrement donnée au texte de L’Esquisse et à la difficulté, pour Freud lui-même initialement (correspondance avec Jung), de démêler dissymétrie/réciprocité — Laurence Kahn dans le même registre, en appelant à La question de l’analyse profane, et rappelant avec Dora la gifle (salutaire) de la rupture.


— Jean-François Lyotard, Pourquoi philosopher ?

On aura le mouvement des quatre leçons de propédeutique données à la Sorbonne en 1964 par Jean-François Lyotard, publiées aujourd’hui [23], avec cette reprise au début de la dernière d’entre elles :

« Dans la première des quatre leçons qui s’achèvent aujourd’hui, nous avons essayé d’établir que la philosophie appartient au désir autant que n’importe quoi peut appartenir au désir, qu’elle n’est pas d’une autre nature que n’importe quelle passion « simple », mais seulement ce désir, cette passion qui s’infléchit sur soi, se réfléchit - ce désir, en somme, qui se désire. Dans la deuxième leçon nous avons vu que vouloir chercher une origine de la philosophie est une entreprise un peu vaine, parce que le manque dont nous souffrons, et qui suscite la philosophie - la perte de l’unité - n’est pas passé, n’est pas autrefois, mais cette fois-ci, et encore, c’est-à-dire ne cesse de se répéter - qu’ainsi la philosophie a son origine avec elle-même, et qu’elle est en cela histoire. Dans la troisième leçon, nous avons examiné ce que peut être la parole philosophique, et nous avons conclu qu’au total cette parole ne peut pas se refermer dans un discours cohérent et suffisant (nous avions illustré cette impossibilité sur l’exemple d’un dictionnaire), mais qu’elle est toujours en deçà de ce qu’elle veut dire, qu’elle n’en dit pas assez - et aussi au-delà, qu’elle en dit trop -, et enfin qu’elle le sait. Si nous ramassons tout cela à présent dans une même brassée, il va falloir que nous concluions que décidément philosopher ne sert à rien, ne mène à rien, puisque c’est un discours qui ne dépose jamais ses conclusions définitives, puisque c’est un désir qui traîne indéfiniment avec soi son origine, un manque qu’il ne peut jamais combler » (89-90).

La conclusion : « Attester la présence du manque par notre parole ». Et : « En vérité, comment ne pas philosopher ? » demeure viatique pour celles et ceux qui s’attellent à cette tâche. (109)

Chargée d’introduire cet inédit, Corinne Enaudeau, la fille du philosophe, qui enseigne elle-même cette discipline en classes préparatoires, insiste sur la première des deux phrases de conclusion :

C’est « l’enfance par laquelle le monde nous investit », la blessure d’être saisi par lui qui fait parler le philosophe, qui lui donne cette « force passive » d’attester un sens déjà là, un sens lacunaire qui rend son discours inachevé et, par là, vrai. Parce que le monde empiète sur nous, la parole peut empiéter sur lui en l’exprimant, et l’action en le transformant. On philosophe parce qu’on est exposé au monde et qu’on a « la responsabilité de nommer ce qui doit être dit et fait ». (14-15)

« Enfance », écrit-elle (p. 11), restera le nom sous lequel Lyotard repense durant plus de trente ans l’exposition à un saisissement brutal qui sape la parole et la réclame pourtant. Aussi la conclusion de la première leçon, Pourquoi désirer ? : « Philosopher est obéir pleinement au mouvement du désir, être compris en lui, et en même temps tenter de le comprendre sans sortir de son cours. » (p. 41), n’est pas loin de nous ramener à la question du (se) comprendre évoquée plus haut, et lire ensemble les deux petits livres, donne de pointer les analogies et les différences des disciplines respectives, au moins leur mouvement propre, et en quoi elles peuvent s’étayer mutuellement.

© Ronald Klapka _ 6 mai 2012

[1Patrick Guyomard cite Jacques Lacan. Ajoutons avec lui :

Le vrai, c’est à la fois ce qui a du mal à se dire, ne se dit souvent qu’à demi-mot, mais surtout la part du sujet en analyse. Part qui lui appartient, part de son désir, part qui lui reste à dire, part aussi qu’il est seul à pouvoir dire. La main tendue de la compréhension profonde, celle de l’interprétation qui ouvre, laisse toute sa place à ce que l’autre en fera. « Ce qu’il y a de plus important à comprendre dans le monde de l’analysé, c’est ce qui est au-delà de cette demande », « c’est la marge de l’incompréhensible qui est celle du désir. »
[...]
  Entendre est plus important que comprendre. Être entendu, l’avoir été, être écouté devient plus important qu’avoir été compris. L’analyse y conduit. Elle est aussi une épreuve de l’incompréhension, celle de soi-même, du transfert et aussi de l’autre. Que chacun laisse une place à l’incompris qu’il est, fût-ce de lui-même, n’est-ce pas la seule voie qui puisse mener à la capacité d’être seul, comme à l’inconnu du désir ?
« Je vous ai compris », in Comprendre en psychanalyse, PUF, 2012, p. 140.

[2Patrick Guyomard, « Je vous ai compris », art. cit., p. 136.

[3Élisabeth Wetterwald, conférence sur What Doesn’t Kill You Makes You Stronger installation de Mario García Torres, Collection Conférences, FRAC Franche-Comté, distribué par les Presses du réel.

[4Et de remémorer « l’espace vocatif du texte » :
« Pour le dire de façon crue, seul l’esclave se demande qui il est ; l’homme libre suit celui qui l’appelle. Il suit, mais n’appartient pas à la voix qui l’appelle. L’identité, la plupart du temps, est strictement inutile et finit en paperasse ou sur le disque dur d’un quelconque ordinateur. Les gens, pour la plupart, ont rencontré ce maître, en cherchant à savoir qui ils étaient. En même temps - ce qui est extrêmement triste - ils vivent toute une vie durant sans que personne ne les appelle. Ils savent qui ils sont mais ne sont utiles à personne. Ils ignorent qu’ils sont appelés à devenir « figure ». Mais s’ils « émigrent » dans l’espace vocatif du texte, ils rencontreront des formes ou graphies sur lesquelles s’appuyer, des jeux où ils souhaiteront intervenir, des points voraces qui les attireront, des Chimères par lesquelles ils devront passer [...]. Dans le texte, celles-ci ou d’autres apparaissent, chacune avec sa graphie propre. Et elles se métamorphosent en la façon dont elles s’écrivent. » Maria Gabriela Llansol, L’espace édénique, Pagine d’arte.

[5Le travail d’Élisabeth Wetterwald, a fait l’objet de cette présentation.

[6What Doesn’t Kill You Makes You Stronger, op. cit., p. 68.

[7L’œuvre a été présentée récemment dans l’exposition Prospective XXI° siècle au Plateau (FRAC Île de France), elle le fut à la Biennale de Venise en 2007.
L’artiste enquête sur une œuvre tenue secrète, conceptuelle, sans réalité matérielle, n’existant qu’entre quelques étudiants du Nova Scotia College of Art and Design de Halifax, sur l’initiative quelques trente ans plus tôt, de Robert Barry.
Les noms, de Borges, Blanchot, Perec (celui de W, des Récits de Ellis Island), Derrida (« On ne saura jamais depuis quel secret j’écris »), voire Quignard (la mise au silence) viennent spontanément à l’esprit pour évoquer cette mise en œuvre d’un désœuvrement, œuvre secrète dont le secret et le désœuvrement produisent l’œuvre-même ! Cette recension : Mario Garcia Torres : A Fascination with Nothingness pourra en suggérer l’idée, voir/vivre l’œuvre — la projection d’une cinquantaine de diapositives en noir et blanc, sous-titrées — est une expérience irremplaçable (et ineffaçable).

[8« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », est extrait du Crépuscule des idoles de Nietzsche.

[9Martin Kippenberger, portrait, Mamco ; juste une image : The Happy End of Franz Kafka´s “Amerika”.

[10Élisabeth Wetterwald, What Doesn’t Kill You Makes You Stronger, p. 61.

[11Le FRAC de Franche-Comté, donne au téléchargement, le document d’accompagnement à destination des enseignants, très utile pour la traduction et le commentaire des diapositives.

[12Henri Michaux, Un barbare en Asie.

[13Émission Fictions du 30/04 au 04/05/2012. À lire, cette recension d’Emmanuel Laugier, notamment : « Toucher la basse continue du silence de Phèdre, alors transformé, pour cette occasion, en des sortes de "briques de mots" (selon les schémas métriques des premiers textes sacrés de l’Inde), sera toute l’affaire de ces voyages, la lente imprégnation qu’ils exigeront de leurs différents protagonistes, nos deux Occidentaux, mais aussi toute cette troupe pour qui il faudra que ces noms de femmes (Périgonné, Ariane, Antiope, Phèdre, Hélène) résonnent vraiment ».

[14La quatrième dit :
En janvier 1990, Phèdre fut créée à Bhopal, en Inde, par la troupe du Rangmandal Bharat Bhavan, dans une mise en scène de Georges Lavaudant.
Associé dès le départ à cette expérience singulière de translation, Jean-Christophe Bailly la relate sous la forme d’un journal de bord qui tresse ensemble la découverte de l’Inde et la fabrication du spectacle, tout se passant comme si les deux enjeux se rejoignaient. Au jour le jour, à travers des réflexions sur le tragique, la langue, la traduction, la religion, à travers aussi l’évocation constante du paysage et de ceux qui y vivent, se configure un livre qui tente de pénétrer en douceur la frange extensible du contact entre les civilisations.

Au Journal (11 mai 1989 -16 janvier 1990) publié par Alain Veinstein, se sont ajoutées quelques pages d’un second journal, à l’occasion d’un retour en Inde en novembre 1991 ; la réédition aura été aussi l’occasion d’ajouter quelques commentaires (en italiques) résultant de dix années de distance prises.

[15Gilles Bonnet, François Bon, d’un monde en bascule, aux éditions La Baconnière, 2012.
Cette belle étude aura été précédée de celle de Dominique Viart, chez Bordas, en 2008, du colloque du CIEREC : François Bon, éclats de réalité, en 2007, sous la direciton de Dominique Viart et Jean-Bernard Vray, publication 2010.

[16Fragmentation et braconnage culturel, ruptures instauratrices, chez Michel de Certeau.

[17François Bon suivit les cours de Jean-François Lyotard à Vincennes.

[18Quelle année aux éditions de Minuit, dont à l’époque le catalogue parvenait par la poste.

[19
— Pour Béton, aller sur Youtube, lire pp. 224-226 (ou l’inverse).
— Pour erre, précieuses sont les explications de Gilles Bonnet, expérimenter le déplacement le prouvera.
— Quant à la Traversée de Buffalo, on peut l’entreprendre à partir d’ici.

Et, incontournablement, apéritivement, ces "bonnes feuilles" sur tierslivre.net.

[20Installations respectivement, au Plateau, à Grenoble, conduit au Magasin par Éric Loret, enfin au FRAC Champagne-Ardenne.

[21François Richard, Quand « comprendre » en passe par ne pas comprendre. Le transfert sur l’interlocuteur, p. 111.

[22Jacques André, Alexandrine Schniewind (dir.),Comprendre en psychanalyse, PUF, 2012.

[23Jean-François Lyotard, Pourquoi philosopher ?, PUF, 2012, avec de (trop) nombreuses et surprenantes coquilles.